S’il n’est pas certain qu’on soit méprisé aujourd’hui plus qu’hier, il est probable que la rencontre du désir de reconnaissance et des réseaux sociaux fait du mépris l’une des émotions les plus banales et les plus activement dénoncées. Enseignants, fonctionnaires, soignants, minorités sexuelles ou ethniques, ruraux, habitants des quartiers, chaque individu se sent méprisé, comme si l’inégalité n’était plus une expérience collective, mais un ressenti individuel, insidieusement corrosif. Ainsi pourrait- on résumer la démonstration de François Dubet, professeur émerite à l’université de Bordeaux et directeur d’études à l’EHESS, décrivant dans ce court, et tonique livre, Le Mépris (Seuil) une société où chacun finit par être méprisé et méprisant, une société du mépris, grandie sous le règne de l’individu souverain, face sombre de notre époque intimant à chacun de devenir le sujet de sa propre vie. Le mépris, une passion triste, dont l’universitaire dissèque les ressorts cachés, et dont il appelle à se déprendre au plus vite.
L’Express : Nous vivons, écrivez-vous, dans une « société du mépris », chacun se sentant méprisé et méprisant à son tour. Pourriez-vous nous décrire ce qui fait, à vos yeux de sociologue, cette « société du mépris » ?
François Dubet : Plus nous nous éloignons de la société industrielle et des rapports de classes qui la constituaient, moins les clivages sociaux s’inscrivent dans des formes de mépris instituées, parfois vécues comme allant de soi. Les paysans, les travailleurs peu qualifiés, les femmes, les minorités « raciales », les minorités sexuelles… sont nettement moins méprisés aujourd’hui qu’ils ne l’étaient hier et il n’est pas certain qu’Emmanuel Macron soit plus méprisant que le furent De Gaulle ou Mitterrand. Pourtant, paradoxalement, le sentiment d’être méprisé est aujourd’hui une émotion sociale largement répandue. Chacun se sent méprisé et la liste est infinie : les travailleurs, les fonctionnaires, les enseignants et les personnels soignants, les minorités ethniques, culturelles et sexuelles, les femmes, les habitants des campagnes et des quartiers populaires, les Français eux-mêmes… Le cas des femmes est révélateur de cette évolution : en dépit des inégalités persistantes, les femmes sont moins inégales et méprisées que ne le furent leur mère et leur grand-mère ; et pourtant, elles se sentent aujourd’hui plus inégales et plus méprisées que ce n’était le cas il y a cinquante ans.
L’installation du sentiment de mépris procède d’une mutation de la nature des inégalités. Aux inégalités de classes vécues comme des expériences collectives se substitue une individualisation des inégalités. Je suis inégal et méprisé « en tant que », en tant que je suis une femme ou une minorité, en tant que je suis plus ou moins diplômé, en tant que je vis ici ou là… A l’exception des élites de la fortune, du pouvoir et de la culture, chacun de nous aurait de bonnes raisons de se sentir méprisé. La conscience de classe ne protège plus du sentiment d’être méprisé. Les romans des « transclasses » axés sur la combinaison de la mobilité sociale et d’un mépris ineffaçable sont devenus un style littéraire.
Paradoxalement, l’égalité elle-même élargit le sentiment de mépris. Par exemple, quand les diplômes étaient rares, le sentiment d’être méprisé de la grande majorité peu ou pas diplômée était moins vif qu’il ne l’est quand les diplômes se généralisent, mais quand ils hiérarchisent des distinctions et des « dignités » auxquelles on n’échappe guère. Le mépris s’étend d’autant plus qu’il n’est pas structuré par un clivage central opposant le « peuple » à la classe dominante. Le mépris se fractionne et se répand parce que l’on échappe au mépris qu’en méprisant à son tour. Les « vrais Français » méprisent les étrangers, les majorités méprisent les minorités, les travailleurs méprisent les plus pauvres qui seraient des assistés, les hommes méprisent les femmes pour échapper au sentiment de mépris… Les élus mépriseraient les citoyens qui méprisent les élus. Ainsi, nous sommes tour à tour du côté des méprisés et celui des méprisants.
