Prague ne méritait pas ça. Symbole du surtourisme depuis l’explosion des vols low-cost, la capitale tchèque se retrouve, en plus de la disneylandisation de son centre-ville et des alcoolisés enterrements de vie de célibataire, affligée d’un autre fléau contemporain : un roman de Dan Brown. Dans Le Secret des secrets (JC Lattès), l’écrivain américain, après Paris, Rome, Florence ou Barcelone, envoie son professeur de symbologie, Robert Langdon jouer au guide touristique dans une cité de Bohème forcément mystérieuse.
« Le mot ‘prague’ signifiait ‘le seuil’, et chaque fois qu’il venait ici Langdon avait effectivement l’impression de passer dans un autre monde. Depuis des siècles, cette ville magique était empreinte de mysticisme, une terre de fantômes, d’esprits. Aujourd’hui encore, les guides prétendaient qu’il émanait de ce lieu une aura surnaturelle, quasiment palpable pour certains observateurs ».
Mais même la magie de la ville de Kafka a ses limites en matière d’écriture. Sur le plan littéraire, Dan Brown reste fidèle à lui-même : enchaînement éreintant de chapitres très courts avec cliffhangers, passages en italiques pour souligner des phrases qui se veulent importantes et style qui ferait passer Marc Levy pour un disciple de Flaubert. 630 pages pour une seule journée, même très agitée, c’est beaucoup.
D’Indiana Jones aux frères Bogdanov
On pourrait se dire que Dan Brown ne fait que raviver les feuilletons populaires ésotériques en les adaptant au rythme de Netflix. Le problème, c’est qu’après avoir longtemps maltraité l’histoire des religions ou celle des arts, l’auteur bascule ici dans un plaidoyer pour les pseudosciences. On passe d’Indiana Jones aux frères Bogdanov. Le personnage central n’est pas Robert Langdon, mais sa nouvelle conquête, la « scientifique » Katherine Solomon, déjà apparue dans Le Symbole perdu. Spécialiste de « noétique », celle-ci assure que la conscience n’est pas localisée dans le cerveau, mais qu’il y aurait une conscience universelle à laquelle se brancheraient les humains, la captant plus ou moins bien comme une radio.
De quoi justifier les phénomènes paranormaux, comme la télépathie, les expériences extracorporelles ou les prémonitions, mais aussi les médecines alternatives. Toute l’intrigue du roman tourne autour d’un manuscrit de Katherine Solomon, censé révolutionner l’histoire des sciences, au même titre que L’Origine des espèces de Darwin. Le lecteur peu informé pourra croire que nous sommes à la veille d’une révolution scientifique, à laquelle seuls les « esprits obtus », vulgairement matérialistes, refusent encore d’adhérer. D’autant plus que Robert Langdon, présenté comme une figure rationaliste et sceptique, se montre très vite convaincu par les arguments de sa partenaire, avec qui il vit une passion torride. Et que de la CIA à l’UZSI tchèque, les espions mobilisent tout leur savoir-faire pour faire taire cette Copernic de la conscience.
Quand Dan Brown s’emmêle dans l’intrication quantique
Sans surprise, pour soutenir sa thèse abracadabrantesque, l’écrivain tombe vite dans le point Godwin des pseudosciences : la physique quantique. Katherine Solomon assure que la discipline, qui étudie des phénomènes à l’échelle atomique et subatomique, confirme l’idée que les humains seraient connectés entre eux et pourraient agir à distance sur les autres comme sur de la matière. Elle se réfère principalement à l’intrication quantique, l’une des caractéristiques les plus fascinantes – et mal comprises – de la physique quantique qui, dans les années 1930, a opposé Niels Bohr et Albert Einstein. Lorsque deux particules (électrons, photons) sont en état d’intrication, elles demeurent liées entre elles, quelle que soit la distance qui les sépare. Rien de neuf sous le soleil : formalisée depuis un siècle par des calculs mathématiques, l’intrication a été vérifiée par des physiciens expérimentateurs au début des années 1980.
