Depuis son bureau à Stanford, en Californie, John Cochrane ne rate pas une miette de la controverse autour de la fameuse taxe Zucman, devenue le remède miracle de la gauche au déficit budgétaire tricolore, ne lui a pas échappé. Ce chercheur de la Hoover Institution, un think tank logé dans l’université américaine, a un avis tranché, qu’il n’hésite pas à défendre sur les réseaux sociaux. Très actif sur X, où il se surnomme le grumpy economist (l’économiste grincheux), John Cochrane a ferraillé par messages interposés avec Olivier Blanchard, l’ancien chef économiste du FMI, partisan de la mesure. Selon l’Américain, la morale ne doit pas l’emporter sur l’efficacité économique. La taxe Zucman, estime-t-il, n’aura pour effet que de provoquer le départ des riches et de raboter la croissance.
L’Express : Quel est votre regard sur le débat actuel en France autour de la taxation des ultra-riches ?
John Cochrane : L’impôt sur la fortune est une solution toute faite, sans objet bien défini. La première question à poser, c’est : quel est l’objectif recherché ? Si vous me dites clairement quel problème on veut résoudre, alors on peut se demander si tel ou tel impôt y répond. Ensuite, il faut se demander si on se pose vraiment les bonnes questions.
Quand j’observe la France aujourd’hui, quels sont les vrais problèmes ? La croissance économique a fortement ralenti il y a une dizaine d’années. Le citoyen français moyen est environ 40 % plus pauvre que son homologue américain et pourtant les États-Unis ne sont pas un modèle de bon fonctionnement. Les finances publiques sont dans un état critique. Les programmes sociaux n’ont pas été réformés. La société est fracturée. Une partie de la population immigrée ne s’intègre pas, ce qui provoque de fortes tensions sociales et politiques. Pour moi, ce sont là les grands défis. En quoi, sérieusement, le fait d’augmenter les impôts des plus riches permet-il de résoudre l’un de ces problèmes ?
Je trouve également absurde de débattre d’une hausse des impôts sans rappeler quels sont les taux actuels. Il faut discuter du niveau global de fiscalité, pas seulement de hausse ou de baisse. Les riches et tout le monde d’ailleurs en France en paient déjà beaucoup. L’État français dépense plus de la moitié du revenu national et le taux de prélèvements obligatoires dépasse les 40 %. Si certains paient moins, d’autres paient plus. Si un haut revenu gagne 100 euros de plus, combien en garde-t-il réellement ? Additionnez cotisations sociales, impôt sur le revenu, TVA, taxe foncière, impôt sur les sociétés, droits de succession, etc. : voilà ce qui compte, car c’est l’incitation cruciale à travailler, épargner, se former, investir. Quand on demande aux gens « Faut-il taxer davantage les riches ? », ils disent oui. Mais quand on leur demande « Combien devraient-ils donner ? », il est rare qu’ils exigent plus de la moitié des revenus.
La France a un des taux de prélèvements obligatoires parmi les plus élevés d’Europe.
Comment répondez-vous aux arguments avancés par Olivier Blanchard ou Gabriel Zucman en faveur d’un tel impôt ?
Olivier Blanchard est un converti récent, mais Gabriel Zucman, Emmanuel Saez et Thomas Piketty répètent la même chose depuis quinze ans : « Taxons les riches ». La réponse est toujours la même, même si les questions changent. Si l’on s’en tient strictement à l’économie, c’est-à-dire comment la France peut-elle lever des recettes publiques efficacement, avec un minimum de dégâts, les impôts sur la fortune ne sont pas la meilleure option. Pourquoi ? Parce que confrontés à une fiscalité trop élevée, les gens travaillent moins, investissent moins, créent moins d’entreprises, développent des stratégies complexes d’évasion fiscale, ou quittent le pays. Si l’on ne peut plus espérer un rendement net après impôt satisfaisant, on investit moins.
Un impôt annuel de 2 % peut sembler modeste, mais sur 25 ans, la ponction représentera la moitié du capital investi. Si un placement rapporte 4 %, ce qui est déjà un très bon rendement après impôts sur les sociétés et autres, un impôt sur la fortune de 2 % en prélève la moitié chaque année. Le signal renvoyé est clair : consommer aujourd’hui plutôt qu’épargner, investir, créer des entreprises et produire demain.
Aujourd’hui, alors que le déficit français nécessiterait une réduction significative des dépenses publiques, l’accent est davantage mis sur la hausse des impôts. Avec quelles conséquences ?
Augmenter les impôts, c’est un peu comme gravir une dune de sable : à chaque pas en avant, on recule un peu. Toute hausse du taux marginal réduit l’assiette fiscale, et même si les recettes ne baissent pas forcément, l’économie en souffre. Voilà le problème central. Considérer les hausses d’impôts comme la solution perpétuelle aux maux budgétaires est une erreur : à la fin, quand on a tout pris, plus personne ne travaille.
Il faut se souvenir qu’autrefois, les Français travaillaient beaucoup. Pourquoi plus aujourd’hui ? Une grande partie de la réponse tient à la fiscalité. Quand j’étais enfant, les Français se moquaient des Anglais qui prenaient leur week-end : « Nous, on travaille le samedi ! Qu’est-ce qui ne va pas chez vous ? »
La France possède un des plus hauts taux d’imposition sur le patrimoine, juste derrière le Royaume-Uni.
Si la question est de savoir comment combler l’énorme déficit budgétaire de la France, tout le monde admet que taxer les riches ne rapporte pas assez pour le réduire. Il n’y a tout simplement pas assez de riches pour que cela suffise. En pratique, ces impôts poussent les plus fortunés à embaucher avocats et fiscalistes, à mettre en place des montages pour y échapper, ou à s’installer à l’étranger, en Suisse ou à Monaco. C’est la raison pour laquelle ces impôts génèrent si peu de recettes.
