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« Oui », de Nadav Lapid : le masochisme comme un jeu de farces et attrapes

« Oui », de Nadav Lapid : le masochisme comme un jeu de farces et attrapes

Il faut être maso pour ne pas sortir de la projection de Oui, le film de Nadav Lapid. Je dois l’être un peu, et ne pas être le seul, car la salle était pleine, très peu sont sortis, deux ou trois personnes, et seulement dans les dernières minutes, peut-être pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec le film.

Des masochistes, il y en a aussi à l’écran, à commencer par le héros du film, un certain Y. (Ariel Bronz, extraordinaire acteur), musicien de renom qui se voit proposer de composer la musique d’un hymne dont les paroles prônent clairement la destruction de Gaza et l’extermination de ses habitants, tous qualifiés de « porteurs de croix gammées ». Ce texte n’est pas du tout dans les convictions d’Y., mais avec tout le fric que va lui rapporter cette commande ignominieuse, comme il le dit à sa femme : « Avec ça, j’en connais une qui va porter du Chanel, cet hiver. » Derrière le cynisme théâtral de ce joyeux drille, un cas de conscience qui le torture. L’homme souffre le martyre : habiller sa gonzesse en Chanel et offrir plein de jouets à leur enfant qui apprend tout juste à marcher, c’est aussi salir son honneur d’artiste opposé à la violence.

Il a réussi jusqu’à maintenant à éviter de tuer, par exemple en faisant son service militaire dans l’orchestre de Tsahal, mais il semble que là, le devoir patriotique l’ait rattrapé, à moins que ce soit l’appât du gain, ou alors ce truc qu’on a mis sur le compte de l’alcool ingurgité lors de la première scène du film, mais qui est en fait constitutif de sa personne et de ce qu’il incarne : le masochisme. En effet, lors de cette méga teuf inaugurale, musique à donf, friqués en goguette, gonzesses à gogo, nouba tellement indécente qu’on s’attend à la voir brusquement interrompue par un commando massacreur du Hamas – c’est ce que je redoutais. Mais non. Nadav Lapid nous épargne ce cliché, merci.

C’est quoi ce film, qu’est-ce qu’il veut dire ?

Ce qu’il nous montre en revanche, c’est son héros tenu en laisse par sa domina de compagne qui lui fout la tête dans la vasque de punch, puis dans la vasque de soupe champenoise, puis dans le tonneau de guacamole, qu’est-ce qu’on se marre à Tel Aviv, et ça se termine, plouf, par l’inévitable plongeon arrière dans la piscine. On s’inquiète de ne pas le voir remonter, on attend que maîtresse lâche son fouet et retire ses bottes pour aller secourir son lamentable soûlard et elle le fait, sauvant son clebs de la noyade éthylique devant les fêtards goguenards.

Commence alors l’introspection dans les tréfonds de la mauvaise conscience de ce musicien corrompu par l’argent. A se demander si toutes ces sociétés embarquées ce temps-ci dans le tourbillon des guerres, des colonisations, des génocides exterminateurs, si leurs chefs et leurs peuples n’ont pas trouvé dans l’accomplissement de leurs crimes de moins en moins prescriptibles, une façon d’attiser le feu du péché qui les dévore, de battre leur coulpe jusqu’à la jouissance, et d’atteindre le coït au bout la douleur morale du sacrilège. La banalité ne rend pas le mal invisible, ils le voient très bien, le mal, ils en sont ivres de le voir. D’en être les auteurs les fait se sentir vivants. Plus on les accuse, plus on les supplie d’arrêter, plus ils en rajoutent. Plus on les dénonce, plus ils se consument d’extase. La paranoïa est une des manifestations les plus savoureuses du masochisme.

A part ça, pour parler du cinéma de Nadav Lapid, il y a du Godard des années 1960 dans la liberté, la recherche d’épate, le questionnement : c’est quoi ce film, qu’est-ce qu’il veut dire ? Il y a aussi du Buñuel dans sa caricature de la bourgeoisie décadente. Et puis, dans la scène presque finale, allégorie fétichiste censée résumer l’état de la société israélienne, j’ai reconnu la vergüenza ajena ressentie jadis devant les films de Robbe-Grillet, le masochisme comme un jeu de farces et attrapes. Sauf qu’en sortant, en rebranchant mon portable, est apparu le dernier bilan.

Christophe Donner, écrivain



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Author : Christophe Donner

Publish date : 2025-09-24 04:15:00

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