L’Express

Taxe Zucman : dette, grandes fortunes et exil, une histoire vieille comme la Grèce antique

Taxe Zucman : dette, grandes fortunes et exil, une histoire vieille comme la Grèce antique

Pour résorber le déficit et annihiler l’envolée de la dette, qui faut-il mettre à contribution ? Les plus fortunés doivent-ils trinquer davantage que les autres ? Et si oui, ne risque-t-on pas de les faire fuir ? Voilà pour l’essentiel, le triptyque autour duquel se structurent, depuis quelques mois déjà, les clivages et les obédiences qui en sont les porte-voix. Des plateaux télévisés aux tablées dominicales, chacun s’agrippe à son idéal fiscal, de telle sorte que la matière économique semble n’avoir jamais autant monopolisé le débat public. Dans un passé proche peut-être, mais celui qui remonte le fil de l’Histoire jusqu’au IV siècle avant J.-C. pourrait être surpris de rencontrer peu ou prou les mêmes questions, posées en grec attique.

Au siècle de Platon et Aristote, le monde helléniste ressemble à une mosaïque de cités-États, qui, lorsqu’elles ne sont pas en conflit les unes avec les autres, le sont face à des puissances extérieures ; les empires macédonien et achéménide notamment. Or, ces guerres sont dispendieuses. Armement, flottes, fortifications, ravitaillement, logistique… Autant de dépenses que les recettes ordinaires – impôts sur les domaines publics, impôts indirects (douanes, ports, marchés), amendes, ou encore tributs alliés – peinent à couvrir. Emerge alors un casse-tête qui ressemble étrangement à celui qui, aujourd’hui, provoque au nouveau Premier ministre Sébastien Lecornu des noeuds au cerveau : comment faire entrer de l’argent dans les caisses publiques et auprès de qui aller le chercher.

Au IVe siècle avant J.-C., la naissance de l’impôt directe

Les pertes engendrées par les premières années de la guerre du Péloponnèse ne laissent pas d’autres choix que d’agir dans la précipitation. En dépit de leur aversion pour l’imposition directe, les Athéniens instaurent vers 428 avant J.-C. l’eisphora, une taxe exceptionnelle prélevée sur le capital, mentionnée par Thucydides dans son monumental Histoire de la guerre du Péloponnèse. Si des débats demeurent sur le nombre de citoyens assujettis, ce sont les élites et les classes moyennes supérieures qui sont en première ligne. L’historien Arnold Jones estime leur nombre à 6 000, mais « Peter John Rhodes (historien britannique spécialiste de la Grèce antique) a cependant raison de plaider pour un nombre beaucoup plus faible, de l’ordre de 2 000 personnes », note Carl Hampus Lyttkens, professeur émérite d’économie à l’université de Lund en Suède.

Etait soumise à l’impôt l’intégralité des biens qu’un riche Athénien du IVe siècle avant J.-C. pouvait posséder, à savoir : des terres, des propriétés, des esclaves et domestique de maisons, des bijoux ou autres objets de valeur, des prêts portant intérêt, ou encore du métal monnayé. « Tous ne détenaient pas l’ensemble de ces actifs, mais il était sans doute courant d’en posséder plusieurs », précise Carl Hampus Lyttkens. Et c’est l’Assemblée qui, à chaque fois qu’elle considérait comme nécessaire la levée de l’eisphora, en fixait le taux. L’économiste à l’université de Lund estime probable qu’ils aient été de 1 % à 2 %. Mais l’eisphora n’étant prélevé que par intermittence, l’hélléniste Arnold Jones évoque dans son ouvrage Démocratie athénienne un taux annuel moyen à environ 0,25 %.

L’eisphora, l’ancêtre de la taxe Zucman

Contrairement aux liturgies qui obligeaient ceux qui y étaient assujettis à participer à l’organisation et au financement d’un service pour la cité, l’eisphora implique le versement direct d’une somme d’argent ce qui en fait la taxe de la période helléniste la plus proche de l’impôt moderne. Il est notamment amusant d’observer que l’eisphora comporte des défauts qui sont aujourd’hui reprochés à la taxe Zucman, au premier rang duquel le fait d’imposer une richesse qui n’existe qu’en valeur estimée, et non en liquidités disponibles.

