En 2021, Jérémie Gallon retraçait dans Henry Kissinger, l’Européen (Gallimard) l’extraordinaire destin d’un juif allemand qui, après avoir fui le nazisme et émigré aux Etats-Unis à la fin des années 1930, est devenu le maître de la diplomatie américaine et le symbole controversé de la « realpolitik ». Un an plus tard, l’avocat et essayiste était convié par Kissinger à venir déjeuner dans sa résidence du Connecticut, alors même que la Russie venait d’attaquer l’Ukraine. Son hôte avait lu avec attention l’ouvrage en français, lui confiant : « Je crois que vous avez su me comprendre ». Presque centenaire, mais toujours vif dans ses analyses, l’ancien secrétaire d’Etat ne lui demanda qu’une chose : ne rien publier de cet entretien tant qu’il serait en vie. Henry Kissinger est mort le 29 novembre 2023. Jérémie Gallon a ainsi pu dévoiler le contenu de cette rencontre dans un épilogue inédit de la version anglaise du livre (Henry Kissinger. An intimate portrait of the master of realpolitik), qui vient de paraître aux Etats-Unis. En voici de larges extraits sur la Russie, la Chine ou l’Europe. Des confidences aux airs de testament.
Nous sommes le 4 mars 2022. Neuf jours auparavant, la Russie a lancé son invasion de l’Ukraine. A des milliers de kilomètres de cette guerre qui replonge l’Europe dans ses heures les plus sombres, le froid glacial et les épaisses couches de neige le long des routes me rappellent que le Connecticut n’est pas encore sorti de l’hiver. Cela fait désormais plus d’une heure que j’ai quitté le campus de l’université de Yale où je donnerai une conférence le soir même. Autour de moi, le paysage se fait désormais plus sauvage. Au milieu de forêts denses et sombres, je distingue une myriade d’étangs et de petits lacs. Puis au bout d’un long chemin près du village de Kent, j’arrive enfin au but de mon voyage : la propriété d’Henry Kissinger.
C’est en 1983 que lui et Nancy ont fait l’acquisition de cette ancienne ferme située à deux heures à peine au nord de New York. Au fil des années, le domaine s’est agrandi et s’étend désormais sur plus de cent hectares. Loin du tumulte de la vie new yorkaise, il en a fait son refuge, un lieu paisible où il aime venir pour écrire et se reposer. A mon arrivée, je suis accueilli par un majordome aussi souriant que courtois. Il me fait pénétrer dans un salon où, autour d’une majestueuse cheminée, de nombreux objets d’art et tableaux rappellent les multiples voyages d’Henry, notamment en Chine. Le long des murs, de superbes bibliothèques contiennent des centaines d’ouvrages dont j’aime à imaginer qu’ils ont nourri la pensée et l’action de mon hôte.
Soudain, « Docteur Kissinger », comme l’appelle l’ensemble du personnel de la maison, arrive, accompagné de Nancy. Sa démarche est hésitante, le dos est voûté, mais je suis immédiatement frappé par le contraste entre ce corps frêle, qui porte le poids des années, et l’intensité du regard d’Henry. Il y a dans ses yeux une vivacité, parfois teintée d’un air de malice, qui ne cessera de me rappeler, au cours des trois heures qui suivront, que cet homme a, jusqu’à son dernier souffle, été en pleine possession de ses facultés intellectuelles. A ses côtés, son épouse, dotée d’une distinction et d’une élégance naturelles, m’accueille avec chaleur.
Alors que nous nous asseyons dans un petit salon adjacent baigné de lumière, Henry, d’une voix à peine audible mais ferme, prend la parole. « Jérémie, je ne vous demande qu’une chose : tout ce dont nous parlerons aujourd’hui, ne le rendez pas public de mon vivant. Ce que nous nous dirons, les réflexions que nous échangerons, vous pourrez écrire dessus après ma mort ». Alors qu’il prononce ces mots, je me remémore les anecdotes de journalistes qui se plaignaient qu’avant chaque interview, Kissinger arrive accompagné d’avocats qui leur faisaient signer de longs contrats dans lesquels ils s’engageaient à ne pas aborder certains sujets sensibles.
Je donne ma parole à Henry.
