Le message est toujours visible sur le site du CNRS. Joyeux et enthousiaste, il donne « rendez-vous en juin », promet d’être « à la hauteur des attentes » avant de dérouler les animations prévues par l’organisme à l’occasion de la réouverture du Palais de la découverte. Aujourd’hui, il n’a pourtant plus que le goût des espoirs déçus et des incertitudes. En juin, en effet, le lieu emblématique de la culture scientifique, dont le CNRS est le « partenaire scientifique de référence », n’a pas rouvert comme prévu après quatre ans de travaux. Et personne ne sait à quel moment il le pourra, ni sous quelle forme. Même la Fête de la science au début du mois d’octobre sera minimale et ne devrait pas avoir lieu dans les espaces historiques. Depuis deux ans, l’établissement est l’objet d’une sourde lutte de pouvoir. Une lutte dans laquelle les plus grands scientifiques français s’égosillent en vain pour sauver un lieu jugé unique, le tout sur fond de préoccupations budgétaires et d’arrière-pensées politiques en prévision des municipales de 2026.
Pour comprendre l’imbroglio actuel, il faut remonter à l’histoire du lieu. Construit en bord de Seine en vue de l’exposition universelle de 1900, le Grand Palais abrite deux mastodontes : la « RMN-Grand Palais », établissement public, chargée d’organiser de grandes expositions et des événements culturels dans la nef et les galeries nationales ; et le palais de la Découverte qui, depuis 1937, offre dans l’aile ouest – le « palais d’Antin »-, ses expériences scientifiques à vocation pédagogique. Ce dernier est, depuis 2010, sous la gouvernance d’Universcience qui gère aussi la Cité des sciences et de l’industrie de la Villette.
De la bonne entente à la franche rivalité
Entre les deux, la cohabitation a toujours été compliquée. Depuis 2020 et la fermeture du Grand Palais pour travaux, plusieurs incidents ont émaillé les relations entre Chris Dercon, le président de la RMN, et Bruno Maquart son homologue d’Universcience. Le premier a, par exemple, « oublié » d’associer le second à une visite de chantier organisée avec des journalistes. En 2023, Universcience voit donc d’un bon œil l’arrivée de Didier Fusillier à la tête de la RMN-Grand Palais. Après tout, n’a-t-il pas été, lorsqu’il dirigeait la Villette, le sympathique et énergique voisin de la Cité des sciences ? Et puis Bruno Maquart et lui font partie des mêmes réseaux politiques : le premier a travaillé au cabinet de Martine Aubry lorsqu’elle était ministre du Travail, le second a préparé le projet « Lille ville européenne de la Culture » quand la socialiste en était maire.
Didier Fusillier sait que, dans le monde de la culture, la RMN n’a pas que des amis, elle est considérée comme un objet mal identifié voire inutile. Universcience peut être un allié, il affiche sa bonne volonté. Et beaucoup de points ont été définis en amont, jusqu’aux quotas d’occupation des espaces partagés. Quant au calendrier, il est connu : le Grand Palais rouvrira partiellement pour les Jeux olympiques de 2024 puis totalement en 2025 ; le palais de la Découverte fera une première ouverture partielle en 2025, puis, une fois le matériel de ses expériences installé, fin 2026, il occupera huit galeries et un espace d’exposition temporaire. C’est beaucoup moins qu’avant la fermeture, mais ses responsables font contre mauvaise fortune bon cœur.
Peu à peu pourtant, des tensions s’installent, presque imperceptibles. Didier Fusillier commence à prendre le palais d’Antin – donc le palais de la Découverte – comme cible. Il évoque l’idée d’un billet unique pour l’ensemble du Grand Palais, « un lieu de loisir, de salons, de conférences et d’expositions » où passer la journée en famille. Surtout, il insiste beaucoup sur les 9 millions d’euros que la RMN- Grand Palais doit rembourser chaque année au titre des travaux. Car si le ministère de la Culture et l’Etat via le grand plan d’investissement ont largement contribué (à hauteur respectivement de 128 et 160 millions d’euros sur les 466), la RMN a souscrit un emprunt de 150 millions d’euros sur 25 ans.