Le mépris procède des inégalités sociales, mais vous observez qu’il est aussi le corollaire du déclin de l’autorité des institutions. Comment ?
Prenons le cas des enseignants. Les enquêtes montrent qu’ils se sentent méprisés par les gouvernements, par les parents et par les médias alors que les mêmes enquêtes montrent que la grande majorité des Français valorise le métier d’enseignant. En fait, ce sentiment de mépris procède du long déclin de l’autorité institutionnelle de l’école. Longtemps, la grandeur et la dignité des enseignants, assez mal payés par ailleurs, venaient de ce qu’ils incarnaient des principes tenus pour incontestables et « sacrés » : la nation, la raison, le progrès, la grande culture, l’émancipation… Les instituteurs étaient comme les prêtres de la République : pauvres mais respectés.
Depuis quelques décennies déjà, cette forme d’autorité se dérobe. On attend de l’école qu’elle soit efficace, les familles sont entrées dans le sanctuaire scolaire, les élèves sont aussi des adolescents et des jeunes, pas seulement des élèves. La culture scolaire est devenue « scolaire », les élèves s’informent sur leurs écrans, les parents sont moins impressionnés par les maîtres. En définitive, le métier d’enseignant n’est plus porté et protégé par l’autorité de l’institution et, comme il est plus difficile qu’il ne l’a jamais été, les enseignants se sentent méprisés. Partout, le recrutement se tarit, y compris dans les pays où ils sont nettement mieux rétribués qu’en France. Le même processus de perte de prestige et d’autorité peut être observé dans le monde médical et dans celui du travail social. Les gouvernements sont méprisants, les usagers se plaignent et critiquent sans cesse les professionnels qui ont le sentiment de ne plus bénéficier du respect qui leur est dû. De simples citoyens eux-mêmes manifestent des émotions comparables quand ils pensent que l’identité nationale, qui est aussi une part de leur identité et de leur dignité intime, serait menacée par la mondialisation, la diversité culturelle, la culture de masse… Bref, par la chute de la « grandeur nationale ».
Le RN et le Maga trumpiste ne disent pas autre chose ; ils parlent au nom d’une nation et d’un peuple envahis et méprisés. On pourrait sans doute penser que tous ces sentiments de mépris sont peu rationnels parce qu’ils reposent plus sur des imaginaires que sur des faits. Mais il suffit de voir leurs effets politiques, le poids des passions, la perte de confiance, pour se convaincre de la force de ces émotions, en France comme dans la plupart des pays comparables.
Aujourd’hui, c’est le diplôme qui pèse le plus fortement sur le vote
Le mépris serait, selon vous, « la face sombre de l’accomplissement de la modernité ». Expliquez-nous…
Ce que j’appelle l’accomplissement de la modernité désigne la transformation culturelle centrale des sociétés démocratiques : l’affirmation d’un sujet libre, autonome et responsable de lui-même. Plus nous sommes modernes, plus nous revendiquons le droit d’être les auteurs de nos vies. Contre les destins sociaux, nous voulons choisir nos études, nos emplois, nos croyances, nos modes de vie, nos traditions, nos sexualités… Et c’est très bien !
Ce qui est un impératif moral bien plus qu’une réalité transforme profondément nos rapports aux autres, aux inégalités et à nous-mêmes. Responsables d’eux-mêmes, celles et ceux qui réussissent ne doivent rien à personne alors que ceux qui échouent sont tentés de se mépriser eux-mêmes et de se sentir méprisés dans une société où « on peut si on veut ». L’école joue un rôle décisif dans cette mutation. Avec la massification scolaire, les destins scolaires ont été remplacés par des parcours scolaires, tout aussi inégaux, mais dont les élèves et les familles seraient responsables ; après tout, des semblables à moi ont réussi.
