Leqembi contre la maladie d’Alzheimer, Wegovy et Mounjaro contre l’obésité, mais aussi des antimigraineux, des traitements du cancer ou du cholestérol… La liste des nouveaux médicaments non pris en charge en France, ou dont le remboursement est menacé, ne cesse de s’allonger – et les polémiques avec. En France, l’accès aux innovations serait toujours plus restreint, les délais de mise à disposition toujours plus longs, et les laboratoires toujours plus découragés de venir dans notre pays. Coupable toute désignée de ces maux : la Haute autorité de santé. Garante de la sécurité des soins offerts aux Français, cette institution indépendante doit évaluer les traitements qui nous sont proposés, recommander les bonnes pratiques thérapeutiques aux soignants et certifier les hôpitaux et les cliniques. Parce que l’une de ses grandes missions est de dire quels médicaments peuvent, ou non, être remboursés, ses avis sont souvent scrutés à la loupe, et ses décisions font régulièrement l’objet de campagne de critiques. Alors que ses prises de parole médiatiques sont rares, son président, le Pr Lionel Collet, a accepté de répondre aux questions de l’Express sur les multiples controverses du moment. Entretien exclusif.
L’Express : La Haute Autorité de santé (HAS) vient de rendre un premier avis, négatif, pour l’accès précoce des patients au Leqembi, un médicament très attendu contre Alzheimer. Les associations de malades parlent « d’espoir envolé », les médecins de « frein à la recherche et à l’innovation ». Les comprenez-vous ?
Pr Lionel Collet : Le bénéfice du Leqembi se limite à un petit ralentissement du déclin cognitif, inférieur à ce qui était attendu pour être cliniquement pertinent et avoir un impact sur la vie des patients. Nous le regrettons. Ce produit peut par ailleurs causer des événements indésirables graves. Nous devions à ce stade nous prononcer sur un éventuel « accès précoce », un dispositif qui permet aux industriels de mettre à disposition leurs produits avant la fin de la procédure normale de remboursement, et surtout avant la fin de la négociation du prix avec l’État, qui peut être longue.
Dans cet intervalle, je rappelle que les médicaments sont pris en charge par la Sécurité sociale à un tarif fixé librement par l’industriel. Pour que nous puissions l’accorder, il faut donc qu’il y ait un réel intérêt, une « présomption d’innovation » – autrement dit que le produit apporte un changement substantiel pour les patients. Nous en sommes loin avec ce traitement.
Votre analyse laisse peu d’espoir que ce médicament bénéficie d’un feu vert dans le cadre de la procédure classique d’accès au remboursement…
L’examen est en cours, et la réponse arrivera au plus tard en novembre. Je ne peux pas préjuger de l’avis de la commission chargée de cet examen. Il arrive que des produits refusés au niveau de l’accès précoce soient acceptés au remboursement, mais ce n’est pas toujours le cas. Notre rôle est de garantir que les médicaments financés par la collectivité soient efficaces pour les patients, et aient vraiment une place dans la stratégie thérapeutique. A l’automne dernier, le Qalsody, un médicament contre une forme rare de la maladie de Charcot, n’a obtenu ni l’accès précoce, ni le remboursement. Là aussi les associations de patients, pour qui ce médicament représentait un espoir important, se sont mobilisées. Malheureusement, l’industriel nous avait présenté une seule étude, contre placebo, qui montrait que le produit n’était pas meilleur que le placebo. Il nous était donc difficile de recommander sa prise en charge.
Reste que ces médicaments bénéficient d’autorisations de mise sur le marché délivrées par l’Agence européenne du médicament (EMA). Il peut être difficile pour les patients d’entendre qu’un médicament est assez bon pour être prescrit et commercialisé partout en Europe, y compris en France d’ailleurs, mais pas pour être remboursé…
Pour le Leqembi, j’ai cru comprendre que l’autorisation de l’EMA avait été très débattue, et n’avait finalement été accordée qu’à une voix près. Mais laissons ce cas de côté, et regardons cette question de façon plus générale. Les autorités européennes examinent la balance bénéfice risque des médicaments et prennent leur décision en fonction de ce seul critère. Nous, nous répondons à une question différente : quelle est la place de tel ou tel produit dans la stratégie thérapeutique ? Il s’agit d’une évaluation en deux temps. Nous regardons d’abord le service médical rendu (SMR) : est-ce qu’un traitement est suffisamment efficace et sûr, pour justifier un remboursement ? Sur ce point, notre analyse peut effectivement différer de celle de l’EMA.
