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Grève du 18 septembre : pourquoi les syndicats réussissent là où « Bloquons tout » a échoué

Grève du 18 septembre : pourquoi les syndicats réussissent là où « Bloquons tout » a échoué

« Pas de blocage du pays, mais des tensions », titrait le journal télévisé de France 2, le soir du 10 septembre. Malgré une immense couverture médiatique et de nombreux articles en amont, le mouvement « Bloquons tout » a fait « pschitt », et ses quelque 197 000 participants font pâle figure face aux près d’un million de manifestants attendus ce 18 septembre, à l’appel de l’intersyndicale.

Un contraste saisissant, lorsqu’on sait qu’il y a quelques jours encore, la France s’interrogeait pour savoir si une page de l’histoire des mouvements sociaux s’était définitivement tournée. Dans Le Monde, l’historienne Marion Fontaine parlait ainsi d’une « transition inachevée » marquée par « le déclin des syndicats », et s’interrogeait : « les anciennes formes de lutte ont quasiment disparu, et on peine encore à voir ce qui va prendre leur place ».

Pour Guy Groux, directeur de recherche honoraire au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) et spécialiste du syndicalisme, ce débat sur les formes de mobilisation n’a rien de nouveau : « Il existe depuis au moins cinquante ans ! Le sociologue Alain Touraine, très influent à l’époque, défendait déjà l’idée que les ‘nouveaux mouvements sociaux’, comme le féminisme, le régionalisme, ou encore les luttes liées à l’immigration, représentaient des formes de contestation radicalement différentes des mobilisations syndicales traditionnelles, et qu’ils jouaient un rôle bien plus transformateur sur la société ».

Si les Français se sont habitués, dans les dernières décennies, à ce que les mobilisations soient déclenchées par les directions syndicales via des appels unitaires, historiquement, la plupart des mouvements sociaux partent de la base. C’est ce que nous rappelle l’historien Stéphane Sirot, spécialiste de l’histoire des grèves et du syndicalisme en France : « Dans de nombreux cas, c’est d’abord le terrain qui initie l’action, avant qu’elle ne soit reprise et amplifiée par les structures syndicales ».

Profil différent des manifestants

Ces formes de mobilisation « par le bas » ne datent évidemment pas des gilets jaunes. « Quand on parle de ‘nouveaux mouvements sociaux’, insiste Guy Groux, il faut rappeler que la notion vient des États-Unis, à l’origine des luttes pour les droits civiques portées notamment par le mouvement étudiant. À l’époque, il n’y avait ni ordinateurs, ni réseaux sociaux, et ça n’a pas empêché de donner naissance à un immense mouvement, capable d’influer sur l’agenda du Parti démocrate, de Kennedy à Johnson ». Il reste qu’Internet a bouleversé la forme de ces mouvements auto-organisés, qui pullulent depuis le début des années 2010 (Bonnets rouges, Nuit debout, gilets jaunes, pétition contre la loi Duplomb…). « Ce qui est plus récent, en revanche, c’est la capacité de certains de ces mouvements à s’étendre à l’échelle nationale grâce aux réseaux sociaux », reconnaît ainsi Stéphane Sirot.

Mais ces mouvements peinent, bien souvent, à trouver une traduction politique et sociale pérenne. C’est le cas des gilets jaunes, qui ont pourtant occupé l’espace public et médiatique pendant plusieurs mois. Mais selon Stéphane Sirot, l’opposition entre les deux formes de mobilisations n’est pas toujours pertinente. Il faudrait plutôt parler d’une forme de « synergie informelle », comme en témoigne le calendrier : « Ce qui est intéressant dans le cas du mouvement ‘Bloquons tout’, c’est qu’il a pesé sur le champ syndical lui-même. La mobilisation du 18 septembre n’était initialement pas prévue à cette date. Cela montre que ces mobilisations auto-organisées peuvent modifier les équilibres, y compris au sein du monde syndical. Ça avait déjà été le cas en 2016, à la fin du quinquennat Hollande, lors de la contestation de la loi travail. Une pétition en ligne avait dépassé le million de signatures, poussant les syndicats à avancer leur calendrier de mobilisation ».

Ce contraste peut aussi s’expliquer par le profil des manifestants. Si le 10 septembre a vu se révolter des radicaux pouvant être au chômage ou étudiants, le 18, c’est clairement la France qui travaille qui s’est mise à l’arrêt. Plus simple, pour paralyser le pays, d’être aiguilleur à la SNCF que bénéficiaire du RSA. Reste que c’est dans les vieux pots qu’on fait la meilleure confiture. Et lorsqu’il s’agit de bloquer le pays, il n’y a pas meilleur pot qu’une organisation syndicale.