De la même manière qu’une valorisation boursière ne se traduit pas en argent disponible, la richesse foncière ou servile des Athéniens ne leur fournissait pas forcément les espèces pour payer l’eisphora. Et tandis que Gabriel Zucman suggère au patron de Mistral IA de payer son fameux impôt de 2 % en actions, l’économiste spécialiste de la Grèce antique Carl H. Lyttkens explique que l’Athénien « qui ne voulait pas vendre une partie de sa propriété devait disposer de sommes considérables en espèces, ou être prêt à contracter des emprunts ».

Les réactions qui ont suivi l’instauration de l’eisphora pourraient légitimer à bien des égards les craintes d’une partie des économistes contemporains. Dans un article intitulé Effects of the taxation of wealth in Athens in the fourth century B.C, publié dans la revue Classical Quarterly, Carl H. Lyttkens montre comment la taxation de la richesse a conduit les Athéniens fortunés à modifier leurs comportements économiques : « Un impôt proportionnel sur la fortune était par exemple susceptible de diminuer la part des actifs risqués dans un portefeuille », à l’instar du prêt maritime, ou la possession d’esclave.

L’évasion fiscale, un réflexe vieux comme l’Antiquité grecque

L’eisphora a beau être, à rebours de la taxe Zucman, un impôt exceptionnel, présenté comme quasi existentiel – en ce qu’il est levé pour la défense de la cité -, cela ne dissuade pas moins de riches athéniens de le contourner via la dissimulation d’actifs et l’évasion fiscale. Maîtresse de conférences en Histoire grecque à l’Université de Milan, Lucia Cecchet confirme que, loin d’être un phénomène propre au monde moderne, l’évasion fiscale « existait déjà dans les sociétés anciennes ». Sous-évaluation des fortunes déclarées, transfert ou dissimulation de biens jusqu’à l’exil pour échapper aux collecteurs d’impôts… Les stratagèmes des Athéniens les plus aisés pour échapper à l’eisphora sont légion.

Certains prêtent même à sourire, comme le fait de dissimuler ses biens en les enterrant, évoqué par Peter William Fawcett. Dans son discours Contre Stéphanos, Démosthène dénonce également ceux qui ont recours à leurs banquiers pour dissimuler leurs biens. À l’instar d’Olivier Faure 2 400 ans plus tard, l’orateur athénien jugeait la répartition de la charge fiscale à Athènes inéquitable : « Je voyais […] que de petites contributions laissaient les riches pratiquement non imposés, tandis que les citoyens aux moyens modestes ou limités perdaient leurs biens. » Ainsi, propose-t-il une loi obligeant « les riches à assumer leur juste part ». Souvent pourtant, les mêmes citoyens finançaient à la fois l’eisphora et les liturgies, et beaucoup disaient en sortir fortement appauvris.

Une stratégie de victimisation pour échapper au paiement de l’impôt, nuance Lucia Cecchet. C’est notamment sous cet angle, amène l’historienne italienne, qu’il faut comprendre la remarque d’Eschyle dans Les Grenouilles, évoquant le riche « qui, vêtu de haillons, pleure et prétend être pauvre ». Reste que l’eisphora pouvait absorber « jusqu’à 7 % de la richesse d’un Athénien, et égaler le revenu total provenant de ses biens », affirme l’économiste Carl Hampus Lyttkens. Au fil du siècle, la multiplication des prélèvements, dictée par les guerres à répétition, finit par nourrir à Athènes une véritable défiance vis-à-vis des contributions à la cité. Un ras-le-bol fiscal qui n’est pas sans faire écho à celui récemment exprimé par nos patrons tricolores, de Bernard Arnault à Florent Menegaux.



Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/taxe-zucman-dette-grandes-fortunes-et-exil-une-histoire-vieille-comme-la-grece-antique-WZBHFL45XZDHDMSFLB6ZPHZSXE/

Author : Ambre Xerri

Publish date : 2025-09-30 18:00:00

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Tags : L’Express
Quitter la version mobile