Puis nous évaluons l' »amélioration du service médical rendu » (ASMR) au regard des autres traitements disponibles. Cet ASMR est noté de 5 (pas de progrès par rapport à l’existant) à 1 (une innovation de rupture). Cette échelle repose uniquement sur une analyse scientifique, en dehors de toute considération économique. Mais elle sert à orienter la négociation du prix du médicament qui a lieu ensuite au sein d’une autre institution, le CEPS (comité économique des produits de santé) : si un produit n’est pas meilleur pour les patients que les thérapies déjà disponibles, il n’y a pas de raison de le payer plus cher…
La réalité, c’est que nous avons beaucoup d’ASMR 5. Les industriels cherchent bien sûr à convaincre que leurs médicaments sont de vraies innovations, alors qu’il s’agit souvent seulement de nouveautés. Les innovations de rupture, qui apportent un réel progrès thérapeutique pour les patients, existent bien sûr – je pense, entre autres, au sofosbuvir qui guérit l’hépatite C, aux Car-T cells dans les cancers du sang, au traitement de la mucoviscidose. Mais elles sont rares.
Il n’empêche, l’absence de remboursement de certains médicaments continue de susciter l’incompréhension du public. Prenez les nouveaux traitements de l’obésité, comme Wegovy ou Mounjaro. Ils sont d’une efficacité jamais vue dans ce domaine, et pourtant ils ne sont pas pris en charge. Comment l’expliquez-vous ?
Pour Wegovy, nous avions commencé par accorder un accès précoce, et c’est le laboratoire lui-même qui l’a interrompu. C’était du jamais-vu ! Il se trouve que pour l’évaluation de droit commun, nous avions donné la plus mauvaise note (ASMR 5), faute, à l’époque, de données sur les bénéfices allant au-delà de la seule perte de poids, qui relève avant tout de l’esthétique. L’industriel a considéré que dans ces conditions, il n’obtiendrait pas un prix suffisant et il a donc décidé de commercialiser son produit sans demander de remboursement.
Il a redéposé l’an dernier un dossier avec des données complémentaires, cardiovasculaires notamment. Nous l’avons réexaminé, et nous avons pu délivrer une meilleure note (un ASMR 4), pour une indication toutefois restreinte aux obésités les plus sévères. Une évaluation médico-économique est en cours par ailleurs, qui devrait aboutir en novembre. Ensuite, tout dépendra de la durée de la négociation du prix, mais cela ne relève plus de la HAS.
Pour Mounjaro, nous avions mis de la même façon un ASMR 5 car nous voulions là aussi des données complémentaires. Celles-ci nous ont été transmises. La HAS les évaluera et je peux vous annoncer que notre nouvel avis arrivera en fin d’année.
Même revue à la hausse, la note attribuée à Wegovy reste médiocre pour un médicament aussi innovant. Les négociations de prix risquent de s’allonger. Pourquoi ne pas l’avoir mieux évalué ?
Aujourd’hui ces produits sont souvent présentés comme des traitements miracle, qui vont remplacer tout le reste, y compris un régime et de l’activité physique. Nous ne partageons pas cette lecture : conformément aux recommandations que nous avons édictées par ailleurs pour la bonne prise en charge de l’obésité (cela fait partie aussi de nos missions), ces molécules ne devraient intervenir qu’en cas d’échec d’autres mesures, et toujours en complément d’un rééquilibrage alimentaire et d’une activité physique régulière. Il faut conserver une certaine logique dans l’arsenal thérapeutique, même si je sais bien que certains sont tentés d’utiliser ces injections en première intention, pour des raisons d’esthétique et de confort personnel.