L’association des inégalités et du mérite scolaire transforme l’expérience des inégalités. Alors que, jusqu’aux années 1980, le vote était un vote de classes, aujourd’hui c’est le diplôme qui pèse le plus fortement sur le vote. Les vaincus de la compétition scolaire se sentent méprisés par les « élites », les « sachants », les médias « officiels »… De plus en plus souvent, ils se retournent contre les valeurs transmises par l’école et choisissent l’abstention ou les partis populistes qui mobilisent les ressentiments. Là encore, le basculement est spectaculaire et pas seulement dans l’Amérique de Trump ou dans la Hongrie d’Orban. Pour échapper au sentiment diffus d’être méprisé et, au fond, méprisable, il faut mépriser à son tour les « fausses victimes », les « faux pauvres », « les fausses minorités », les donneurs de leçons qui nous expliquent comment va le monde… En principe, l’idéal d’un sujet autonome et maître de sa vie n’est guère contestable, mais c’est un idéal cruel et vaguement darwinien puisqu’il finit par justifier des inégalités qui résulteraient d’une compétition équitable.
Le mépris, clé d’explication universelle désormais, nourrit les discriminations et vous observez d’ailleurs que le nombre de critères de discrimination inscrits dans la loi a explosé en vingt ans. Aujourd’hui, 26 critères de discrimination sont reconnus. Certains étonnent, par exemple : « la domiciliation bancaire », « les opinions philosophiques » « la capacité de s’exprimer dans une langue étrangère ». N’est-ce pas une inflation absurde ?
Dans la société industrielle, jusqu’aux années 1980, il allait de soi que les inégalités de condition commandaient nos représentations et nos catégories politiques. Les syndicats et les partis pensaient que la justice sociale est une affaire de luttes, de solidarité et de redistribution. Il fallait améliorer la condition des travailleurs et les discriminations, pourtant considérables, étaient tenues pour des inégalités de second rang qui se résorberaient avec le progrès social.
Depuis quelques décennies, la rencontre de l’individualisation des inégalités avec le règne d’un sujet autonome a fait basculer notre conception des inégalités et de la justice sociale. Les discriminations se substituent à l’exploitation, qui ne disparaît pas, quand chacun devrait avoir les mêmes chances d’accéderà toutes les positions sociales au nom de son égalité et de son mérite. Le spectre des discriminations reconnues par la loi (le sexe, la sexualité, la religion et la « race ») s’est élargi à toutes les dimensions qui composent un individu. Le nombre des groupes discriminés a explosé et chacun de nous peut se sentir discriminé en fonction de telle ou telle dimension de son identité. Les habitants des banlieues ouvrières sont aujourd’hui perçus comme des populations discriminées alors que, d’un autre côté, il n’est pas rare que l’on puisse se sentir discriminé tout en bénéficiant par ailleurs d’une condition sociale plutôt favorable.
Au nom de l’égalité, la lutte contre les discriminations est essentielle, et nous avons fait quelques progrès en la matière. Mais l’égalité n’est pas le seul registre de l’action. Dans la mesure où les personnes sont discriminées en raison de leur identité, de ce qu’elles sont, elles exigent une reconnaissance de leur égale dignité. La reconnaissance va très au-delà de la seule tolérance qui ne menace pas la hiérarchie des identités et des normes. Mais elle ne va pas de soi dans la mesure où il n’est pas rare que cette reconnaissance soit perçue comme une agression et une forme de mépris par les majorités sexuelles, nationales, culturelles, qui, bien que majoritaires, cessent d’être la norme implicite, nationale, religieuse, sexuelle, familiale… Les majorités se vivent alors comme des minorités méprisées et, partout, nous observons ce que les Américains qualifient de backlash, des retours de bâton hostiles au féminisme, aux minorités culturelles et religieuses, au wokisme qui serait partout et nulle part. Les vrais discriminés seraient les hommes, les travailleurs nationaux, les chrétiens, et cette rhétorique triomphe aujourd’hui dans des pays aussi différents que les Etats-Unis, la Grande Bretagne, l’Allemagne et, parfois même, dans les anciennes social-démocraties scandinaves.
Ce mépris aurait remplacé la critique de l’exploitation au cœur de la pensée des gauches, est-ce à dire que les gauches auraient troqué la lutte des classes et les conflits sociaux pour n’attiser que cette passion triste ?
