Qu’est-ce que commander ? Cela s’apprend-il ? Cela s’organise-t-il ? Cela s’improvise-t-il ?…. Pour répondre à ces questions – et à d’autres – nous avons interrogé le général François Lecointre, ancien chef d’état-major des armées (de 2017 à 2021), aujourd’hui grand chancelier de la Légion d’Honneur, et auteur d’Entre guerres, un livre très fin et littéraire sur son parcours, l’engagement et la fraternité dans le combat (Gallimard, 2024). Pour L’Express, il explore les ressorts de l’autorité, revient sur son expérience de chef d’état-major des armées, et regrette que « dans l’Etat et la République, il n’y ait guère que le ministère des Armées pour faire les choses aussi sérieusement : planification, évaluations, adaptations… ».
L’Express : Qu’est-ce que « commander » dans l’armée ?
Général François Lecointre : Vaste question ! Quand on parle de commandement, il faut avant toute chose insister sur l’étymologie du verbe. « Co » et « mander » : je mande avec. Soit l’inverse de la vision caricaturale d’une autorité verticale, qui s’impose a priori. Commander, dans l’armée, c’est l’art de convaincre et d’obtenir l’adhésion de ses subordonnés pour accomplir l’acte extrême, le plus difficile à commettre qui soit : donner la mort, au péril de sa vie. Cela nécessite, d’abord, une transcendance, c’est-à-dire une conscience de la cause supérieure qui justifie de transgresser ce tabou absolu. Et cela implique, aussi, que celui qui commande a une grande responsabilité envers ceux qu’il dirige. Il ne s’agit pas seulement de donner des ordres, mais aussi de s’assurer que chaque membre de l’équipe comprend et adhère à la mission. Sachant qu’au bout du compte, chacun conserve son libre arbitre au moment d’exécuter l’ordre ou non.
Comment l’acte de commander intègre-t-il cette dimension « en dernier ressort » du libre arbitre ?
Elle s’impose à tous les niveaux de la hiérarchie, d’ailleurs, les règlements militaires, ainsi que les lois internationales, précisent bien que l’obéissance à un ordre manifestement illégal n’exonère pas de la responsabilité personnelle. On ne peut pas se réfugier derrière un ordre illégal, car la légitimité de l’acte est tout aussi importante que sa légalité. Cela signifie que chaque soldat doit non seulement comprendre l’ordre et ce qu’il implique en termes opérationnels et techniques, mais aussi apprécier les motivations proprement politiques dont il procède et juger de son bien-fondé moral. Cela implique que chaque membre de l’équipe soit capable d’évaluer la légitimité et l’éthique des actions qu’il est appelé à accomplir.
Comment se construit l’adhésion ?
Par une multitude de choses, qui peuvent prendre la forme de processus très concrets. Par exemple : tout ordre passe par une phase de contestation et d’analyse. Un brouillon d’ordre circule parmi la troupe et chacun, à tous les niveaux de la chaîne, peut proposer de l’amender. Une fois la discussion close, l’ordre s’exécute loyalement, dans l’esprit autant que dans la lettre. De sorte que le commandement ne transmet pas une liste de consignes, il crée une mission.
En dehors du libre arbitre qui peut s’appliquer quant à la légitimité de l’ordre, le commandement doit-il laisser une place à l’initiative ?
L’initiative est essentielle. Car la guerre est une confrontation de volontés, pas l’exécution mécanique d’un plan. Chaque échelon doit avoir sa part d’initiative pour adapter son comportement en fonction de la situation et de l’ennemi. Quand j’étais étudiant à Saint-Cyr, le Général Lagarde (NDLR : alors chef d’état-major de l’armée de terre) était venu nous faire une conférence dont je me souviendrai toute ma vie. Il nous avait notamment dit cette phrase géniale : « l’initiative au combat est aujourd’hui la forme la plus élaborée de la discipline. » Cette agilité est essentielle, car la guerre ne se réduit pas à une application mécanique de plans établis.
Dans Vers l’armée de métier, le général de Gaulle, dit que « la véritable école du commandement est la culture générale ». Cela vous parle-t-il ?
Cela me parle totalement. L’acte de guerre est un acte politique, qu’il faut comprendre et décanter dans sa dimension géographique, historique, sociologique etc. L’étude de ces différents aspects constitue une sorte d’entonnoir au bout duquel on définit un ordre qui, lui, a des conséquences techniques. Avant de partir en opération à Sarajevo (NDLR : où, Capitaine, il a mené l’assaut pour reprendre le pont de Vrbanja aux forces serbes bosniaques), nous avons d’abord eu des semaines de préparation pendant lesquels nous avons étudié l’histoire de la Serbie, de la Bosnie, l’héritage de Tito etc. La compréhension de la sociologie, de la culture, du fait que vous ayez des musulmans d’un côté et des orthodoxes de l’autre, tout cela est indispensable pour évaluer quelles vont être les réactions des uns et des autres, le degré d’opposition voire de barbarie auquel vous allez être confronté.