De la même façon, pourquoi les antimigraineux de nouvelle génération ne sont-ils pas non plus remboursés ? Il y a, là aussi, une attente forte des patients…
Nous avons dit oui pour le remboursement, mais le point faible est encore une fois l’amélioration du service médical rendu. Nous n’avons pas eu d’autre choix que de le noter en 5 (absence d’amélioration). Le laboratoire nous assure que son produit est meilleur que les autres, mais il ne nous fournit aucune donnée pour le démontrer. Les essais ont été faits contre placebo uniquement, alors qu’il aurait fallu faire des essais comparatifs avec des molécules déjà sur le marché. Par ailleurs, nous avons besoin de données de qualité de vie des patients sous traitement, car les migraines ont des conséquences majeures sur la qualité de vie. Comme le disait Oscar Wilde, « même ce qui est vrai doit être prouvé ».
Autre sujet brûlant, les injections anticholestérol Praluent de Sanofi, et Repatha d’Amgen. Les industriels sont mécontents du prix proposé, et menacent de ne plus vendre en France ces produits pourtant très efficaces pour réduire le taux de cholestérol. Que se passe-t-il ?
Sanofi nous a d’abord demandé de nous prononcer sur un déremboursement, avant de retirer sa demande. Leur note, pour l’ASMR et donc la négociation du prix, peut paraître décevante, effectivement. Ils nous ont certes apporté des données montrant une forte réduction du taux de cholestérol, mais cela ne suffit pas : l’objectif n’est pas de soigner des paramètres biologiques, mais d’éviter à des patients des affections cardiovasculaires. Or le pronostic dépend aussi de l’inflammation, des comorbidités, etc. Nous avons donc besoin de données montrant que le médicament réduit non seulement le cholestérol, mais aussi les infarctus et les AVC.
Beaucoup craignent néanmoins qu’avec ces choix ne s’instaure une médecine à deux vitesses, entre ceux qui pourront se payer ces nouveaux médicaments, et les autres…
Notre but, c’est que les traitements réellement efficaces et sans danger pour les patients soient accessibles à tous grâce à la prise en charge de la collectivité. Dans les années 2000, les médicaments les plus onéreux coûtaient quelques milliers d’euros par patient. Dans les années 2010, nous avons vu arriver les premières molécules facturées quelques dizaines de milliers d’euros. Aujourd’hui, nous parlons de centaines de milliers d’euros par patient – et parfois plus d’un million d’euros pour certaines thérapies géniques dans des maladies rares. Les laboratoires exigent des pouvoirs publics de la visibilité sur l’évolution du budget du médicament, mais je crois qu’à l’inverse, les pouvoirs publics auraient aussi besoin de visibilité : jusqu’où cette inflation peut-elle encore aller ?
En attendant, pour répondre à ces enjeux, nous devons déjà être capables de refuser de dépenser l’argent du contribuable pour des produits dépourvus d’intérêt thérapeutique pour les patients, même si cela peut parfois susciter des critiques. La Haute Autorité de santé avait été prise à partie voilà deux ou trois ans par certains cancérologues après des avis négatifs contre le remboursement de plusieurs traitements. Je crois savoir que d’autres pays ont ensuite pris des décisions similaires aux nôtres, et ce débat s’est calmé.
Les cancérologues se plaignaient aussi des délais de mise à disposition des produits innovants, et ils n’étaient pas les seuls d’ailleurs. Qu’avez-vous fait à ce sujet ?
Nous avons montré qu’il s’agissait d’une idée reçue : en réalité, la France est très bien placée, voire parmi les premiers en Europe à donner accès aux médicaments innovants. Parfois même avant l’AMM européenne, grâce justement au dispositif d’accès précoce. Cela étant, tous les pays n’ont pas les mêmes règles. Nos voisins allemands accordent, par principe, une prise en charge temporaire aux nouveaux médicaments avant d’évaluer leur réel apport pour les patients. Cet a priori positif ne repose sur aucun argument scientifique, mais peut-être l’état de leurs finances publiques leur permet-il, d’avantage qu’à nous, de financer des produits sans bénéfice thérapeutique démontré au moment où ces produits commencent à être remboursés…
Ce n’est pas forcément dans l’intérêt ni des malades, ni du système de santé. A contrario, ne craignez-vous pas, en France, d’accepter au titre de l’accès précoce des médicaments qui s’avéreront après évaluation complète peu efficaces, au nom de ce fameux « accès rapide à l’innovation » ? N’est-ce pas exposer les patients à un risque inutile ?
