« La France me fait penser à la Vienne de 1913 que dépeint Stefan Zweig dans Le Monde d’hier » nous explique d’emblée David McWilliams, qui rentre d’un week-end sur l’île de Ré et a été frappé par « le spectacle de la bourgeoisie française sirotant son champagne, à 24 heures de la chute du gouvernement. Quand on connaît la réalité de la crise budgétaire que traverse le pays, ce contraste était saisissant ». Faut-il comprendre que la catastrophe est proche ? Pour cet économiste irlandais, auteur du best-seller Money, A Story of Humanity (2024) et chroniqueur au Irish Times, la société française danse sur un volcan, alors même qu’elle traverse un moment charnière de son histoire. Selon lui, le scénario d’un défaut de paiement, surtout en cas d’arrivée au pouvoir de l’extrême droite, n’est pas à exclure. « Des pays économiquement puissants peuvent basculer, il suffit de deux ou trois mauvaises décisions pour créer le chaos » assure-t-il. Entretien.
L’Express : François Bayrou a, comme prévu, perdu son vote de confiance, et ce mercredi 10 septembre, la France connaît un mouvement de protestation. Le pays semble plus ingouvernable que jamais. Pourtant, écrivez-vous dans The Irish Times, la France n’a jamais eu autant besoin de décisions courageuses et difficiles…
David McWilliams : Il y a quelques années, j’étais économiste en charge de la France à la banque UBS, et je travaillais aussi pour BNP Paribas. J’ai donc un peu d’expérience sur l’économie et la société française. J’ai toujours été intrigué par la manière dont les Français peuvent se convaincre qu’ils vivent dans un pays catastrophique, alors que tous les grands indicateurs objectifs montrent qu’en réalité, ils vivent dans l’un des meilleurs pays au monde. Pour quelqu’un qui n’est pas Français, ce paradoxe est assez difficile à appréhender.
Le problème de la France, c’est son ratio dette/PIB. Dans le débat public, on parle presque toujours de la dette publique. Mais ce qui compte, c’est l’endettement global du pays : dette publique, dette du secteur privé, et dette des entreprises non financières. Et là, la France a le deuxième plus haut niveau d’endettement au monde, environ 317 %, selon la Banque des règlements internationaux. Donc quand les taux d’intérêt augmentent, ce niveau global de dette devient très problématique.
A mes yeux, la France a donc besoin d’un gouvernement qui prenne des décisions. Pierre Mendès France disait que gouverner, c’est choisir. Il est temps, pour la France, de choisir. Au contraire, ce à quoi on assiste ces dernières semaines, c’est une France en pleine crise d’adolescence : on veut tout, tout le temps, sans jamais tenir compte de la réalité économique.
Et le pire, c’est que les 44 milliards de coupes annoncées, à l’origine de « Bloquons tout », sont insignifiantes au regard de la situation. Ce qu’il faudrait, c’est adopter dès maintenant une stratégie de redressement sur vingt ans. Mais pour cela, il faut quitter les postures et l’opportunisme, et faire de la vraie politique, en responsabilité.
Si je dis tout cela, c’est parce que j’aime profondément la France, sa culture, sa langue, son esprit. Surtout, c’est un pays absolument essentiel à la bonne santé de l’Union européenne. En Europe, personne n’a intérêt à voir la France couler. Je n’adhère pas du tout à ce réflexe anglo-saxon qui consiste à prendre plaisir à rabaisser la France. A Londres, il y a quelques années, on disait déjà que la France n’était qu’à une mauvaise décision d’un défaut de paiement. Ce n’était pas vrai à l’époque, et ça ne l’est pas plus aujourd’hui. Mais il faut tout de même regarder l’arithmétique budgétaire en face, et admettre que le temps des choix est venu.
Or, les alternatives proposées, qu’elles viennent du centre, de la gauche radicale ou de la droite nationaliste, sont loin d’être rassurantes : plus de protectionnisme, moins d’impôts, plus de prestations sociales… Dans un contexte de croissance économique anémique, c’est une équation impossible.
A quoi ressemblerait un véritable programme de réformes à la hauteur des enjeux ?
Déjà, il faut dire ce qui n’est pas possible. C’est une absurdité totale de croire qu’une population qui vit désormais jusqu’à 80 ans en relativement bonne santé, puisse se permettre de partir à la retraite à 60 ans. Quel immense gâchis de talents, quand on sait que dans une économie de services comme celle de la France, les individus sont encore en pleine possession de leurs capacités au début de la soixantaine.
