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Ekaterina Kurbangaleeva : « Dans trois à cinq ans, la Russie sera méconnaissable »

Ekaterina Kurbangaleeva : « Dans trois à cinq ans, la Russie sera méconnaissable »

Ekaterina Kurbangaleeva n’a pas poussé la porte de son appartement moscovite depuis janvier 2022. Partie avec sa famille pour un séjour qu’elle pensait durer quelques semaines aux Etats-Unis, la politologue russe a assisté devant sa télévision sur CNN aux premiers bombardements de l’armée de Vladimir Poutine en Ukraine, le 24 février de la même année. Elle n’a jamais remis les pieds dans son pays. Aujourd’hui chercheuse invitée à l’Université George-Washington, elle poursuit son analyse politique de la Russie, un pays « en voie de soviétisation ». « Dans trois à cinq ans, la société russe sera méconnaissable », présage-t-elle dans un entretien accordé à L’Express.

L’Express : Comment la guerre change-t-elle la Russie depuis trois ans et demi ?

Ekaterina Kurbangaleeva : J’observe des évolutions dans trois sphères : sociale, économique, et internationale. D’abord, sur le plan social, on assiste à une nouvelle mobilité sociale pour certaines catégories de la population dont la situation était jusqu’à présent peu enviable. C’est le cas des ouvriers et des employés techniques. Ils sont désormais très demandés, mieux payés, et socialement plus respectés. Il est encore trop tôt pour parler de l’émergence d’une nouvelle « classe moyenne ». Traditionnellement, celle-ci est définie par trois critères : le revenu, l’éducation et le statut social. En ce sens, la formation d’une classe moyenne nécessite au moins dix à quinze ans, voire une génération entière.

Le deuxième aspect est économique. Pendant longtemps, l’expression « malédiction pétrolière » a été utilisée pour décrire la Russie comme un pays accro aux hydrocarbures. Les régions industrielles, qui étaient sinistrées, connaissent aujourd’hui une croissance de leur production. Les immenses usines construites à l’époque soviétique ont connu un déclin progressif au cours des trois dernières décennies de la Russie moderne. Aujourd’hui, l’industrie manufacturière reprend une place significative.

La plupart de ces régions « gagnantes » sont situées en Russie centrale, autour de la Volga et dans l’Oural. Elles sont peu peuplées et l’activité économique y est très concentrée sur la défense et la construction mécanique. J’ai analysé leur développement en observant la hausse de leurs recettes fiscales entre 2021 et 2024 : + 100 % pour la Tchouvachie, + 79 % pour Smolensk, + 73 % pour l’Oudmourtie. Avant de quitter la Russie, j’ai beaucoup voyagé à travers le pays. Dans certaines régions centrales, des habitants me disaient : « Nous nous souvenons de l’époque où, à 5 heures du matin, toute la ville s’animait, les usines tournaient à plein régime. Ces dernières années, tout a changé, il n’y a plus de travail… » Les gens survivaient tant bien que mal. Aujourd’hui, la demande est revenue, et avec elle des salaires multipliés par trois ou quatre.

Le dernier bouleversement est d’ordre géopolitique : il s’agit du pivot vers l’Est. Les liens culturels et éducatifs avec l’Occident s’éteignent à toute allure. Je ne peux pas dire si ce processus est irréversible, mais il est en cours et s’accélère. Un exemple frappant est la fermeture récente des programmes de baccalauréat international, qui facilitaient l’accès des jeunes Russes aux universités occidentales après le lycée. Désormais, de plus en plus de passerelles se font vers l’Asie. Actuellement, des terminaux de transport et des entreprises axées sur le marché chinois sont en cours de construction. Par exemple, la région de l’Amour, dont le centre administratif est situé à moins d’un kilomètre de la Chine, a, selon mes calculs, quadruplé ses revenus depuis 2021. Par ailleurs, les cours de mandarin sont de plus en plus demandés.

Ces trois changements peuvent-ils durablement remodeler la société russe ?

Les opinions divergent sur cette question. Certains estiment que la Russie s’éloigne radicalement de ce qu’elle était. D’autres affirment que rien n’a changé. J’ai des amis et des connaissances restés en Russie qui racontent que leur vie n’a pas changé, qu’elle est agréable, qu’ils ne sont pas touchés par la guerre…

À la question « Êtes-vous personnellement touché par la guerre ? », 78 % des Ukrainiens répondent oui (que ce soit directement ou par des amis mobilisés, des proches réfugiés…). En Russie, seulement 16 % des personnes interrogées se disent concernées [NDLR : selon les données du projet de recherche PROPA de l’université d’Helsinki]. Ce sont deux mondes différents.

Vous avez parlé des catégories « gagnantes », celles qui profitent de l’économie de guerre. Ces groupes n’ont peut-être pas intérêt à ce que les hostilités cessent ?

Oui, bien sûr. Pour les ouvriers et employés techniques – ceux que j’appelle les « cols bleus » et les « cols gris » –, la guerre et la relance industrielle ont apporté de meilleurs salaires et une reconnaissance sociale. Ils ne sont pas nécessairement partisans de la guerre, ils ne pointent pas à tous les rassemblements patriotiques, mais leur situation sociale s’améliore et ils n’ont certainement pas envie que cela s’arrête. A l’inverse, les enseignants, les médecins ou les retraités ne bénéficient pas de ces retombées.