La fameuse présomption d’innovation, sur laquelle sont fondées les autorisations d’accès précoce, représente une véritable révolution pour la Haute Autorité de santé. Cette maison reposait sur des certitudes, ou à tout le moins, comme il n’y a pas de certitude en science, sur des incertitudes très faibles, grâce à des exigences fortes en matière de démonstration de l’efficacité des médicaments pour les patients, notre seule boussole. Avec la présomption d’innovation, nous faisons le pari qu’avec un peu plus de temps, l’industriel va réussir à apporter les données nécessaires pour prouver l’intérêt de son produit. Dans 80 % des cas, les produits acceptés dans ce dispositif ont tenu leurs promesses.
Nous allons néanmoins bientôt publier des recommandations plus complètes sur les données que nous attendons de la part des industriels. En attendant, je constate que les accès précoces, délivrés pour un an, font souvent l’objet de demandes de renouvellement. Cela peut s’entendre une fois, mais au bout de deux ou trois fois, je pense que nous ne sommes plus dans l’esprit de l’accès précoce. Je rappelle que même dans ce cadre, les médicaments sont financés par la collectivité à un prix librement choisi par l’industriel.
Vous parlez finalement beaucoup des prix des médicaments, alors que l’évaluation est censée reposer sur des critères scientifiques uniquement…
C’est vrai pour la Commission de la Transparence, qui s’occupe spécifiquement de ces évaluations scientifiques, mais nous disposons par ailleurs d’une mission d’analyse médico-économique que je souhaiterais voir développée. Pour le moment, elle est restreinte par un décret aux médicaments les plus innovants (ASMR 1, 2, 3) et à ceux qui vont mobiliser les plus gros budgets (plus de vingt millions d’euros par an). C’est un autre outil que nous mettons à la disposition du CEPS pour sa négociation de prix. Or nous avons remarqué que les laboratoires développent de plus en plus un argumentaire basé sur les volumes d’économies que leurs produits vont permettre de réaliser en allégeant le coût global des soins des malades. Encore faut-il le démontrer…
Il existe une demande croissante des industriels de simplifier les essais cliniques, en remplaçant une partie des patients inclus par des données générées par l’intelligence artificielle. Qu’en pensez-vous ?
Nous y sommes favorables, à condition que l’on nous apporte la preuve que les données sont de bonne qualité. Dans les essais cliniques, les participants sont répartis au hasard entre deux groupes, traités et non traités. Mais nous connaissons par ailleurs l’histoire naturelle des maladies, leur évolution, et nous disposons d’informations précises et complètes sur le devenir de très nombreux patients, dont le parcours a été enregistré dans des bases et des registres. Il est donc possible de comparer l’évolution des patients traités à celle de patients similaires à tout point de vue mais dont les données auront simplement été piochées dans ces bases. Nous avons déjà eu quelques dossiers montés de cette façon. Cela peut être très utile notamment pour les maladies rares et ultra-rares.
Subissez-vous beaucoup de pressions ?
Je ne dirais pas cela, ce serait sans doute excessif. Mais je peux vous donner des exemples. Ainsi, j’ai reçu en mars le courrier d’une association de patients qui insistait pour qu’un médicament soit remboursé « à son juste prix ». Un mois et demi après, les spécialistes du domaine faisaient une tribune dans le même sens. C’est intéressant car on voit bien ici qu’il n’y a pas d’action directe du laboratoire. Et en plus, nous savons que si nous ne donnons pas suite, ces acteurs vont continuer à s’exprimer. Mais cela ne nous empêchera pas de dire non si c’est dans l’intérêt des patients : sur le dossier en question comme sur d’autres, nous ne céderons pas. Nous sortirions sinon totalement de notre mission d’autorité publique indépendante.
Source link : https://www.lexpress.fr/sciences-sante/exclusif-polemiques-sur-les-medicaments-non-rembourses-les-reponses-du-patron-de-la-haute-autorite-DRMGJ5YIPRCL3NAEJCS5B7LRU4/
Author : Stéphanie Benz
Publish date : 2025-09-15 15:00:00
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