« Vulgarisé » par Dan Brown, cela donne :
« – Trente ans ! S’était lamentée Katherine. Trente ans que les physiciens ont prouvé que deux particules intriquées peuvent communiquer instantanément… et on nous ressort encore le vieux mantra d’Einstein : ‘Rien ne peut se déplacer plus vite que la lumière !’. L’expérience en question, se souvenait Langdon, montrait qu’en inversant la polarité d’une particule avec un aimant la polarité de la particule intriquée se trouvait instantanément modifiée, qu’elle soit dans la même pièce ou à des kilomètres de là. »
Un peu plus loin dans le livre, Katherine Solomon certifie qu’ »aujourd’hui, un grand nombre de spécialistes de la physique quantique sont d’accord. Ils parlent de l’intrication de toutes les choses… de tous les individus. »
C’est un Français, Alain Aspect, qui a mené la première expérience validant empiriquement le phénomène de l’intrication en 1982, ce qui lui a valu le prix Nobel de physique en 2022 et qui a ouvert la porte à l’émergence de technologies quantiques, comme l’ordinateur. On lui a soumis les passages dans lesquels Dan Brown s’essaie à la mécanique quantique. « Je ne peux pas réagir à toutes les bêtises qui sont écrites par des gens qui ont entendu parler de l’intrication sans en comprendre les subtilités », soupire le physicien, très engagé contre la désinformation scientifique. Le prix Nobel remet Dan Brown à sa place : « Comme je l’ai montré dans ma thèse, et expliqué aussi clairement que possible dans le livre Si Einstein avait su, on ne peut pas utiliser la non-localité quantique pour transmettre une information utilisable plus vite que la lumière ! » Autrement dit, Dan Brown raconte n’importe quoi.
La faute au GABA
La physique quantique n’est pas la seule victime de ce thriller. Les neurosciences y sont aussi largement martyrisées. « Un romancier connu pour avoir popularisé des conjectures historiques farfelues – comme celle selon laquelle Jésus et Marie-Madeleine se seraient mariés et leurs enfants auraient formé une lignée royale – et pour avoir confié à son ex-épouse le soin de faire toutes ses recherches, n’est peut-être pas l’autorité la plus fiable en matière de neurosciences », a ironisé The Times. Pour Dan Brown, un neurotransmetteur, le « Gaba » (pour « gamma-aminobutyric acid »), bloquerait l’accès à la conscience universelle. « A cause de cette simple molécule, les humains ne peuvent percevoir la réalité dans sa globalité, telle qu’elle est » assure Katherine Solomon. Heureusement, au cours de l’Histoire, quelques prophètes et génies, tels Newton, Galilée ou Einstein, ont su faire baisser leur taux de Gaba pour entrevoir « des choses invisibles au commun des mortels ». Nous autres, esprits plus limités, n’avons qu’à attendre le moment de notre décès pour que « notre perception s’ouvre » et nous offre ainsi une vie plus riche après la mort.
Le roman présente comme des « savants respectés » une liste de chercheurs ayant basculé dans les pseudosciences et qui sont vivement critiqués au sein de la communauté scientifique, tels Rupert Sheldrake, père de la « résonance morphique » ou Russel Targ et Harold Puthoff, qui ont mené des expériences sur la vision à distance jamais reproduites. Encore la faute, selon Katherine Solomon, à ces fichus Gaba. « Exiger la reproductibilité des expériences pour valider un modèle, c’est mettre la barre trop haut quand il s’agit d’étudier la conscience. C’est même contre-productif. Ça provoque des débats dans ce champ de recherche et ruine des carrières ». C’est donc toute la méthode scientifique qu’il faudrait mettre à la poubelle pour gober ces élucubrations.
Une promotion de la « noétique »
Dan Brown ne cache nullement qui est sa principale source. Dans les remerciements, il rend un hommage appuyé « aux grands savants de l’Institute of Noetic Science », qui éclaireraient « le monde d’un jour nouveau ». Cet institut a été cofondé dans les années 1970 par l’astronaute Edgar Mitchell, passionné par le paranormal. Aujourd’hui dirigée par Dean Radin, l’organisation fait la promotion de la parapsychologie, une pseudoscience qui tente d’accréditer des phénomènes comme les perceptions extrasensorielles ou la télékinésie.
Tiré en France à 500 000 exemplaires et promu par des critiques qui ont visiblement fortement baissé leur taux de Gaba, du Point (« un chef-d’œuvre de tension et de rebondissements, aussi profond que divertissant ») au Parisien (« un texte prenant, angoissant car extrêmement documenté »), l’ouvrage a tout du rouleau compresseur de la rentrée, détrônant déjà La Femme de ménage de Freida McFadden. Il faut dire que depuis la parution du Da Vinci Code en 2003, une autre époque, la fiction a pris le dessus sur la réalité, comme le décrit bien le sociologue Gérald Bronner dans son nouvel essai A l’assaut du réel. Entre théories du complot, perte de confiance dans les autorités et attaques contre la science, notre monde s’est mis à ressembler à un roman de Dan Brown.
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Author : Thomas Mahler
Publish date : 2025-09-17 16:00:00
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