Ces nouvelles dynamiques peuvent-elles créer des tensions sociales ?

Pour l’heure, je vois surtout émerger des tensions entre les anciennes élites locales (bureaucrates, notables régionaux) et les soldats revenus du front. En effet, le pouvoir cherche à intégrer ces vétérans aux structures partisanes du parti de Vladimir Poutine, Russie unie. Le Kremlin veut en faire une base sociale fidèle. Cela génère une lutte souterraine avec les élites établies, qui voient leur pouvoir contesté.

Pourquoi le régime cherche-t-il à intégrer ces soldats à Russie Unie ? Un pouvoir aussi répressif en a-t-il besoin ?

C’est le souhait pressant de Vladimir Poutine. Les soldats qui reviennent du front ne retrouveront pas les revenus mirobolants qu’ils touchaient en tant que militaires. Leur avenir doit donc dépendre directement du chef de l’Etat. C’est une stratégie pour les contrôler, en faire un groupe de loyalistes et les « recycler « politiquement.

Les ouvriers qui ont vu leur niveau de vie s’améliorer sont-ils désormais plus loyaux à l’égard des autorités ?

Certainement. Ce n’est pas facile à déterminer avec précision, car les sondages en Russie ne sont pas systématiques, mais il semble que ce groupe soit en train de devenir un socle du pouvoir en place. Auparavant, la plupart d’entre eux étaient abstentionnistes ou protestataires.

Les grandes usines sont un environnement idéal pour la propagande, car les ouvriers y sont regroupés et plus faciles à encadrer. Cela rappelle les ressorts du régime soviétique, qui s’appuyait essentiellement sur le prolétariat.

Comment imaginez-vous la société russe dans cinq à dix ans ?

Il est impossible de prédire l’avenir, le risque de se tromper est trop grand ! Beaucoup espéraient, il y a deux ans, que tout rentrerait dans l’ordre rapidement. Pour ma part, je pense que dans trois à cinq ans, la société russe sera méconnaissable. Je crains que la militarisation de la société s’enracine, car elle offre des incitations économiques et du prestige social.

Par ailleurs, selon mes estimations, l’Etat contrôle désormais autour de 65 % de l’économie, contre 56 % en 2018. Les nationalisations se multiplient à un rythme effarant. La Russie replonge dans son passé soviétique.

Enfin, les autorités russes sont en train de créer un immense arsenal de surveillance de masse numérique. Lorsque j’ai dit à certaines personnes ici, aux Etats-Unis, qu’il était désormais possible de passer les tourniquets du métro de Moscou en montrant simplement son visage, elles ont été surprises. Quand les autorités disposent d’énormes bases de données de reconnaissance faciale numérique, de moyens de suivi de l’activité sur Internet et du rouble numérique, contrôler la population devient une tâche routinière.

On entend souvent que la population est passive, « zombifiée » par la propagande. Mais vous décrivez un contrôle de plus en plus massif de la population, qu’il s’agisse des soldats de retour du front, des entreprises, ou du grand public. Est-ce seulement la paranoïa d’un régime autoritaire ou une vraie inquiétude du pouvoir en place ?

Les deux. A l’heure actuelle, les autorités russes semblent inébranlables. Elles comptent sur le soutien de la majorité. Ce soutien est réel, et n’est pas dû qu’à la propagande. Il est également lié à des incitations économiques très importantes offertes à de vastes catégories de gens. Et encore une fois, la majorité des Russes ne subit pas directement les affres de la guerre.

Mais la grande force de Poutine peut aussi être une grande faiblesse. L’histoire russe a montré combien la loyauté des masses peut changer radicalement. Les autorités le savent et ont tiré des leçons du passé.

Le Kremlin ne se préoccupe pas vraiment du soutien des élites, car ces dernières sont généralement dévouées aux dirigeants russes. A l’heure actuelle, elles n’ont pas d’autre choix, elles ne peuvent pas se réfugier dans les pays occidentaux, car cette voie leur est fermée. Que leur reste-t-il donc ? Déménager dans les pays du tiers-monde ? Ce n’est pas une option pour elles.

En revanche, le soutien du peuple est très capricieux. Aujourd’hui, il est votre partisan, votre admirateur et votre fan, mais demain, il peut descendre dans la rue.

Peut-on parler d’un début de « crise pétrolière » avec les frappes ukrainiennes contre les raffineries et les files d’attente dans certaines stations-service russes ?

Pas encore. La pénurie de carburant est ponctuelle et régionale, elle ne touche pas la majorité de la population. Pour l’instant, ce n’est pas un problème dans le centre de la Russie. De plus, la Russie a temporairement gelé ses exportations d’essence. Toutefois, les frappes de l’Ukraine contre ces raffineries ont probablement un impact sur la capacité de la Russie à poursuivre la guerre, car l’approvisionnement en carburant est essentiel pour l’armée.



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Author : Charlotte Lalanne

Publish date : 2025-09-07 06:45:00

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