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Les confidences d’Élisabeth Badinter : « Drôle d’expérience que de voir, de son vivant, panthéoniser son mari »

Les confidences d’Élisabeth Badinter : « Drôle d’expérience que de voir, de son vivant, panthéoniser son mari »

Elle est allée chercher le livre dans sa bibliothèque à quelques mètres derrière le fauteuil où elle s’installe toujours, laissant la banquette aux visiteurs. C’est une édition de poche – un folio – mais un pavé tout de même : le deuxième tome des Choses vues de Victor Hugo, avec, en couverture, le Gavroche de Delacroix émergeant des fumées d’une barricade. De retour dans son fauteuil, au centre de son grand bureau mansardé, Élisabeth Badinter a ouvert le livre où un rectangle de plastique bleu marque la page 897. « Vous allez voir, c’est incroyable. Il s’agit d’une phrase ; une phrase, seulement. Une sorte de passage de relais de Victor Hugo aux suivants : ‘Heureux si l’on peut un jour dire de lui : En s’en allant il emporta la peine de mort’. » Elle laisse passer un silence. Nous relit la phrase. « ‘Heureux si l’on peut un jour dire de lui : En s’en allant il emporta la peine de mort’. C’est incroyable, non ? »

Peu le savent, mais ce livre – « enfin, je choisirai quand même une édition plus solennelle », précise la philosophe – figurera parmi les cinq objets qui entreront au Panthéon, le 9 octobre, dans le cercueil de Robert Badinter. La dépouille du grand homme, elle, restera dans le carré juif du cimetière de Bagneux où est enterrée sa famille et où le rejoindra, un jour, son épouse. « Quand le président de la République m’a dit sa volonté de panthéoniser Robert, j’étais embêtée par une chose, explique-t-elle. Je mesurais, bien sûr, l’immense honneur qui lui était fait ; je distinguais, aussi, la nécessité de ce symbole par les temps qui courent. Mais je savais – car on en avait parlé, il y a longtemps, au détour d’une conversation – que Robert n’envisageait pas de reposer loin de moi. Et moi, je ne suis vraiment pas fan des entrées au Panthéon au titre d’épouse… »

Ce qui l’a finalement tirée de cet embarras-là porte le joli nom de « cénotaphe » : tombeau élevé à la mémoire d’un mort et qui ne contient pas son corps. Une possibilité déjà utilisée lors de la panthéonisation de Joséphine Baker, par exemple, dont la dépouille repose encore dans le cimetière marin de Monaco.

« L’idéal, bien sûr, serait à côté de Condorcet »

Le 9 octobre, donc, cinq objets symboliques entreront pour Robert Badinter dans la crypte du temple de la République. Sa robe d’avocat – celle qui fut son instrument pour combattre la « veuve rouge » dans les prétoires, des années durant –, ainsi qu’une copie de son célèbre discours devant l’Assemblée nationale, le 17 septembre 1981, celui du : « Demain, grâce à vous la justice française ne sera plus une justice qui tue. Demain, grâce à vous, il n’y aura plus, pour notre honte commune, d’exécutions furtives, à l’aube, sous le dais noir, dans les prisons françaises. Demain, les pages sanglantes de notre justice seront tournées. »

Figureront aussi trois livres. Les Choses vues, pour la phrase qu’on a dite, mais aussi parce que Victor Hugo fut pour l’ancien garde des Sceaux l’une des trois figures tutélaires de son admiration, avec Émile Zola, dont il vénérait le J’accuse, et Condorcet, à qui il a consacré un livre avec Élisabeth Badinter, le seul écrit à quatre mains. Un exemplaire de ce Condorcet-là, aussi, sera déposé dans le cercueil. Le dernier ouvrage qui y figurera est Idiss, le livre qu’il a écrit en hommage à sa grand-mère maternelle, Idiss Rosenberg. « Je crois que cela résume bien Robert : ses inspirations, ses admirations, son combat, et là d’où il vient », précise Élisabeth Badinter.