Pour faire face aux échéances, il lui faut considérablement accroître ses recettes, en augmentant la fréquentation des lieux, mais surtout en privatisant le plus possible d’espaces pour des événements lucratifs. La marche est haute, Didier Fusillier le sait. Interrogé sur France Culture en mars 2025, il avait livré ce rare aveu : « On le connaît bien le chiffre (NDLR : de 9 millions d’euros) parce qu’effectivement le Grand Palais n’a jamais fait plus de 1,5 million d’euros dans son histoire de résultat net. » Les surfaces accordées au palais de la Découverte deviennent objet de désir. En particulier, les 1 200 mètres carrés qui doivent accueillir les expositions temporaires.
Dans un premier temps, Universcience prête peu d’attention aux signaux d’alerte, comme cette affiche pour le Palais des enfants – un des premiers espaces qui doit être ouvert – où figure un logo indiquant « la RMN accueille le palais de la Découverte », alors qu’il s’agit d’une coproduction des deux maisons. A ce moment-là, la préoccupation est ailleurs : le projet scientifique organisé autour des médiations a pris du retard, il a fallu reprendre la copie à plusieurs reprises. Bruno Maquart insiste, il ne veut pas laisser déraper le calendrier, il faut être prêt en juin 2025. En interne, le personnel se crispe, il reproche à la direction de mettre la pression.
Au ministère de la Culture, qui partage la tutelle de l’établissement avec la Recherche et l’Enseignement supérieur, une petite musique commence à se faire entendre, critique à l’égard du projet du palais de la Découverte. Au début de 2024, lorsque Rachida Dati est nommée rue de Valois, la direction d’Universcience demande à la rencontrer. Pas de réponse. Ce n’est qu’à la veille de l’été, qu’un rendez-vous est enfin organisé avec Gaëtan Bruel, alors directeur de cabinet de Rachida Dati. Là encore, les dirigeants d’Universcience pensent trouver un allié – l’homme a été conseiller ministériel sous la présidence Hollande, mais l’entretien se passe mal. Bruno Maquart est chargé de revoir sa copie et d’envisager plusieurs hypothèses « bâtimentaires » pour le Palais de la découverte, le sujet de l’espace dédié aux expositions temporaires est ouvertement mis sur la table.
Les locaux récemment rénovés dévolus au palais de la Découverte suscitent les convoitises. Ici, en juin 2022. (Photo by Christophe ARCHAMBAULT / AFP)
Bruno Maquart sait ses marges de manœuvre étroites. La RMN-Grand Palais est affectataire de l’ensemble du bâtiment, le palais de la Découverte n’est que son locataire. D’ailleurs, désormais, l’accueil à la rotonde du palais d’Antin n’est plus assuré par des personnels du palais de la Découverte, mais par la RMN. Surtout, Universcience ne paie rien pour les travaux, il ne participe qu’au seul aménagement des espaces scientifiques, ce qui le prive d’un levier de négociation. Auprès des responsables politiques, Didier Fusillier sait mieux que personne jouer les trublions, promettre de faire du Grand Palais le lieu de toutes les fêtes au cœur de Paris. En face, les expériences du palais de la Découverte apparaissent bien ternes. Certes, les décideurs affichent un respect de principe pour la science mais ils ne voient souvent dans le lieu qu’un amusement pour les enfants et les scientifiques comme de vieux râleurs hostiles à toute réforme quand eux fantasment sur une science « à l’américaine ».
A Universcience, le personnel continue d’exprimer son mécontentement sans mesurer les enjeux cachés derrière les exigences de la direction. Bruno Maquart, haut fonctionnaire loyal, se tait. Parmi ses proches collaborateurs, les opinions divergent, certains sont d’avis d’engager un bras de fer, d’autres de se montrer conciliants. Pour ne pas perdre la galerie d’exposition temporaire, Bruno Maquart demande à Antoine Petit, le président du CNRS, de lui prêter main-forte. L’Académie des sciences est contactée, mais le temps qu’elle s’exprime par communiqué, il est trop tard : le palais de la Découverte a perdu ses espaces.
Officiellement, il ne s’agit que d’un retrait temporaire, lié à l’arrivée du Centre Pompidou. Depuis sa fermeture à l’été 2025, celui-ci a le droit d’occuper un quart du Grand Palais. Mais déjà le « provisoire » glisse de cinq ans vers huit ans. Pour le Palais de la découverte, il s’agit de bien davantage que d’une question de surface. Les expositions temporaires, avec les campagnes d’affichage et de presse qui les accompagnent, sont un outil de communication indispensable pour faire venir le public au palais. Or la fréquentation prévue est de 800 000 visiteurs par an, contre 500 000 avant la fermeture.