Se concentrer uniquement sur la richesse est une erreur car, en réalité, cet argent est réinvesti. Les riches ne dorment pas sur des montagnes de cash. Leur « richesse », c’est la valorisation de leurs entreprises qui emploient des milliers de personnes et produisent des biens utiles. Où est le mal là-dedans ? Pense-t-on vraiment que l’État, ou de nouveaux actionnaires, géreront ces entreprises aussi bien ?
La plupart des pays européens ont essayé ce type d’impôt, puis l’ont aboli. La leçon doit sans cesse être réapprise : on taxe les riches, ils se retirent, on se rend compte qu’on a besoin d’eux pour faire tourner les entreprises, et au final, on revient en arrière sur l’impôt sur la fortune.
Peut-on vraiment séparer économie et morale lorsqu’on débat des inégalités et des grandes fortunes ?
Bien sûr que la morale compte. Mais les économistes n’ont pas de compétence particulière en la matière. Notre métier, est d’analyser les causes et les effets : si vous appliquez tel impôt, quelles en seront les conséquences ? Ensuite, si vous estimez que le résultat est moral, juste et bénéfique pour la société, alors allez-y. Mais débattre de morale en soi n’a pas beaucoup de sens. À mes yeux, il est immoral de défendre un impôt symbolique qui, en réalité, appauvrira la majorité des Français. Il est immoral de rendre un riche plus pauvre de 100 euros, de rendre tous les autres plus pauvres de 10 euros, tout en donnant plus de pouvoir à l’État, au nom de l’égalité ; d’introduire un petit bout de Cuba en France. Mais c’est mon opinion morale. C’est au cœur de mon désaccord avec Olivier Blanchard : en tant qu’économistes, nous n’avons pas de légitimité particulière pour juger de la moralité des intentions fiscales, d’autant que presque toutes les politiques fiscales produisent des effets inattendus et ne donnent pas les résultats escomptés.
Blanchard, Zucman et leurs collègues affirment qu’un impôt sur la fortune renforcera la solidarité sociale et calmera les tensions politiques. Mais est-ce que les gens qui descendent dans la rue se soucient vraiment de savoir si le dirigeant d’une entreprise prospère s’achète une Ferrari ou deux ? Ce qui fracture la France, ce sont les retraites, l’immigration, les réglementations absurdes, pas la présence de millionnaires à la tête de belles entreprises.
Quelle serait la solution alternative ?
L’impôt idéal, c’est un impôt sur la fortune que l’État prélève une bonne fois pour toutes sur des investissements déjà réalisés, en promettant de ne jamais le réitérer. À l’inverse, le pire impôt est celui qui frappe les investissements à venir, car alors, les gens n’investissent pas.
C’est tout le paradoxe de l’impôt sur la fortune. Il n’est pas immédiatement destructeur, il se contente de ponctionner les fruits d’investissements passés. Mais les investisseurs qui se projettent dans l’avenir se disent : « À quoi bon investir, l’État prendra l’argent ! ». Et les effets ne se font sentir pleinement qu’au bout de cinq, dix, vingt ans.
La question que la France devrait se poser, ce n’est pas : « Comment se débarrasser de ces millionnaires qui nous dérangent ? », mais plutôt : « Qu’est-il arrivé à notre croissance ? ». Il faudrait lire le rapport Draghi sur la manière dont la réglementation et des politiques absurdes l’ont étouffée, combinées à une pression fiscale qui incite tout le monde à travailler moins, pas seulement les ultra-riches.
Alors, que devrait faire la France au lieu d’augmenter les impôts ou d’appliquer la taxe Zucman ?
Encore une fois, tout dépend de la question que l’on pose. Si l’objet du débat est la prospérité économique et la possibilité pour tous d’accéder à des opportunités, la réponse réside dans la croissance, les incitations et des finances publiques stables. Sur ce dernier point, il existe une sorte de « magie économique ». Je ne connais pas le code fiscal français aussi bien que celui des États-Unis, mais l’idée est la suivante : on peut accroître les recettes en baissant les taux d’imposition – c’est-à-dire en réduisant la désincitation à travailler – tout en élargissant l’assiette fiscale. Supprimer l’empilement de déductions, d’exonérations et de crédits divers, ce que j’appelle un code fiscal « gruyère ». Et basculer vers une taxation de la consommation : taxer les riches lorsqu’ils dépensent, pas lorsqu’ils gagnent.
Cette logique peut aussi améliorer les programmes sociaux, en aidant davantage les personnes qui le méritent, à moindre coût. La France a un vrai problème : si tout le monde prend sa retraite à 62 ans et vit jusqu’à 95 ans, financé par les contribuables, alors que la natalité s’effondre, le système n’est pas viable. Certaines réformes visent à permettre aux gens de travailler plus longtemps. Je ne parle pas de les y contraindre, mais de leur en donner la possibilité. En tant qu’économiste, je raisonne en termes d’incitations : si vous avez 65 ans et que vous décidez de continuer à travailler, pourquoi ne garderiez-vous pas le fruit de votre effort ? Et tant que vous travaillez, vous continuez aussi à contribuer au système.
Pour une prospérité et des opportunités plus larges – qui sont aussi le meilleur moyen d’apaiser les tensions politiques – la réponse est la croissance. Et celle-ci dépend des incitations. Si tout le monde s’enrichit, et que ceux qui créent les nouvelles entreprises dont la France manque s’enrichissent encore davantage, ce sera une excellente chose.
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Author : Thibault Marotte
Publish date : 2025-09-28 10:00:00
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