L’Express

EXCLUSIF. Alexandre Orlov : ces documents qui révèlent que l’ambassadeur de Poutine espionnait pour le KGB en France

EXCLUSIF. Alexandre Orlov : ces documents qui révèlent que l’ambassadeur de Poutine espionnait pour le KGB en France


« Êtes-vous vraiment certains de vouloir faire un article sur moi ? », interroge Alexandre Orlov, lors d’un dernier échange au téléphone. Pas d’intimidation dans ce questionnement courtois, mais une pointe de reproche quand même. L’ex-ambassadeur de Russie en France se dit menacé depuis une intervention sur LCI, en juillet, où il a récité avec talent, une fois de plus, les obsessions poutiniennes, « l’Otan cherche à nous attaquer, c’est sa raison d’être » ou « l’Ukraine n’a jamais existé comme un Etat-nation ». Il craint pour sa sécurité, celle de sa famille. Car même si le diplomate qualifie la France d' »Etat totalitaire », il y vit toujours, ses enfants sont scolarisés au collège et dans une université parisienne.

C’est lui qui a choisi le lieu de notre premier rendez-vous, en mai. Une brasserie modeste, avenue du Roule à Neuilly. Il arrive à pied. Silhouette élancée, peut-être un peu plus courbée par le poids des années. Le temps file, huit ans déjà depuis sa splendeur d’ambassadeur, ces soirées à sa résidence de l’Hôtel de l’Estrées où se pressait le gotha, Jean-Pierre Chevènement, François Fillon, Hubert Védrine, Marine Le Pen et sa nièce Marion, quelques grands patrons dont l’ex-PDG de Total, Christophe de Margerie, des intellectuels aussi, Pascal Boniface, Hélène Carrère d’Encausse. On y dégustait des coupelles de caviar en levant les flûtes de cristal en l’honneur de la Russie éternelle.

Acier liquide dans les pupilles

« Orlov a été un très bon ambassadeur de la recherche d’honorabilité russe. Il aime la France, s’y est intéressé, contrairement à d’autres. C’est un parfait représentant du courant européen de la Russie », décrit l’ancien ministre Jean de Boishue, conseiller à Matignon entre 2007 et 2012. En octobre 2017, après avoir organisé la rencontre à Versailles entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine, Orlov est remplacé par Alexei Mechkov, un gardien de la ligne dure du régime, qui ne parle pas français et se désintéresse de la culture. « Une erreur de casting », grince parfois Orlov.

A 77 ans, l’homme apparaît amaigri, le col de la chemise flottant sur son cou sec. Sourire cordial, voix douce, une imperceptible pointe d’accent dans un français littéraire. L’air patelin, forcément. Mais le regard – ah ce regard ! – lui n’a pas changé. Glacial, perçant. De l’acier liquide dans les pupilles.

Pourquoi être resté en France après 2017 ?, lui demande-t-on. Parce qu’il y a passé plus de la moitié de sa vie, parce qu’il aime la France, son patrimoine, sa culture, ses grands auteurs. Mais la Russie lui manque. Lors d’une conversation ultérieure, il s’émerveillera de ces jeunes couples récemment aperçus dansant sur les quais de la Moskova, juste en face du parc Gorki, à Moscou. Anecdote cohérente avec la propagande officielle d’un pays joyeux, soudé par la guerre. « Vous voyez des gens danser dans les rues de Paris ? On ne danse plus en France ». Dans la brasserie, il lance même une comparaison osée : « Il y a aujourd’hui plus de liberté à Moscou qu’à Paris ».

« Troupeau de moutons »

Sa thèse rejoint celle du discours munichois de J.D. Vance, le vice-président trumpiste des Etats-Unis, qu’il cite abondamment. La liberté d’expression en France serait étouffée par un « Etat profond » au profit d’une « pensée unique » forcément pro-démocrates américains et anti-russe. « Les gens sont formatés comme un troupeau de moutons. Ça commence à l’école », dit-il. Sa France rêvée lit Le Figaro, cite de Gaulle, se rappelle des alliances de revers du dix-neuvième siècle. Elle se méfie des nouvelles valeurs.