Le modèle défendu par certain est celui d’une France remplie d’ouvriers agricoles et de mineurs. Sauf qu’aujourd’hui, la majorité des travailleurs français est dans des bureaux. Il faut donc faire évoluer le modèle social français. Je suis aussi très marqué, à chacun de mes séjours en France, par le déséquilibre intergénérationnel. D’un côté, on voit l’émergence d’une classe très aisée, des actifs en fin de carrière et des retraités. De l’autre, des amis français de mes enfants n’arrivent pas à quitter le domicile parental, peinent à trouver un emploi et enchaînent des stages non ou mal rémunérés.
En anglais, il y a une expression, les « bed blockers », pour désigner les patients qui occupent un lit à l’hôpital sans nécessité médicale réelle. C’est exactement ce que fait la classe moyenne d’âge mûr, en France, en bloquant les réformes.
Il n’y a pas d’austérité en France !
Vous appelez à une remise en cause du modèle social français. Pourtant, le mouvement « Bloquons tout » s’oppose à tout plan d’austérité…
Mais c’est faux ! Il n’y a pas d’austérité, le déficit public français est à 5 % du PIB… L’austérité, c’est quand on économise 5 % du PIB par an, pas quand on les dépense. Les Irlandais pourraient expliquer aux Français ce qu’est une vraie politique d’austérité… Mais ce qu’on voit en France, et ce que proposait le gouvernement de l’ancien Premier ministre François Bayrou, ça n’est pas de l’austérité. C’est absurde de l’appeler ainsi.
La France est un pays riche, avec un taux d’épargne très élevé. On pourrait réorienter la détention d’actifs français qui sont aujourd’hui aux mains d’investisseurs étrangers vers des détenteurs français. Cela permettrait, en quelque sorte, d’arrimer la bourgeoisie française à la prospérité du pays, et de transférer une partie de la richesse de l’Etat vers le secteur privé. C’est un exemple parmi d’autres de mesures simples, qui pourraient être mises en œuvre rapidement, et qui peuvent d’ailleurs être présentées dans l’esprit républicain français d’égalité, de liberté et de fraternité, et non comme une mesure néolibérale à l’anglo-saxonne, qui est un véritable repoussoir en France.
La France a énormément d’atouts. Il suffit de regarder les entreprises du CAC 40, elles sont brillantes. Il faudrait simplement insuffler un peu de ce dynamisme au secteur public.
Certains, notamment à gauche, estiment que la dette n’est pas un problème. Vous, au contraire, écrivez que le scénario d’une faillite n’est pas non plus improbable…
J’habite dans un pays qui a déjà fait faillite, et plus d’une fois. Il suffit que les investisseurs cessent d’acheter votre dette, qu’ils disent « non », et que les taux d’intérêts s’envolent. C’est un schéma qu’on a vu se reproduire en Italie, en Grèce… Donc le scénario d’une faillite peut arriver.
Le problème qu’ont les pays de la zone euro, comme l’Irlande et la France, c’est qu’ils n’impriment pas leur propre monnaie. Cela signifie qu’en cas de crise, l’option qui existait dans les années 1980, celle que Mitterrand envisageait – s’en sortir par l’inflation – n’existe plus.
A nouveau, il suffit de regarder les chiffres. Si l’endettement total du pays (public et privé) approche les 300 % du PIB, avec des taux d’intérêt à 3,5 %, pas besoin d’être un génie pour comprendre que si le taux de croissance est plus faible, alors la dette augmente mécaniquement. C’est exactement la situation dans laquelle se trouve la France aujourd’hui.
Jusqu’ici, on est toujours parti du principe que la Banque centrale européenne (BCE) viendrait, en dernier ressort, sauver le pays, comme elle l’a fait en Italie, en Espagne, au Portugal, en Irlande. Ce soutien, cette idée d’un destin commun, faisait partie intégrante de la construction européenne, et jusqu’à présent, la BCE et les élites de Bercy ou du Quai d’Orsay allaient dans le même sens.
Les prochaines semaines et les prochains mois seront cruciaux pour la France
Mais que se passerait-il si un gouvernement ouvertement antieuropéen, comme un gouvernement dirigé par Marine le Pen, par exemple, arrivait au pouvoir ? Pourquoi la BCE irait-elle acheter des obligations d’un Etat qui agit délibérément contre l’Europe ? Si les détenteurs d’actifs français se rendent compte que l’assurance d’un sauvetage en dernier recours par la BCE n’est plus aussi certaine, la situation peut vite dégénérer.