Durant les Trente Glorieuses, la gauche et la droite s’affrontaient au sein du cadre commun : les ouvriers et la redistribution pour la gauche, l’entreprise et l’investissement pour la droite. Gauche et droite ont été considérablement affaiblies. Une partie de l’électorat populaire de gauche a démissionné ou choisi le RN, pendant qu’une partie de l’électorat de droite a, elle aussi, choisi le RN. On s’est radicalisé à droite avec Bruno Retailleau, on s’est radicalisé à gauche avec LFI. Dans tous les cas, les vainqueurs de cette mutation ont mobilisé les sentiments de mépris. Mépris des contribuables, des « vrais Français », de la famille traditionnelle, des « territoires » pour le populisme de droite ; mépris des discriminés, des exploités pour le populisme de gauche. Dans les deux cas, il s’agit de construire le peuple, mais pas le même : le peuple exploité d’un côté, le peuple national de l’autre, bien qu’ils aient des adversaires communs, les élites, l’Europe, la mondialisation… On s’oppose parfois à fronts renversés. La droite défend une laïcité rigide et l’école privée, pendant qu’une partie de la gauche défend les identités culturelles et l’école publique.
Carburant des populismes, dites-vous, le mépris alimente indignations et ressentiments, donc c’est la fin des expressions politiques, du débat démocratique, des aspirations collectives ?
Ce qu’on appelle le populisme est moins un programme politique qu’il n’est un style politique fondé sur la colère du leader et l’appel à un peuple défini par le mépris des élites et des « autres ». La colère du chef mobilise les indignations et les passions tristes, plus qu’elle ne définit un projet capable d’unir un peuple dont on sait qu’il est fractionné par des intérêts contradictoires : salariés, patrons, urbains, ruraux… Le populisme est hyperdémocratique parce qu’il relaie les passions communes, et est hostile à la démocratie des compromis et de la séparation des pouvoirs.
Le règne du mépris nous pose un problème parce que les individus sont réellement méprisés dans bien des cas, parce qu’il soulève des indignations légitimes contre le mépris de classe, le racisme, le sexisme, l’homophobie… Mais le mépris est une émotion fluide qui n’oppose pas seulement les méprisés aux méprisants parce que les ressentiments qu’il engendre conduisent celles et ceux qui se sentent méprisés à se libérer du mépris en méprisant à leur tour ceux qui mériteraient plus le mépris qu’eux-mêmes.
Il nous faut donc échapper au règne du mépris, non pour revenir au monde d’avant toujours idéalisé, mais pour construire un monde commun. Ce n’est plus facile dans une période qui ne pousse pas à l’optimisme. Mais on peut rappeler que la réduction des inégalités de condition a plus de chances d’affaiblir les sentiments de mépris et de discrimination que la seule apologie de l’égalité des chances méritocratique dont les vaincus se sentent fatalement méprisés. Si l’on admet que la reconnaissance est une revendication légitime, il nous faut accepter l’idée qu’elle n’est possible que si les individus pensent partager des imaginaires et des valeurs. Aujourd’hui, cet imaginaire est abandonné à l’extrême droite alors que la gauche et les partis libéraux répugnent à s’en saisir par peur de se compromettre.
Ajoutons que les sentiments de mépris seraient sans doute moins vifs si les mécanismes de prélèvement et de redistribution étaient « lisibles » afin que chacun ne se sente pas, à la fois, spolié et méprisé. Il m’est difficile d’être optimiste dans la mesure où le règne du mépris n’est pas une spécificité française appelant seulement quelques aménagements institutionnels. La société d’avant n’était pas meilleure que celle d’aujourd’hui, mais elle pouvait avoir une confiance dans l’avenir dont nous sommes privés. La reconstruction de la vie sociale sera un travail de longue haleine auquel se consacre déjà une foule de mouvements « microscopiques » mais décisifs parce que l’espérance est un devoir.
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Author : Emilie Lanez
Publish date : 2025-09-25 17:45:00
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