Poutine n’est pas devenu irrationnel…
« Comment analysez-vous la situation en Ukraine ? », me demande-t-il immédiatement. Dès les premiers instants, je comprends que cet homme n’a cessé, depuis le 24 février, de tenter d’adapter son logiciel de pensée aux événements en cours. Il s’apprête à avoir quatre-vingt-dix-neuf ans, il a marqué l’histoire de la diplomatie mais il est encore mû par une curiosité intellectuelle extraordinaire et la conviction qu’il a, par ses analyses et les conseils qu’il prodigue aux grands de ce monde, un rôle à jouer. « J’ai souvent rencontré Poutine, me dit-il. En se lançant à l’assaut de l’Ukraine, il a peut-être commis sa plus grande erreur mais je ne crois pas qu’il soit devenu un être irrationnel. » Puis, il ajoute : « De toute façon, il sera nécessaire de rebâtir un équilibre des puissances en Europe qui ne créera de situation d’insécurité permanente ni pour l’Ukraine, ni pour la Russie. » Soudain, le téléphone sonne. Henry se retire.
Nancy me tend alors une copie de la tribune, si controversée, que son époux a publié le 5 mars 2014 dans le Washington Post, juste après l’annexion de la Crimée par la Russie et quelques semaines avant que la guerre du Donbass n’éclate. « L’avez-vous déjà lue ? », me demande-t-elle. J’acquiesce. Dans ce texte intitulé How the Ukraine crisis ends, Henry tentait de dessiner un chemin qui permette de préserver les valeurs et les intérêts sécuritaires des différentes parties. S’il rappelait que la Russie devait renoncer à vouloir faire de l’Ukraine un État satellite, il soulignait également que, de par son histoire, l’Ukraine ne serait jamais, aux yeux de Moscou, « juste un pays étranger ». Extrêmement sévère avec les dirigeants ukrainiens d’alors, qu’ils jugeaient dépourvus de tout sens de l’Histoire et de l’art du compromis indispensable pour unir un pays divisé entre une majorité tournée vers l’Occident et une minorité russophone, il ne l’était pas moins à l’égard de l’absence de vision stratégique de l’Union européenne. Il voyait dans celle-ci et la manière dont les Européens avaient conduit les négociations sur l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne l’une des causes directes de la crise. Dans ce contexte, il appelait à ce que l’Ukraine devienne un « pont » entre l’Est et l’Ouest. Il suggérait qu’elle s’inspire de la Finlande, une nation farouchement indépendante, coopérant étroitement avec l’Occident dans la plupart des domaines mais qui – elle n’était pas encore membre de l’Otan – avait « prudemment évité toute forme d’hostilité institutionnelle à l’égard de la Russie ».
Brzeziński, le grand rival
« Je vous prie de bien vouloir m’excuser, me dit Henry alors qu’il reprend place parmi nous, mais il ne se passe pas un jour sans qu’un chef d’État ou un haut responsable ne m’appelle pour me demander conseil. » Puis, voyant la copie de sa tribune posée devant moi, il déclare : « Je ne regrette rien de ce que j’ai écrit dans ce texte. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui s’expriment sur cette guerre sans chercher à comprendre les racines historiques de ce conflit et les liens qui ont uni l’Ukraine à la Russie. » Il marque une pause, puis ajoute : « D’ailleurs, Zbigniew Brzeziński n’était-il pas d’accord avec moi ? Lui, à qui l’on ne pouvait pas reprocher d’être « accommodant » à l’égard de Poutine, n’écrivait-il pas également que l’Ukraine n’avait pas sa place dans l’Otan ? » Il y a une certaine ironie à ce que Kissinger fasse de celui qui fut son grand rival, tant sur le plan politique qu’académique, la caution intellectuelle de son analyse. Il n’en demeure pas moins qu’il a raison : le 3 mars 2014, l’ancien conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter avait lui aussi écrit une tribune dans le Washington Post dans laquelle il condamnait dans les termes les plus sévères « l’agression russe contre l’Ukraine », comparant la manière d’agir de Poutine à celle « d’un gangster de la mafia ». Mais il y rappelait aussi que l’Occident devait rassurer Moscou sur le fait qu’il ne chercherait « ni à attirer l’Ukraine au sein de l’Otan ni à retourner ce pays contre la Russie ».