En ce jour d’été où elle nous reçoit, l’intellectuelle est telle que vous la visualisez déjà : cheveux tirés en arrière, femme tenue, « à l’ancienne ». Sa personnalité impressionne – même après des années d’interviews, elle impressionne. Mais qui connaît un peu la femme sait qu’elle aime parfois fendre l’armure par une saillie drolatique. Par exemple, quand elle nous rapporte une discussion avec l’un des conseillers présidentiels, lors de la toute première prise de contact pour parler de la panthéonisation. « A un moment, le monsieur me demande : ‘Et alors, où voulez-vous qu’on le mette ?' » Elle s’amuse encore de la formule. « Où voulez-vous qu’on le mette ? » On en sourit avec elle : la phrase évoque un déménageur embêté avec un buffet, ou alors un piano. Cela dit, le conseiller lui a posé une colle : cette affaire d’emplacement dans la crypte, elle n’y avait pas songé avant. « Drôle d’expérience que de voir, de son vivant, panthéoniser son mari ». L’historienne a réfléchi quelques minutes. Puis elle a dit : « l’idéal, bien sûr, serait à côté de Condorcet. » Par un heureux hasard et vérifications faites, il restait une place dans ce carré de grands hommes.

« Être juste »

Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet, dit Condorcet. Mathématicien, philosophe, homme politique, député à la Convention pendant la Révolution, défenseur acharné de la liberté de l’individu et de l’égalité des droits. C’est de tous les hommes des Lumières, celui que Robert Badinter connaissait le mieux. Et, singulière mise en abîme : en 1989, l’ancien garde des Sceaux, devenu entre-temps président du Conseil constitutionnel, avait beaucoup compté dans la décision du président François Mitterrand de… panthéoniser Condorcet. Y entraient avec lui deux autres figures de la Révolution, deux autres intellectuels en politique : le mathématicien Gaspard Monge, et l’Abbé Grégoire, inspirateur du décret d’émancipation qui, dès 1791, c’est-à-dire des décennies avant toute autre nation, a reconnu aux juifs les mêmes droits que tout citoyen.

Elisabeth et Robert Badinter ont assisté aux premières loges à la cérémonie d’entrée au Panthéon de ces trois-là, impressionnés par la sobriété et la solennité du moment. Cent tambours empruntés aux armées ; la Marseillaise par les chœurs de l’Opéra ; la Musique funèbre maçonnique de Mozart. Et, sur le catafalque de Condorcet, posé au centre de l’immense salle, sous la Coupole, cette citation du Girondin : « Quelle est la première règle de la politique ? C’est d’être juste. Quelle est la seconde ? C’est d’être juste. Et la troisième ? C’est encore d’être juste. »

La panthéonisation de Robert Badinter, elle aussi, devrait être sobre et solennelle. Une seule chanson sera chantée : l’Assassin assassiné, par Julien Clerc. Une chanson que son interprète a écrite avec Jean-Loup Dabadie, après avoir vu l’avocat plaider à Toulouse en défense de Norbert Garceau, meurtrier récidiviste, condamné une première fois à mort, avant que sa sentence ne soit finalement révisée. « Le sang d’un condamné à mort/C’est du sang d’homme, c’en est encore/C’en est encore », dit la chanson.

« Faites-moi confiance, je me tiendrai »

Quant aux projecteurs qui se braqueront sur Élisabeth Badinter, pendant ces jours de haute intensité médiatique : il faudra faire avec. C’est peu dire que les époux ont toujours détesté les mises en scène et les confessions intimes. Se tenant le plus éloignés possible des codes du « power couple », chacun avait son œuvre et son existence publique, et le privé était sacré. Tous les articles, tous les livres, tous les entretiens qui prétendaient mettre un orteil sur ce terrain-là furent catégoriquement refusés. Depuis toujours. Depuis le début. Qui sait, par exemple, qu’Elisabeth assista à toutes les plaidoiries de son mari contre la peine de mort ? Cachée, au fond ; partant la première ; fuyant les questions.

On imagine que l’attention à venir ne lui dit rien qui vaille. Elle a décliné, d’ailleurs, toutes les propositions d’entretiens radio ou télé. Elle qui tient l’émotion à bout de gaffe, appréhende, bien sûr, l’avalanche du 9. « Mais faites-moi confiance, je me tiendrai », balaye-t-elle, souveraine. Comme si quiconque pouvait en douter. « Seul compte le moment républicain. » Un grand homme s’en va. Emportant la peine de mort.



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Author : Anne Rosencher

Publish date : 2025-09-28 15:00:00

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