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Jean-Michel Pinto : « Nous sommes à un point de bascule pour la filière automobile »

Jean-Michel Pinto : « Nous sommes à un point de bascule pour la filière automobile »

Une feuille de route dans une main, une boussole de compétitivité dans l’autre. En cette rentrée, Ursula von der Leyen a tenté de répondre aux critiques sur sa transition verte. Dans le cadre d’un « dialogue stratégique » réunissant ce vendredi 12 septembre les représentants du secteur automobile, elle a promis de réexaminer « le plus tôt possible » l’objectif de fin des ventes de véhicules thermiques neufs en 2035.

Alors que l’échéance approche à grand pas, le fossé se creuse entre les ambitions, fixées en 2023, et la réalité du terrain. Suppressions de postes, droits de douane américains, concurrence chinoise, baisse de la demande… La filière automobile, qui contribue à 7 % du PIB de l’Union européenne, cumule les difficultés. Après avoir arraché une première victoire sur la cible d’émissions de CO2 en mars dernier, de nombreux constructeurs et équipementiers plaident pour une plus grande souplesse sur les objectifs et le calendrier. Jean-Michel Pinto, partner à Roland Berger spécialisé sur l’automobile, décrypte auprès de L’Express les enjeux de cette discussion.

L’Express : A quels obstacles se heurtent aujourd’hui les acteurs de l’automobile pour se conformer à l’objectif de 2035 ?

Jean-Michel Pinto : Deux interrogations dominent. D’abord, les consommateurs seront-ils prêts à n’acheter que des véhicules électriques d’ici 2035 ? Si la réponse est non, les constructeurs européens risquent d’accumuler les pénalités et seront affaiblis sur leur marché domestique comme à l’export. Deuxième question : l’industrie européenne est-elle capable de produire l’ensemble de la gamme de composants et les véhicules nécessaires pour atteindre les étapes intermédiaires, notamment l’objectif de 2030 ?

À ce stade, la réponse aux deux questions est « pas tout à fait ». Côté consommateurs, la dynamique s’essouffle : les « early adopters » ont déjà franchi le pas, mais une partie de la clientèle reste réticente face au véhicule électrique, encore perçu comme plus cher que le thermique, malgré un écart qui s’est réduit, dans un contexte où le prix de l’ensemble des véhicules a déjà fortement augmenté ces dernières années. Du côté des industriels, l’étude que nous avons menée avec le Clepa – l’association européenne des fournisseurs automobiles – montre que sans action réglementaire rapide, 23 % de la valeur créée par les équipementiers est menacée d’ici 2030, soit jusqu’à 350 000 emplois.

Concrètement, qu’attendent les constructeurs de la Commission européenne ?

Trois choses. D’abord, plus de flexibilité dans la régulation sur le CO2 et son mode de calcul. Ensuite, des mesures de compétitivité pour réduire l’écart de coûts de production : nos travaux pour le Clepa montrent un écart de 15 à 35 % entre l’Europe et des « best-cost countries » comme la Chine, la Turquie ou le Maroc. Enfin, un cadre plus clair sur le contenu local européen – le fait de favoriser ou de contraindre une partie des composants d’origine européenne. Ce point était historiquement soutenu par les équipementiers français et italiens mais il est en train de rallier d’autres acteurs européens.

Pourquoi les discussions s’intensifient-elles maintenant ?

Parce que 2026 sera une année clé : c’est la fameuse clause de revoyure, qui permet de réviser les objectifs. Or les industriels investissent sur des cycles de 5 à 10 ans : ils ont besoin de la visibilité dès aujourd’hui. Si Bruxelles dit dès maintenant qu’il n’y aura pas de place pour l’hybride, les constructeurs arrêteront tout investissement dans ce domaine. Et si, en 2029 ou 2034, on change d’avis, les compétences auront disparu en Europe et il faudra importer d’ailleurs.

Certes, la Commission a déjà pris certaines initiatives en faveur des industriels, comme la mise en place de droits de douane sur les véhicules chinois. Mais leur ampleur n’est pas suffisante face aux enjeux. Nous sommes à un point de bascule : la montée en puissance de la concurrence chinoise et l’affaiblissement de l’industrie européenne nécessitent une réponse rapide.

L’hybride pourrait-il donc revenir dans les objectifs ?

Pour l’instant, il est exclu de l’objectif 2035. Mais des discussions émergent sur le sujet. Deux options s’offrent à Bruxelles : soit revoir la méthode de calcul des émissions de CO2 des hybrides – car selon les hypothèses d’usage, le résultat varie fortement –, soit rehausser la cible globale en grammes, ce qui redonnerait une marge de manœuvre aux constructeurs.

Historiquement, les positions de constructeurs comme Renault et Stellantis divergeaient sur l’objectif de 2035. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Effectivement ces dernières années, certains étaient plus réservés quant à cette échéance alors que d’autres pensaient y parvenir. Aujourd’hui, la quasi-totalité souhaitent une révision. L’expérience a pris le pas sur les ambitions : on voit clairement que l’acceptabilité par les consommateurs et le niveau de préparation de l’industrie ne sont pas là où l’on espérait.

Dans une lettre ouverte, 150 dirigeants ont pourtant exhorté l’Europe à maintenir son ambition pour 2035…

C’est vrai. Mais ce sont essentiellement des acteurs du monde de l’énergie, de la recharge ou des acteurs non européens. Certains constructeurs très orientés vers l’électrique, souvent dans le haut de gamme, défendent aussi cette ligne car ils ont des gammes prêtes et peuvent pratiquer des prix plus élevés. Cela reste toutefois de l’ordre de l’exception.

Et sur le plan politique, quelles sont les positions de la France et de l’Allemagne ?

Nous assistons à une convergence progressive. La France, avec ses 400 000 véhicules utilitaires produits chaque année, fait face à des objectifs particulièrement difficiles dans ce segment. S’ils ne les atteignent pas, les acteurs présents en France devront soit payer une amende, soit réduire leur production. Donc il n’y a plus d’opposition frontale, parce que tout le monde voit la même problématique. Mais on observe tout de même des nuances de style en fonction de l’importance accordée à chaque sujet : l’Allemagne est favorable à une révision de l’objectif 2035, alors que la France n’y est « pas hostile ». Et sur le contenu local européen, c’est l’inverse. Il faut se rappeler que l’échéance 2035 était déjà un compromis entre États membres. Les constructeurs le savent bien. Et Bruxelles ne veut pas donner l’impression de renoncer à la transition écologique. Le cap global doit être maintenu, mais la trajectoire pourrait être aménagée.



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Author : Tatiana Serova

Publish date : 2025-09-12 15:30:00

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