Il n’a presque plus de fonction officielle, si ce n’est secrétaire général du Dialogue de Trianon, un forum d’échange franco-russes, en sommeil. Mais il se démène pour porter le récit du Kremlin, partout où on l’invite, en mai à un colloque de l’ex-sénateur russophile Yves Pozzo di Borgo, où il a clamé que « la France au sein de l’Union européenne (lui) rappelle tristement l’Union soviétique », début septembre sur Radio Classique, en décembre 2024 auprès du média pro-russe Omerta. Au Cercle de l’Union interalliée, où il parraina jadis Eric Zemmour, qu’il qualifie sérieusement de « dissident », il fait scandale en campant un Joe Biden « sénile » « Les relations entre la France et la Russie sont tellement dégradées que sa place n’est plus ici », commente, cinglant, Denis de Kergorlay, le président de l’Interallié, un proche désormais fâché.

A quoi joue Alexandre Orlov ? Est-il un retraité francophile ou bien un porte-parole officieux du Kremlin, un agent d’influence ? Un épisode de son parcours resté tabou pendant quarante ans ajoute au mystère ; il jette une lumière sur ces arrangements souterrains que les grandes puissances n’aiment pas trop commenter au grand jour. C’est un secret d’Etat, mais la France l’a très tôt identifié comme un espion important du KGB, le service secret soviétique. Plus précisément au cours du premier de ses cinq séjours en France, comme conseiller culturel de Moscou à Paris, de septembre 1971 à janvier 1979.

Selon des documents officiels du quai d’Orsay que L’Express peut révéler, la DST, le contre-espionnage français, s’était même formellement opposée à son retour sur le territoire français. « Monsieur Orlov a eu, au cours de séjours précédents, une ‘activité opérationnelle caractérisée’ pour le compte du KGB : il a été impliqué dans une manœuvre contre un couple français et dans une tentative de chantage à l’égard de l’écrivain soviétique émigré Siniavski », écrit, le 26 août 1985, la sous-direction d’Europe orientale du quai d’Orsay, pour le directeur de cabinet du ministre Roland Dumas, sur la base des informations de la DST. Le 13 novembre 1985, le visa est refusé de façon « définitive », lit-on dans un courrier ultérieur du 17 décembre. L’URSS ne tarde pas à répliquer… en bloquant les visas de deux diplomates français.

Orlov a été impliqué « dans une manœuvre contre un couple français et dans une tentative de chantage à l’égard de l’écrivain soviétique émigré Siniavski », précise cette note.

Andreï Siniavski est un écrivain russe né en 1925, spécialiste de science-fiction. En 1973, après cinq ans et neuf mois de camp de concentration pour publications « à caractère anti-soviétique », le régime soviétique l’expulse vers la France. L’Express lui consacre d’ailleurs sa Une du 27 août 1973 ; au détour d’une phrase, il est question de Iegor, son fils de huit ans. Devenu écrivain, sous le nom de Iegor Gran, il a raconté l’histoire de son père dans les Services compétents (POL), publié en 2020. Il y conte son arrestation, l’absurde enquête menée par le lieutenant du KGB Evgueni Ivanov, qui finira directeur de la section chargée de la chasse aux dissidents.

« Bien sûr, on va collaborer »

La suite de l’histoire pourrait presque servir de trame à un deuxième tome. Contacté par L’Express, Iegor Gran se souvient bien d’une tentative de chantage menée en France sur son père : « Bien sûr, mes parents me l’ont racontée. C’est à la fin des années 1970, il y a notamment ce fameux Ivanov qui recontacte mon père, à Paris. Il menace de répandre la rumeur qu’il était un agent du KGB. Ma mère, qui était un personnage, s’est occupée de tout. Elle a dit « bien sûr, on va collaborer », et elle a enregistré toutes ses conversations avec les espions, avant de les transmettre à la DST ». Pour le KGB en France (Grasset), publié en 1987, le journaliste Thierry Wolton a obtenu la liste des diplomates soviétiques expulsés du territoire sous la cinquième République. Evgueni Ivanov y figure bien, son éloignement remonte à 1976.

Lorsqu’on lui partage ces accusations, Alexandre Orlov se récrie. Il assure n’avoir jamais rencontré Andrei Siniavski et oppose un récit alternatif : « Ce sont les Américains qui ont envoyé une circulaire après l’affaire euromissile, en 1983. J’avais fait partie d’une délégation de négociateurs avec les Etats-Unis, à Genève. Comme les relations s’étaient durcies, ils ont assimilé tous les diplomates à des agents du KGB ». Une histoire qu’il détaille également dans ses mémoires, Un ambassadeur russe à Paris (Fayard), publiés en 2020, où il évoque ce visa refusé : « Des années après, quand j’étais déjà de nouveau en France, j’ai appris que c’était le prix que je payais pour ma participation aux négociations sur les armements stratégiques à Genève ».

