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« Il a plein d’histoires rocambolesques » : l’étonnante rencontre entre Patrick Modiano et une pop star

« Il a plein d’histoires rocambolesques » : l’étonnante rencontre entre Patrick Modiano et une pop star

Les lecteurs de Patrick Modiano se répartissent en deux catégories : il y a ceux, nombreux, qui ne connaissent de lui que la petite musique surannée ; et ceux, plus rares, qui se souviennent de ses débuts au vitriol en 1966. Cette année-là, dans un numéro du Crapouillot consacré au LSD, l’inconnu de 21 ans publie son tout premier texte : une nouvelle stupéfiante d’audace où Modiano se moque des jeunes de sa génération, enfermés dans une sorte de camp de la mort faussement cool. On leur lave le cerveau en leur offrant argent de poche, shetlands, vinyles et cigarettes. Michel Polnareff, Sylvie Vartan, Hervé Vilard et Adamo leur servent de « Kapos de charme » avant de les « livrer, sans défense, aux bourreaux ».

S’il brocarde les yéyés par écrit, Modiano s’en rapproche dans la vie. Inscrit à la Sacem, associé à son copain Hughes de Courson, il essaie de percer dans la variété en tant que parolier. En 1969, sa chanson Etonnez-moi, Benoît… !, interprétée par Françoise Hardy, lui permet de décrocher son premier tube. Si Sheila refuse un texte qu’il lui propose, jugé trop sombre, Modiano réitère par trois fois sa collaboration avec Hardy (on lui doit San Salvador, A cloche-pied sur la grande muraille de Chine et Je fais des puzzles). Va-t-il s’imposer comme un concurrent d’Etienne Roda-Gil ? Non : dès 1970, Modiano renonce à cette éphémère carrière pour se consacrer à la littérature, avec le succès que l’on sait. Rappelons que Modiano a été lauréat du Grand prix du roman de l’Académie française à 27 ans pour Les Boulevards de ceinture (1972), puis du Goncourt à 33 ans pour Rue des Boutiques obscures (1978). Il est devenu très tôt un classique contemporain, alignant les merveilles – citons notamment Villa Triste, Une jeunesse, De si braves garçons, Quartier perdu, Dimanches d’août, Un cirque passe, Du plus loin de l’oubli, Un pedigree

Malgré la vénération inoxydable que l’on porte à son œuvre, reconnaissons que les livres récents de Modiano étaient décevants, tournant parfois à l’autopastiche. Son dernier vrai chef-d’œuvre est peut-être L’Herbe des nuits (2012). C’est une divine surprise que de le voir s’associer avec Christian Mazzalai, le guitariste de Phoenix, groupe phare de la French Touch qui, au même titre que les duos Air et Daft Punk, a su redonner une aura internationale à une certaine musique française. Fruit de leur travail en tandem, 70 bis est un objet inclassable. Le texte est entrecoupé de photos et de coupures de presse, ce qui rappelle Rose poussière, le livre culte publié par Jean-Jacques Schuhl en 1972, à une époque où Modiano avait déjà tourné le dos aux fantaisies avant-gardistes. Tous les deux ancrés dans le VIe arrondissement de Paris, Modiano et Mazzalai décortiquent l’histoire étonnante d’un immeuble situé au numéro 70 bis de la rue Notre-Dame-des-Champs. Des impressionnistes à Picasso, en passant par Stevenson, James Joyce et Ezra Pound, nombreux sont les artistes célèbres ou anonymes à avoir vécu là ou à y avoir été invités.

Pour parler de cette envoûtante curiosité, Christian Mazzalai nous a donné rendez-vous rue de Chevreuse – notons que Chevreuse fut le titre d’un livre de Modiano, puisqu’ici tout fait sens. Par une porte bleue, on arrive à Reid Hall, ancienne pension protestante reprise en 1964 par l’université Columbia. Assis au milieu du jardin, on est à quelques mètres des lieux décrits dans 70 bis. Au cœur du même pâté de maisons se trouve le studio de Nicolas Godin (moitié du groupe Air), où Phoenix enregistre en ce moment son prochain disque. Bref, Mazzalai ne quitte plus le coin et ne risque pas de s’égarer. Comment a-t-il rencontré l’auteur de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier ? « Vers l’an 2000, on avait joué avec Phoenix dans un festival au Japon. Il y avait aussi Bertrand Burgalat et son guitariste suédois, Peter von Poehl. On est devenus tout de suite amis avec Peter. Quelques années plus tard, on a tourné avec lui. L’accompagnait sa nouvelle copine, qui s’appelait… Marie Modiano. C’est ainsi que j’ai connu Marie, puis son père. »