A Universcience, on se résigne à « faire sans ». Au début de l’année 2025, la préparation des installations permanentes se poursuit autour des neuf commissaires, des chercheurs du CNRS choisis pour en assurer la direction scientifique. Les appels d’offres sont lancés ; on tranche la forme et le ton des textes qui seront placés dans les futures salles ; le conseil scientifique dans lequel siègent des personnalités et d’anciens ministres se penche sur les modalités de la (pré) ouverture ; ses membres sont conviés à une visite de chantier le 1er avril, chacun est prié de noter la date.
Elle n’aura jamais lieu. Le 27 mars, Bruno Maquart annonce devant des journalistes que le palais de la Découverte ouvrira le 11 juin. Le soir même, le ministère de la Culture dément avec une brutalité rare. Le président d’Universcience s’est, dit-on rue de Valois, exprimé sans l’aval de ses tutelles, sur des éléments qui n’auraient pas été arbitrés. Chez Universcience et parmi les scientifiques, c’est la stupéfaction. La réouverture a été actée en conseil d’administration où siègent des représentants des ministères de tutelle. Le coup d’arrêt vient de bien plus haut.
A plusieurs reprises, Antoine Petit, le président du CNRS, tente de sensibiliser Emmanuel Macron à la cause du palais de la Découverte. (ici en 2019) (Photo by BENOIT TESSIER / POOL / AFP)
Les scientifiques se mobilisent. Pour eux, le palais de la Découverte est une pépite, reconnue dans le monde entier pour son approche vivante via la médiation et pour sa capacité à attirer des publics très divers, bref à diffuser la culture scientifique dans tous les milieux. Fin mai, Antoine Petit, du CNRS, qui accompagne Emmanuel Macron en Asie, tente de le sensibiliser, on ne lui accorde que peu de temps dans un voyage marqué par « l’affaire de la gifle » de Brigitte Macron. Au même moment, le ministère de la Culture ferme le robinet financier : il indique à Universcience qu’il n’est plus question de signer de bons de commande pour les projets de réouverture.
Officiellement, l’inauguration est reportée, pas annulée. Mais tout le monde comprend que l’ensemble du palais de la Découverte est menacé. D’autant plus qu’à la fin du mois de mai, une mission est confiée à trois inspections générales à propos de la Cité des sciences et de l’industrie. Le lieu nécessite de gros travaux, le chiffre d’un milliard d’euros circule. Pour faire des économies, n’y a-t-il pas un risque de transfert du palais de la Découverte vers la Cité ? La lettre de mission mentionne, en effet, la piste de « la mutualisation de la CSI (NDLR : Cité des sciences et de l’industrie) avec d’autres occupants et de nouveaux usages ». Bruno Maquart n’a pas le temps de répondre. Le 12 juin, il est limogé en conseil des ministres ; la directrice générale déléguée, Delphine Samsoen, assurera l’intérim.
Incertitude totale sur la réouverture
L’architecte des monuments historiques annonce très officiellement que, pour des raisons techniques, la pré-ouverture en juin n’est plus possible. Dans les milieux scientifiques, l’affolement gagne. Le 18 juin, un rendez-vous est organisé avec Gilles Halbout, le conseiller « éducation » de l’Elysée. Les défenseurs du palais de la Découverte répondent à toutes les critiques sur le risque d’obsolescence des connaissances présentées, défendent la spécificité des « médiations », mais ils prennent conscience que leur stratégie de la discrétion autour du projet pour en préserver l’effet de surprise s’est retournée contre eux. D’autres se sont chargés d’en parler à leur place – et pas toujours en bien.
Ils mesurent enfin l’urgence. L’Académie des sciences puis le Collège de France diffusent des communiqués. Les neuf commissaires publient une tribune dans le Monde. Une pétition est lancée à l’initiative du personnel d’Universcience. Avec 120 000 signataires, elle connaît un succès fulgurant et de grands noms s’y associent. Mais les autorités réagissent peu. Lorsque Philippe Baptiste, ministre de la Recherche et de l’Enseignement supérieur, affiche son soutien au palais, le ministère de la Culture lui rétorque qu’il n’a qu’à financer s’il le souhaite.