« Chargé d’une mission de noyautage »

Un autre document du quai d’Orsay invalide cette version d’un gouvernement français aux ordres des Américains. Daté du 29 février 1980, il est signé de Pierre Enfoux, chef du bureau des visas et des passeports diplomatiques. Le haut fonctionnaire fait savoir à ses services que le ministère de l’Intérieur « s’oppose formellement » à la venue d’Alexandre Orlov en France, prévue pour cinq jours et pour des entretiens « concernant la période de 1939 à 1945 ». « Celui-ci, en poste à Paris de 1971 à 1979, est en effet maintenant connu pour avoir été chargé d’une mission de noyautage dans le milieu de l’émigration. Il est vraisemblablement envoyé en France pour « prendre la place d’un colonel rappelé en URSS ». Il a, d’autre part, été personnellement mêlé à l’affaire Siniavski », écrit Enfoux. En clair, Beauvau soupçonne Orlov de rejoindre l’appareil du KGB en France.

Datée du 29 février 1980, la note est signée de Pierre Enfoux, chef du bureau des visas et des passeports diplomatiques.Datée du 29 février 1980, la note est signée de Pierre Enfoux, chef du bureau des visas et des passeports diplomatiques.

En bas à droite du courrier est griffonné à la main le nom du « commissaire divisionnaire Nart », c’est-à-dire Raymond Nart, directeur adjoint de la DST. Auprès de L’Express, il se montre d’abord réticent à témoigner. Puis, quand nous lui indiquons que son nom est cité, il nous rappelle : « Bien sûr que je me souviens de Siniavski. Il n’y a pas d’erreur. Je m’en suis occupé personnellement. Ivanov est venu à Paris spécialement pour cette affaire. On l’avait interpellé, je crois. A l’arrière-plan, c’était Orlov. C’était un type du KGB, on ne s’est pas trompé. Vous imaginez bien que quand on cataloguait les gens, on faisait attention. Il est toujours là ? Incroyable » Le commissaire nous demande de mentionner ce qui s’est passé ensuite : « Jean-Bernard Raimond est venu dans mon bureau, à la DST, pour faire pression ».

« J’ai bien eu mon visa en 1980 »

En mars 1986, les élections législatives donnent une majorité à la droite. Jacques Chirac s’installe à Matignon et nomme comme ministre des Affaires étrangères Jean-Bernard Raimond, auparavant… ambassadeur à Moscou, où il a très bien connu Alexandre Orlov, chargé des relations diplomatiques avec la France. Malgré l’opposition de la DST, Orlov est autorisé à revenir, comme conseiller politique, puisqu’en la matière, la décision finale revient au quai d’Orsay. Son appartenance au KGB ne sera plus jamais mentionnée.

Avisé de ces éléments discordants avec sa « théorie américaine », Alexandre Orlov maintient sa position : « J’ai bien eu mon visa en 1980. Et j’avais des relations cordiales avec des membres du KGB mais je n’en étais pas. Peut-être la DST m’a-t-elle vu avec l’un d’entre eux dans la rue, a-t-elle confondu ? Je ne sais pas ».

Il n’est pas le premier ambassadeur identifié comme un agent du renseignement russe. Selon Vassili Mitrokhine, un archiviste du KGB passé au Royaume-Uni après la guerre froide, avec des milliers de dossiers secrets, Ivan Ippolitov, le conseiller politique de l’ambassade à Londres en 1973, était un espion. Il sera nommé ambassadeur en Suisse de 1984 à 1987.

Certains imaginent Alexandre Orlov aujourd’hui en réserve, dans un rôle de diplomatie parallèle, quand il faudra négocier vraiment avec la Russie. Seule certitude, le vieil ambassadeur à la vie de roman poursuit son travail d’influence en clair-obscur. Lors d’une rencontre avec la presse diplomatique française, au printemps, il a conseillé, pour comprendre Vladimir Poutine, de lire le numéro de L’Express sur Vladislas Surkov, le « mage du Kremlin ». Quand nous lui citons les propos belliqueux du « mage », comme « nous nous étendrons dans toutes les directions, aussi loin que Dieu le voudra », il sourit : « Il parle de l’esprit russe. Ce n’est pas à prendre littéralement ». Ultime pirouette d’un expert en la matière.



Source link : https://www.lexpress.fr/societe/exclusif-alexandre-orlov-ces-documents-qui-revelent-que-lambassadeur-de-poutine-espionnait-pour-le-KRLL2SCQPNFIDKGTJ2QBMLS7LE/

Author : Etienne Girard, Béatrice Mathieu

Publish date : 2025-09-23 16:24:00

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Tags : L’Express