Une quête de trésors cachés

L’écrivain et le musicien ont en partage la mélancolie et l’élégance. Artistiquement, leur goût pour une forme de stylisation sobre les rapproche. On peut très bien relire Voyage de noces de Modiano, qui se déroule à Milan, en réécoutant l’album Ti Amo de Phoenix. Il est quand même inattendu de voir le prix Nobel de 80 ans fraterniser avec un membre du meilleur groupe pop français actuel, d’autant qu’il est rare qu’il fasse équipe – cela lui a réussi quand il a travaillé avec Louis Malle pour Lacombe Lucien (1974), Pierre Le-Tan pour Poupée blonde (1983) ou Sempé pour Catherine Certitude (1988), mais il faut remonter au scénario de Bon Voyage de Jean-Paul Rappeneau, en 2003, pour trouver trace d’un projet mené à quatre mains. Selon Mazzalai, 70 bis s’est écrit presque par hasard : « Je voyais souvent passer devant le 70 bis un monsieur qui marchait le dos courbé d’un pas décidé. Au bout de plusieurs semaines, je l’ai abordé. Il était très secret. On a parlé de Pound et du peintre japonais Yasushi Tanaka, qui avait installé son atelier dans l’immeuble en 1924… Ça a été le début de l’enquête. J’ai dîné avec Patrick et je lui ai montré une photo de Tanaka. A partir de là, on se voyait une à deux fois par semaine chez Patrick, pendant quatre heures au minimum. A chaque rendez-vous on avait un nouveau personnage extraordinaire. C’est ce qui est fabuleux avec Patrick : sa conversation est toujours légère, drôle et ludique, pleine d’histoires rocambolesques, un vrai un jeu de pistes… Je rebondissais sur ce qu’il me racontait, et je découvrais des choses magiques. Il nous fallait de l’iconographie. Aidé par mon frère Laurent [NDLR : lui aussi membre de Phoenix], j’ai amassé entre 800 et 900 images, pour n’en garder que 90 dans la version finale de 70 bis. Ce qui était un scrapbook, un carnet de fouilles, a pris forme petit à petit. Tout s’est fait naturellement, dans le lâcher-prise… »

Cette rencontre rêvée entre les deux esthètes donne lieu à un livre très onirique, donc « modianesque ». Mazzalai est-il familier de l’œuvre de son aîné ? « Je me suis forcé à ne plus le lire dès lors qu’on a commencé à collaborer, pour garder un équilibre candide entre nous. Mais plein de livres de lui m’ont marqué. Le premier que j’ai lu, c’est Dora Bruder, peu après le lycée. » Modiano, lui, est-il spécialiste de la musique de Phoenix ? « On se connaît depuis longtemps maintenant, donc oui il a dû un peu écouter ce qu’on fait… » Avant de mettre un terme à notre conversation, on relève un autre point commun entre les deux hommes : leur discrétion. Malgré le succès mondial de Phoenix, on ne se rappelle pas avoir vu Mazzalai dans beaucoup d’émissions de télé, ce qu’il nous confirme : « J’ai dû faire une fois Quotidien. Il y a plein de parties géniales dans ma vie, en revanche passer à la télévision est peut-être la moins intéressante… J’aime mieux les trésors cachés. J’essaie d’être toujours en alerte. Quand on est en tournée avec Phoenix, on n’est jamais des touristes, on a toujours les clés de la ville. On se retrouve dans des quartiers bizarres. Quelqu’un de la salle nous indique le bar, le magasin de disques ou la librairie à découvrir. Une fois, à New York, on s’était retrouvés au Musée américain d’histoire naturelle. Un fan qui travaillait là-bas nous avait montré d’énormes bocaux de formol, dont il sortait des animaux centenaires… » Avec 70 bis, Modiano et lui exhument de l’oubli des destins encore plus pittoresques.

70 bis. Entrée des artistes par Patrick Modiano et Christian Mazzalai. Gallimard, 197 p., 25 €.



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Author : Louis-Henri de La Rochefoucauld

Publish date : 2025-09-28 09:00:00

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