Même échec relatif du côté des candidats à la mairie de Paris. Le dossier est pourtant idéal pour se différencier de Rachida Dati. Mais si Jeanne d’Hauteserre, la maire LR de l’arrondissement, qui n’a jamais caché son opposition à la ministre de la Culture, ou David Belliard, le candidat EELV qui sait compter nombre de scientifiques parmi ses partisans, se mobilisent, du côté des socialistes, le soutien est plus hésitant. Certains se souviennent que Didier Fusillier est un compagnon de longue date du PS, qu’à une époque où les socialistes étaient au pouvoir, son nom circulait comme possible locataire de la Rue de Valois.
Au ministère de la Culture, la culture scientifique n’est pas toujours jugée prioritaire alors qu’elle lui est rattachée. Ici, Rachida Dati à l’Elysée le 23 juillet 2025
Le sursaut vient d’une tribune publiée dans les Echos le 6 juillet. Elle est signée de femmes chefs d’entreprise, parmi lesquelles Estelle Brachlianoff (Veolia) ou Christel Heydemann (Orange), et fait le lien entre culture scientifique, innovation et compétitivité. A l’Elysée, où l’on prise les milieux économiques, il n’est plus question de traiter le dossier comme émanant de savants fous. Et puis le chef de l’Etat vient d’organiser « Choose Europe for science » à la Sorbonne pour rétorquer aux attaques de Donald Trump contre la recherche. Peut-il s’en désintéresser en France ? Élisabeth Borne, la ministre de l’Education, ne vient-elle pas aussi de présenter un plan « Filles et maths » ? Rachida Dati et Philippe Baptiste sont convoqués à l’Elysée. Tout est gelé. Le Château demande des éléments sur les installations prévues ; pour la première fois durant l’été, des conseillers ministériels visitent les lieux. Des arbitrages seront rendus en septembre, promet-on. La situation politique engendre de nouveaux retards. Le 5 septembre, le prix Nobel Alain Aspect voulait profiter de sa réception en tant que nouvel académicien – il a été élu à la française en juin – pour sensibiliser une nouvelle fois Emmanuel Macron. Tout est prêt, une note d’une page lui a été fournie, mais deux jours avant, le rendez-vous est annulé et aucune nouvelle date fixée.
Mais les questions récemment posées par les équipes ministérielles laissent deviner la direction prise. Une nouvelle réduction des espaces se dessine. Deux des huit galeries pourraient être rendues au Grand Palais, soit à nouveau 15 % de surfaces en moins. Situées au premier étage, au-dessus de la rotonde, accessibles par le grand escalier, elles ont de quoi susciter la convoitise pour l’organisation d’événements privés. En juin, Gilles Halbout à l’Elysée avait commencé à poser des jalons en ce sens. Et même si Didier Fusillier refuse désormais de répondre aux questions concernant le palais d’Antin et renvoie vers le ministère, tout le monde a compris que la question de « l’emprise bâtimentaire » était la clé de l’avenir du palais de la Découverte.
Pour Universcience, l’hypothèse n’est guère réjouissante. Elle oblige à revoir l’articulation du parcours permanent dans des espaces réduits, donc à retarder considérablement l’ouverture ; elle oblige à renégocier les contrats avec les mécènes qui doivent contribuer à hauteur de six millions d’euros via l’aménagement des salles d’expériences ; elle oblige à se poser la question de la gouvernance scientifique du lieu entre un Universcience sans président en exercice et une RMN-Grand Palais qui n’a pas l’expérience des événements scientifiques. Mais elle permettrait de sauver l’essentiel du travail déjà effectué et des dépenses engagées, soit 19 millions d’euros sur un total de 44, en des temps où, du Musée mémorial du terrorisme à la Maison des mondes africains en passant par le musée de Notre-Dame, plusieurs projets culturels sont revus à la baisse, voire mis à l’arrêt…
Source link : https://www.lexpress.fr/societe/le-palais-de-la-decouverte-sacrifie-enquete-sur-une-feroce-bataille-politique-et-budgetaire-U4GCWQORHFAT5DJ4QYHR52LFSA/
Author : Agnès Laurent
Publish date : 2025-09-13 14:00:00
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