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Ces médecins qui sortent de leur retraite face aux déserts médicaux : « J’ai vu des choses invraisemblables »

Ces médecins qui sortent de leur retraite face aux déserts médicaux : « J’ai vu des choses invraisemblables »

Dans la salle d’attente flambant neuve du centre médical Odon Vallet, dans le XIIIe arrondissement de Paris, Josias attend nerveusement d’être appelé par le Dr Valeyre, son pneumologue. Les yeux rivés sur la porte close du cabinet, le jeune homme a les traits fatigués : originaire d’Orléans, il s’est levé aux aurores pour prendre le train pour Paris, et honorer ce rendez-vous qu’il a eu tant de mal à décrocher. « À Orléans, il fallait attendre dix à douze mois avant de trouver un pneumologue disponible. Et les dépassements d’honoraires pouvaient atteindre jusqu’à 300 euros par rendez-vous, ce qui m’aurait fait renoncer aux soins », souffle-t-il. Ici, le patient n’aura pas à débourser de telles sommes – la quarantaine de spécialistes et médecins généralistes qui se relaient chaque semaine au sein des huits cabinets sont tous conventionnés secteur 1. Une autre particularité, plus inattendue, les relie : tous sont retraités, mais ont choisi de continuer à exercer quelques jours par semaine, pour lutter contre les déserts médicaux.

Alors que le Premier ministre Sébastien Lecornu vient d’annoncer sa volonté d’ouvrir 5000 nouvelles maisons « France Santé » d’ici 2027, afin de proposer à chaque Français une offre de soin « à moins de 30 minutes de son domicile », le centre Odon Vallet et l’engagement de ses médecins font figure de modèle pour les patients en situation d’errance médicale, nombreux à connaître un parcours de soins chaotique. « Tous les jours, nous accueillons des patients sans médecin traitant, ou qui ne parviennent pas à trouver de spécialistes. Certains baissent les bras et laissent leurs problèmes s’aggraver », explique Sadia Benhamou Kaddouri, directrice de la structure.

Le matin même, le gynécologue obstétricien Henri-Jean Philippe, officiellement en retraite depuis le mois d’août après 47 ans de carrière, raconte par exemple avoir croisé une patiente qui n’avait pas bénéficié de mammographie depuis des mois, faute de suivi régulier par un gynécologue. « On lui a diagnostiqué un cancer du sein débutant. Si on ne l’avait pas rencontrée, elle aurait eu un parcours différent », euphémise le docteur, qui assure que « toutes les patientes » prises en charge par ses soins à Odon Vallet étaient jusqu’alors victimes d’un « suivi inexistant ou interrompu », malgré certaines pathologies graves.

Dans la salle d’attente, Christian, qui rencontre pour la deuxième fois son gastro-entérologue, a bien conscience de l’importance d’une prise en charge rapide pour éviter des complications. Il se réjouit ainsi d’avoir pu obtenir un rendez-vous en quelques clics pour une fibroscopie. « Partout ailleurs, il fallait attendre un à deux mois minimum, alors qu’on m’avait demandé de faire cet examen le plus vite possible. Ces médecins retraités m’ont permis de trouver une solution », apprécie-t-il. Ouvert il y a six mois, le centre a déjà accueilli 2 500 patients, et recruté 35 médecins retraités – la plupart ayant occupé durant leur carrière des postes très prestigieux de professeurs d’université – praticiens hospitaliers (PUPH). Le succès est tel que Jérémy Renard, cofondateur du projet, annonce déjà à L’Express « l’ouverture prochaine » d’un second centre à Grenoble.

Pertes de chance

Partout en France, faute de médecins actifs disponibles, des initiatives similaires se multiplient. À Plougasnou, petite commune du Finistère, l’engagement des médecins retraités a permis aux 3 000 habitants – un chiffre qui se multiplie par trois durant l’été – de continuer à bénéficier d’une offre de soin correcte. Le 31 décembre 2023, alors que les deux derniers généralistes de la commune partent à la retraite ou déménagent, la mairie se retrouve face à un mur. Malgré des flyers distribués dans « toutes les grandes villes de France », une vidéo promotionnelle pour mettre en avant les atouts de cette commune littorale et des locaux flambant neufs, Plougasnou ne reçoit presque pas de candidatures. « Deux médecins seulement ont répondu, dont un qui n’était disponible que dans un an, et un autre qui a dû se désengager pour des raisons personnelles », raconte Laurène Pasquier, adjointe municipale chargée de la Santé.