Huit ans plus tard, Kissinger est cependant conscient que les circonstances ont changé. Alors que le Kremlin vient de lancer ses troupes à l’assaut de Kiev et avant même que les crimes de guerre commis par les soldats russes à Boutcha et ailleurs ne soient connus du monde entier, Henry sait qu’ils seront nombreux à utiliser ses écrits passés pour caricaturer sa pensée et l’enfermer dans l’image d’un être amoral, complaisant à l’égard des autocrates les plus puissants et aveugle au sort des nations les plus vulnérables. Depuis le début de sa carrière, il a été l’objet de trop de haines, de jalousies et d’attaques pour l’ignorer. « L’offensive russe a tout changé, reconnaît-il. Ce que je préconisais, la manière dont j’analysais la situation, tout cela n’est plus audible aujourd’hui. Il me faut donc imaginer une nouvelle grille de lecture. »
Ce jour-là, j’ai face à moi un homme qui tâtonne, réfléchit à haute voix, me pose de nombreuses questions et cherche inlassablement ce que pourrait être une vision stratégique qui réponde à la fois à l’évolution politique et militaire sur le terrain mais aussi à la manière dont les opinions publiques vont durablement être affectées. Mais à aucun moment au cours de notre échange ou lors des mois qui suivront, il ne cédera au manichéisme ou à une analyse des faits mue par le seul prisme moral. Lorsque, un an plus tard, il expliquera avoir changé de position sur l’adhésion de l’Otan à l’Ukraine, il le justifiera par le fait que ce pays étant désormais « le mieux armé » d’Europe mais aussi celui dont les dirigeants sont « les moins expérimentés sur le plan stratégique », la meilleure manière d’éviter qu’il ne devienne une source d’instabilité permanente aux portes de l’Europe sera de l’intégrer à l’Alliance atlantique afin que l’Ouest puisse exercer un certain contrôle sur ses décisions militaires. A contre-courant d’une « diplomatie des bons sentiments » ou de positions guidées par la seule volonté de plaire aux dirigeants ukrainiens et aux opinions publiques, Kissinger adoptera la position qu’il jugera la plus à même d’assurer à terme la sécurité de l’Europe et de la Russie. […]
La faiblesse militaire de l’Europe
Alors que le majordome nous apporte un plateau de fromages et que je cède enfin à la tentation de goûter au Bordeaux, j’interroge Henry sur le regard qu’il porte sur le nouvel axe « Moscou-Pékin ». Un mois auparavant, à l’occasion de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Pékin, Xi Jinping et Vladimir Poutine ont publié une longue « déclaration commune sur l’entrée des affaires internationales dans une nouvelle ère ». Sa réponse est lapidaire : « C’est un rapprochement de circonstances. Je crois qu’il n’est ni solide ni durable. Tout au long de ma carrière, je n’ai vu qu’une immense méfiance réciproque entre les dirigeants de ces deux pays. »
Dans ce contexte, comment l’Europe doit-elle se positionner par rapport à la Chine ? « Vous ne devez pas être naïfs à l’égard de Pékin, souligne Henry. Il y a bien des domaines où la Chine est un compétiteur voire un rival dangereux pour l’Europe, que ce soit sur le terrain économique, technologique ou politique. Mais, ajoute-t-il, les Européens doivent aussi veiller à ne pas tomber dans l’hystérie anti-chinoise qui s’est emparée d’une grande partie des élites de Washington. D’ailleurs, comme vous l’avez probablement remarqué, l’administration Biden n’a, à l’égard de Pékin, pas une approche si différente de celle de l’administration Trump. La méthode est moins unilatéraliste et repose plus sur la force de nos alliances, mais l’idée sous-jacente demeure la même : la Chine est un ennemi dont il faudrait à tout prix essayer de freiner l’ascension. C’est une faute. »
Il jette un regard autour de la table pour voir où est son labrador auquel il veut donner quelques croquettes. Puis, il reprend : « Biden s’est entouré de personnalités expérimentées et de qualité. Bill Burns en est un exemple. Mais où est la vision stratégique de cette administration ?…. L’Europe a raison d’essayer de tracer sa propre voie par rapport à la Chine. Vous avez cependant une immense faiblesse : votre crédibilité est fragilisée par votre manque de puissance militaire. Or, au cours de l’histoire, il a toujours été difficile de peser sur les affaires du monde sans des capacités de défense dignes de ce nom. »
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Author : Jérémie Gallon
Publish date : 2025-09-10 16:00:00
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