Ensuite, on passe à la dimension technique. Comment est-ce que je fais un poste de combat avec les sacs à sable de l’ONU ? Comment est-ce que j’utilise mon verre blindé et de quel type de tirs me protégera-t-il ? De quelle façon est-ce que je risque d’être agressé par des produits chimiques ? Etc. Mais être obnubilé par l’aspect technique dans la décision est doublement dangereux. D’abord, cela réduit à une vision très étroite, très mécanique, trop précise de ce que l’on doit faire : cela garantit de passer à côté des déterminants de l’action, à côté des déterminants de la volonté de l’ennemi. Ensuite vous n’obtiendrez pas l’adhésion des troupes dont on a parlé avant, et qui est fondamentale.
Je vous livre la fin de la citation de De Gaulle : « Par la culture générale, la pensée est mise à même de s’exercer avec ordre, de discerner dans les choses l’essentiel de l’accessoire, d’apercevoir les prolongements et les interférences, bref de s’élever à ce degré où les ensembles apparaissent sans préjudice des nuances. » La culture générale muscle-t-elle l’instinct dans le commandement, en situation urgence ?
Je crois qu’il faut décorréler l’instinct de l’urgence. L’instinct dont parle De Gaulle, c’est la « touche finale » qui s’ajoute à l’analyse objective de l’ensemble des facteurs qui conduiront à une décision. Une sorte de perception qui tient à votre personnalité, elle-même forgée par votre expérience et votre culture générale. Et c’est là qu’intervient l’instinct, qui est aussi une forme de sensibilité à certaines choses, et qui fait qu’un chef aura, dans la façon dont il commande, dans les ordres qu’il donne, aussi une touche personnelle et unique.
Est-ce nécessaire dans la conduite de la guerre ?
C’est inévitable. En revanche, il faut en finir avec la représentation fantasmagorique du chef seul dans sa tour d’Ivoire qui va, seul, avoir l’idée de génie qui lui permettra de l’emporter. Dans la guerre moderne ça n’existe pas. Et je pense qu’il vaut mieux que ça n’existe pas. Plus vous montez en responsabilité, plus les ordres que vous donnez sont encadrés ou préparés par le travail d’un état-major – quelques dizaines de personnes pour un chef de corps, à une centaine de personnes ou un peu moins pour un général de brigade, à 150 personnes pour un général de division, etc. Ça doit pousser à la modestie. Quand vous êtes chef d’état-major des armées et que vous êtes amené à contester de ce que le président de la République demande – qui est toujours une contestation très courtoise mais ferme – vous allez lui proposer des options. Et ce n’est pas vous, « le génial chef d’état-major des armées » qui allez lui proposer des options, c’est l’ensemble du centre de planification des opérations, l’ensemble de l’état-major des armées, les centaines d’officiers qui vont faire établir les analyses et dégager des propositions.
Vous disiez qu’il fallait distinguer l’instinct de l’urgence. Commander, c’est parfois être contraint de prendre des décisions dans l’urgence, non ?
Bien sûr, même si tout le but est d’éviter d’être pris au dépourvu. Vous remarquerez, au reste, que les armées sont les reines de la planification. Un exemple que tout le monde peut avoir en tête : la loi de programmation militaire est fixée pour 6, 7 ans… On sait bien qu’on reverra les objectifs et qu’on actualisera la loi en cours de route. Mais l’étape originelle de la planification est essentielle. Je trouve, d’ailleurs, assez dramatique que dans l’État et la République, il n’y ait guère que le ministère des Armées pour faire les choses aussi sérieusement : planification, évaluations, adaptations… Oui, ce sont des projections dont on sait qu’on ne les atteindra jamais. Mais ce n’est pas une raison pour s’en exonérer : elles sont indispensables.
Même si tout est fait pour éviter l’imprévu dans le combat, il y a bien des moments où l’on doit commander et prendre des décisions dans l’urgence…
Bien entendu. Alors, l’intuition, le coup d’œil, va être absolument indispensable. Plus on descend « au contact », plus on est dans la confrontation, dans la mêlée guerrière, dans la bataille et dans sa conduite, et plus il y a de risques qu’on doive réagir à l’intuition. Et là encore, cette décision que vous prenez, à l’instinct, de façon quasi réactive, doit emporter la décision de vos subordonnés, alors que vous n’avez plus le temps d’expliquer, plus le temps des « brouillons d’ordre » etc. Donc là, ça repose sur la confiance, sur l’adhésion qu’ils manifestent à votre personne, parce que vous êtes leur chef, qu’ils vous ont reconnu comme tel. Parce que précisément, chaque fois que vous avez eu le temps de le faire, vous avez discuté avec eux des décisions, vous avez construit, progressivement, un processus d’adhésion, vous avez bâti votre autorité.
Cela me rappelle un passage de votre livre, Entre Guerres : vous décrivez un moment où, en proie à la terreur d’avoir été victime d’une attaque au gaz toxique, vous trouvez la force de résister à la panique dans le regard de vos hommes. « J’ai appris à chercher dans le regard de mes compagnons le surcroît de contraintes que je savais ne pas parvenir à m’imposer seul. », écrivez-vous. Ce regard vous « obligeait » ou il vous donnait la confiance de la fraternité ?
Les deux. Car dans la confiance vous avez de l’exigence. Et c’est pour ça que ça vous tient debout, et droit, le plus droit possible.
Source link : https://www.lexpress.fr/societe/lart-du-commandement-par-le-general-lecointre-quand-on-est-chef-il-ne-faut-pas-imposer-mais-RTVP2RDR6ZBWFMCKRMNIRNQBYQ/
Author : Anne Rosencher
Publish date : 2025-09-21 15:00:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.