C’est pour cette raison que les prochaines semaines et les prochains mois seront cruciaux pour la France. Si le centre ne parvient pas à faire émerger une candidature crédible contre les populismes de droite et de gauche, alors les inquiétudes vont monter partout en Europe. Parce qu’avec Mélenchon ou le Pen, l’architecture bâtie sous Jacques Delors, prolongée par Mario Draghi, qui permettait à la BCE de soutenir les dettes souveraines, risquerait de se fissurer, voire de s’effondrer.
Que vous inspire le décalage entre la réalité de la situation budgétaire de la France, et les revendications du mouvement « Bloquons tout » pour plus d’Etat-providence ?
L’un des moments les plus marquants, à mes yeux, de l’histoire économique française ces soixante dernières années, est le tournant de la rigueur de Mitterrand, en 1983. L’Etat-providence à la française s’est heurté de plein fouet au pragmatisme imposé par l’ancrage monétaire avec l’Allemagne. Depuis, ce lien n’a cessé de se resserrer. Et pourtant, une partie importante de la population française continue de croire qu’on peut tout avoir : moins d’heures de travail, plus de protection sociale.
Cette manière de voir le travail est étrange, car on le réduit à une contrainte, une sorte de machine à broyer. On en vient inévitablement à pénaliser ceux qui veulent travailler plus. Mais en réduisant le travailleur à un rouage industriel, on envoie un message destructeur au reste de la société, alors même que la véritable force de la France réside dans ses entrepreneurs et leur capacité à innover. C’est ce potentiel-là qu’il faut libérer. La French Tech, par exemple, est perçue comme un des secteurs les plus dynamiques et innovants en Europe. La France est pleine d’atouts qui ne demandent qu’à être libérés.
On imagine donc que vous êtes très critique des solutions avancées par la gauche radicale…
Oui, je ne comprends pas cette idée de tout bloquer, de vouloir la tête du Premier ministre, puis de son successeur, et enfin du président… Avec cette logique, je ne serais pas étonné que la France aille vers une VIe République…
Pourquoi ?
Parce que la Ve République est née d’un système politique à bout de souffle. Alors bien sûr, il y avait un contexte différent, avec la guerre d’Algérie. Mais on retrouve cette idée de blocage institutionnel.
Charles de Gaulle disait : « Comment peut-on gouverner un pays où il existe plus de 25 variétés de fromages ? ». Il y a du vrai dans cette formule. Encore une fois, je suis marqué par à quel point la France est un pays où les gens semblent ne jamais être satisfaits. Notre chauffeur de taxi, en nous conduisant à l’aéroport, nous disait à propos des grèves : « les Français ne sont jamais contents ».
Derrière la boutade, il y a un vrai sujet. Le reste de l’Europe commence à sérieusement s’inquiéter que la France puisse un jour être en défaut de paiement. Beaucoup se demandent si l’Allemagne ne va pas commencer à perdre patience, si la BCE, influencée par l’orthodoxie économique des pays du Nord et de certains pays d’Europe centrale, pourrait arrêter de couvrir les arrières de la France…
Ce sont des scénarios qu’il faut prendre au sérieux. Des pays économiquement puissants peuvent basculer, il suffit de deux ou trois mauvaises décisions pour créer le chaos. C’est également vrai pour la France : un gouvernement Le Pen ou un Parlement bloqué, pris en étau entre l’extrême gauche et l’extrême droite, ce seraient des scénarios cauchemardesques.
Et les conséquences, écrivez-vous, seraient catastrophiques pour l’Europe…
Oui, car si une crise de la dette éclate en France, alors le lendemain elle touchera l’Italie, puis l’Espagne… Cela pourrait déboucher sur une remise en cause radicale de ce sur quoi s’est construite l’Union européenne. Surtout que les Européens ne peuvent plus compter sur le soutien de la Maison-Blanche, et doivent gérer une guerre à l’est de leurs frontières.
Dans un tel contexte, la France occupe une place absolument centrale. Si le pays s’embourbe dans une impasse politique, ce n’est dans l’intérêt de personne en Europe.
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Author : Baptiste Gauthey
Publish date : 2025-09-10 09:45:00
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