Incapacité à créer du compromis

Si les gilets jaunes ont tiré leur force de l’absence de représentation, celle-ci a aussi été sa grande faiblesse. « Sans structure pérenne, explique Stéphane Sirot, les gilets jaunes n’ont pas réussi à s’inscrire dans la durée. Les syndicats, eux, sont des institutions au sens sociologique : ils se perpétuent, structurent les luttes, et offrent des leviers d’action aux citoyens ». Un constat largement partagé par Guy Groux, pour qui les syndicats traditionnels « conservent des ressources, des structures, et un savoir-faire qui leur permettent de produire des mobilisations collectives massives, qu’à ce jour, aucun autre type de mouvement social n’a montré une telle capacité ». Les Franciliens en font l’amère expérience : pour ce « jeudi noir », un peu plus de 80 % du personnel de conduite de la RATP se serait déclaré gréviste, selon Force ouvrière (FO).

Cette diversification du répertoire protestataire français et la multiplication de ces mouvements « venus d’en bas » trahissent un certain agacement. D’abord, le sentiment que les mobilisations traditionnelles ne permettent pas de faire avancer les choses. « Depuis le début des années 2000, nous dit Stéphane Sirot, les grandes mobilisations syndicales ont presque toutes échoué. En 2003, la réforme des retraites dans la fonction publique a suscité une mobilisation massive, sans succès. Même constat en 2007 sur les régimes spéciaux, en 2010 avec le passage de 60 à 62 ans, en 2016 contre la loi travail, ou encore en 2019-2020, où la réforme des retraites a été suspendue surtout à cause du Covid. Et bien sûr, l’échec de 2023, malgré des manifestations réunissant parfois plus d’un million de personnes. L’une des rares victoires reste celle contre le CPE en 2006 ».

Pour beaucoup de Français mécontents, ces échecs répétés sont le signe d’un syndicalisme à bout de souffle, incapable d’infléchir les décisions politiques. Ce sentiment d’impuissance nourrit la volonté de s’organiser autrement, et parfois même, comme c’était le cas le 10 septembre, d’avoir recours à des pratiques plus transgressives, comme les blocages, les occupations, les actions illégales. « Chez certains manifestants, il y a l’idée que seule la rupture avec des formes d’action traditionnelles peut produire des effets. La crise des résultats des syndicats alimente une crise des pratiques, et l’une comme l’autre se renforcent mutuellement », analyse Stéphane Sirot.

Plus qu’une crise de syndicalisme, la multiplication de ces fièvres sociales dit quelque chose de plus profond sur l’immobilisme du pays et son incapacité à créer du compromis. Si certains se désolent du manque de dialogue social en France, d’autres pestent sur le pouvoir de nuisance d’un syndicalisme trop peu représentatif (les taux de syndicalisation en France sont entre 7 et 10 %, selon les sources, très largement en dessous de la moyenne européenne), radical et irresponsable dans ses positions, et au pouvoir de nuisance sans limite.

Le modèle suédois ou allemand

Un paradoxe qui n’en est pas un, comme l’explique Guy Groux : « Ce que montrent les travaux en sciences sociales, c’est que plus un syndicat est faible, plus il adopte une posture radicale, défensive et revendicative, pour exister dans l’espace public. Un syndicat puissant, comme dans les pays nordiques, peut s’imposer par la négociation sans avoir besoin de recourir à la grève, qui est une arme coûteuse, en temps, en énergie militante et en ressources financières ».

Interrogé par L’Express sur l’incapacité française à réformer son État-providence, le politologue américain de Berkeley, Jonah D. Levy, opposait au modèle français le modèle suédois, dont le système de retraite « est le fruit d’un long processus de négociation entre les cinq principaux partis, ainsi qu’avec les syndicats et les organisations patronales ». Pour Guy Groux, la réforme des retraites est en effet « emblématique des difficultés françaises à mener à bien de grands projets de transformation : depuis 1993 sur ses neuf réformes à ce sujet, six ou sept ont déclenché des mouvements sociaux importants, souvent durables et parfois très radicaux ».

À titre de comparaison, l’Allemagne de Schröder a conduit au début des années 2000 de profondes réformes du marché du travail, de la santé et des retraites. Des mesures douloureuses, mais qui n’ont jamais été remises en cause. En France, la réforme de 2023, qui a suscité une mobilisation de grande ampleur, ne suffira pas à équilibrer notre système des retraites, mis à mal par la démographie (c’est ce que montre un rapport de la Cour des comptes publié au début de l’année). Ceux qui s’inquiétaient que le « vieux monde », celui des piquets de grèves et des mobilisations intersyndicales, soit mort dans les boucles Telegram de « Bloquons tout » peuvent donc se rassurer : dans quelques années, ils pourront réinvestir les rues de France contre une nouvelle réforme des retraites.



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Author : Baptiste Gauthey

Publish date : 2025-09-18 11:59:00

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