Alors que la ville de Plougasnou n’est pas considérée par l’ARS comme une zone prioritaire, les aides se font rares. « Pourtant, notre population est vieillissante, et 30 % sont même touchés par des affections longue durée. Nous accueillons 4 000 patients à l’année », regrette Laurène Pasquier. Le Dr Michel Biette, ancien généraliste de la commune, propose alors de reprendre du service quelques matinées par semaine – et motive son réseau à faire de même. Tandis que la mairie met à leur disposition un centre municipal, certains professionnels repassent devant l’Ordre pour recevoir l’autorisation de continuer à exercer, et d’autres réalisent même des stages spécifiques pour remettre le pied à l’étrier. « Ils sont désormais sept retraités à se relayer sous le statut d’agents communaux, ce qui les fait bien rire », s’amuse Laurène Pasquier, qui précise que cette situation éphémère « continuera jusqu’à ce qu’un autre généraliste soit recruté ».

Pour certains patients, cet engagement des médecins retraités est primordial, voire vital. Le Dr Hubert Vivier, officiellement à la retraite depuis 18 mois, peut en témoigner. Malgré un repos bien mérité après une longue carrière dans l’Eure-et-Loir, où les journées de consultation se finissaient rarement avant 22 heures, le médecin a décidé de reprendre du service plusieurs fois par an, dans l’une des neuf structures gérées par l’association Médecins Solidaires dans des déserts médicaux. En échange, il est hébergé gratuitement sur place et reçoit un salaire de 1 000 euros par semaine. « J’ai vu des situations invraisemblables : des diabètes ou des hypertensions qui n’étaient pas suivis depuis des années, des cancers qui n’étaient pas dépistés, ou trop tardivement », raconte le Dr Vivier. Récemment, il a par exemple découvert une anomalie cardiaque « très évidente » chez l’une de ses patientes, qui a rapidement été équipée d’un pacemaker. « Jusqu’alors, elle n’était pas suivie. Je l’ai revue la semaine dernière, et elle était radieuse. C’est pour ça que j’ai choisi de faire médecine il y a cinquante ans », se réjouit-il.

« Denrées rares »

Même bilan pour son confrère Jean-Loup Bouchard, 69 ans, l’un des « recordmen » de l’association Médecins Solidaires, avec 14 semaines sacrifiées sur sa retraite cette année pour accompagner des patients partout en France. Malgré plusieurs décennies de pratique, le généraliste s’étonne toujours de l’explosion de la demande dans certains territoires. « J’ai récemment fait un dépannage dans les Deux-Sèvres, et j’ai reçu des patients qui avaient roulé 20 ou 40 kilomètres pour venir me voir. Certains consultent dans des cabines de téléconsultation ou directement aux urgences, d’autres passent de généraliste en généraliste sans avoir de suivi spécifique, ce qui n’est selon moi pas convenable », regrette-t-il. Au fil de ses rendez-vous éphémères dans la Creuse ou dans le Cher, cet ancien médecin du sport a vu des patients « très éloignés du soin », s’exposant sans le savoir à des risques accrus « d’AVC, d’infarctus, de surcharge pondérale ou d’intoxications tabagiques ». « Dans certains départements, les généralistes sont des denrées rares. On trouve des chiffres faramineux de diabètes non-traités », peste le docteur.

Comme lui, près de 23 000 médecins retraités continuaient ainsi d’exercer au 1er janvier 2025, selon les derniers chiffres de l’Atlas de la démographie médicale en France, publié chaque année par le Conseil national de l’Ordre des Médecins. À Albi, dans le Tarn, le Dr Jean-Marie Franques, « seulement 71 ans et demi », comme il aime à le dire, ne se voit pas couler des jours heureux en sachant qu’une partie des Français ne peuvent pas se soigner convenablement. Après une année complète de retraite, il a retrouvé sa blouse en juin 2023, pour ouvrir à Albi un cabinet médical uniquement composé de retraités, sous un statut associatif.

« On s’adresse aux étudiants, aux réfugiés, aux touristes qui n’ont pas de contact sur place, aux malades chroniques dont le médecin est parti à la retraite et n’a jamais été remplacé… », liste-t-il, amusé de pratiquer « plus que jamais la langue anglaise » pour répondre aux besoins de cette patientèle. La règle est la même pour les dix confrères avec lesquels il partage son cabinet : les médecins viennent quand ils le souhaitent, pour un salaire de 50 euros nets de l’heure. La recette semble fonctionner : en deux ans, une seule demi-journée de rendez-vous n’a pas pu être honorée au sein du centre. En 2024, plus de 16 000 consultations y ont été pratiquées.



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Author : Céline Delbecque

Publish date : 2025-09-20 10:30:00

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