« Dans le monde des hommes les arguments de justice n’ont de poids que si les forces des adversaires sont égales, écrivait Thucydide. Dans le cas contraire, les plus forts tirent tout le parti possible de leur puissance et les plus faibles n’ont qu’à s’incliner. » Les dirigeants d’entreprises seraient bien inspirés d’avoir toujours à portée de main un exemplaire de La guerre du Péloponnèse.
Nos temps sauvages rendent sa lecture bien plus instructive que celle des manuels de management. Le risque géopolitique s’impose à l’agenda. L’heure des prédateurs, selon l’expression de Giuliano da Empoli, a sonné. Les « néo-empires » (russe, chinois, indien, turque iranien) contre-attaquent. Donald Trump déclare la guerre commerciale. Prise en étau, l’Europe chancelle.
Ces chocs bouleversent les marchés et les chaînes de valeur. Toutes les entreprises en ont déjà subi les conséquences : hausse du prix des matières et de l’énergie, ruptures d’approvisionnement, cyberattaques… Mais leurs dirigeants ont-ils pris la mesure de ce grand basculement ? L’ont-ils suffisamment intégré dans leurs plans d’action ? Leurs managers sont-ils formés pour l’affronter ?
Non, s’il en croit le premier baromètre Géopolitique et Business de l’Essec, réalisé par OpinionWay, et dont L’Express est partenaire. Notre journal a en effet placé depuis longtemps la géopolitique au cœur de son traitement de l’actualité. Chaque jour, nous offrons un haut niveau d’expertise internationale à nos lecteurs.
La sidération, l’inquiétude et l’impuissance
« Avec cet outil, la célèbre école de commerce veut créer un point de repère pour comprendre la perception des risques géopolitiques par les dirigeants d’entreprise, et la stratégie qu’ils adoptent pour rester compétitifs dans un environnement international toujours plus brutal, plus complexe et plus incertain », selon son directeur général Vincenzo Vinzi.
L’Essec a développé une grande expertise dans ce domaine grâce à son Institut Géopolitique & Business regroupant trois centres de recherches reconnus : Irene pour la Négociation et Médiation, une référence depuis 1996 en matière de résolution des conflits et de diplomatie ; le Centre européen de droit et d’économie (2008), et le Centre géopolitique, Défense et Leadership (2021).
Le co-directeur académique de l’Institut, Aurélien Colson, souligne l’originalité de son baromètre : « Les études existantes sont focalisées sur les très grandes entreprises. Notre outil est élaboré à partir d’un échantillon bien plus représentatif du tissu économique français. » Cent membres de comités directeurs ou de comités exécutifs d’entreprises de plus de 250 salariés ou plus ont participé à cette enquête. 50 % exercent dans le secteur des services, 31 % dans l’industrie et de la construction, et 19 % dans le commerce.
Les sentiments qui prédominent chez eux ? La sidération, l’inquiétude et l’impuissance. Notamment chez les dirigeants d’ETI. Une majorité des sondés adopte une posture attentiste. 49 % considèrent le risque géopolitique comme secondaire ou marginal dans la réflexion stratégique de leur entreprise. 6 % seulement des managers interrogés se disent déjà engagés dans une transformation.
« Nous sommes entrés dans la post-mondialisation »
« Nous vivons un moment de bascule, dont les dirigeants n’ont pas encore pris toute la mesure, note Aurélien Colson : nous sommes entrés dans la post-mondialisation. L’erreur consiste à croire que nous traversons une crise comme il y en a eu d’autres. Rien de plus faux. On ne reviendra jamais au « business as usual« .
La guerre commerciale déclenchée par Donald Trump apparaît comme le risque le plus préoccupant (30 %), devant la perte de souveraineté sur les données (17 %). La guerre en Ukraine (13 %) et la menace russe sur l’Europe (8 %) viennent après. 8 % s’inquiètent du conflit entre Israël et l’Iran et 4 % des tensions dans le détroit de Taïwan.
Les menaces qu’y exerce la Chine constituent aux yeux d’Aurélien Colson le risque le plus sous-estimé. « 80 % des produits à destination et en provenance d’Asie du Nord-Est transitent par le détroit de Taïwan », rappelle-t-il en citant une étude de Bloomberg (2024) indiquant qu’une guerre entre les deux pays coûterait dix points de PIB mondial (en cumulant les restrictions sur les semi-conducteurs, le commerce et la finance).
Le temps n’est plus à l’attentisme. « Pour les entreprises, la géopolitique représente la même révolution que la transition écologique et la révolution de l’IA », remarque Thomas Friang, le directeur exécutif de l’Institut Géopolitique & Business. Un chiffre du baromètre l’a frappé » 27 % des dirigeants interrogés déclarent ne pas s’informer dans ce domaine. Or, la culture géopolitique n’est pas un luxe dans ce monde. C’est le nouveau game changer de la compétitivité ». Pourtant, la demande d’explications est forte chez les dirigeants. Mais le discours politique sur « l’économie de guerre » est jugé confus par 52 % des managers, et anxiogène à 42 %.
« Culture de la vigilance »
L’institut recommande aux entreprises d’accélérer leur préparation, sans attendre que le politique les y incite. Il y a urgence à développer en interne des compétences spécifiques et d’acquérir une « culture de la vigilance. « Ce n’est pas parce que vous recrutez un ancien premier Ministre et que vous avez un bon avocat international que vous allez comprendre le nouveau monde », souligne Thomas Friang.
Et de lancer une invitation à tous les dirigeants « qui ne veulent pas subir la menace ». L’Essec va créer à leur intention un club exécutif pour réfléchir avec des responsables publics et des professeurs-chercheurs aux conséquences de la post-mondialisation sur les fonctions de l’entreprise. Parallèlement, l’école souhaite développer un « véritable référentiel de compétences » en ouvrant un nouveau champ académique. Forte de son implantation à Rabat et à Singapour, elle ambitionne de nouer un dialogue tricontinental sur ces enjeux ».
« Un bon chef d’entreprise, estime Aurélien Colson, doit être capable de résister au confort de ses certitudes ». Or, celles sur lesquelles reposait le monde d’après la chute du mur de Berlin s’effondrent les unes après les autres. « La période la plus prospère de l’humanité est terminée », annonce même dans L’Express Tina Fordham, ancienne analyste politique à Wall Street chez Citigroup. Les jours de tempête, il est bon de se tourner vers Churchill, qui disait : « Si vous traversez l’enfer, continuez ».
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Author : Sébastien Le Fol
Publish date : 2025-09-07 17:00:00
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