Janvier 2024. Edouard Philippe téléphone à un ami et pose la question qu’il ne peut pas poser publiquement : « Ce président est-il devenu fou ? » Deux nominations viennent d’être annoncées qui lui semblent échapper à toute logique, pire à toute rationalité – un mot qui n’est pas anodin pour lui : Rachida Dati devient ministre de la Culture, Amélie Oudéa-Castéra est promue ministre de l’Education nationale.
Juin 2024. A la surprise générale, Emmanuel Macron décide de dissoudre l’Assemblée nationale au soir des élections européennes. Bien des aspects du chef de l’État agacent le maire du Havre mais rien tant que ce besoin irrépressible de contourner, jouer, stupéfier, prendre tout le monde à court, tout le temps, en érigeant cette turbulence en maestria. Trop, c’est trop. Plus tard, Edouard Philippe fera ce commentaire : « Normalement un général n’agit pas par effet de surprise contre son propre camp… »
« C’est ce qu’on redoutait »
Octobre 2025. Plus d’un an a passé et le pays s’enfonce dans la crise, les Premiers ministres tombent comme des mouches ou des feuilles mortes, on ne sait plus trop. Edouard Philippe, sur RTL, choisit d’aller plus loin qu’il n’a jamais été : parce que l’État « n’est plus tenu », il demande à son chef d’organiser une élection présidentielle anticipée après l’adoption du budget. La France ne peut plus attendre 18 mois. Cette fois, il ne joue pas au « Monsieur Météo », comme s’en amusait Gérald Darmanin en petit comité quand le maire du Havre jugeait, il y a quelques semaines, « inéluctable » une dissolution. Est-ce la conséquence de ces derniers jours abracadabrantesques ? La goutte d’eau qui déborde du vase ? « Il n’a pas agi sur un coup de tête, il y réfléchit depuis plusieurs mois, confie un ami de l’ancien de Matignon. Il a depuis longtemps ce sentiment que le président s’est enferré dans une crise qui ne finira pas. »
« On ne contraint pas le président à partir », « ce n’est pas la question de l’homme mais de la fonction… » Edouard Philippe peut bien enrober son propos de toutes les précautions de la terre, il est la première figure du bloc central à évoquer l’hypothèse d’un départ anticipé d’Emmanuel Macron. « C’est ce qu’on redoutait depuis le 7 juillet 2024, le moment où l’un d’entre nous appellerait à son départ », glisse un cadre Renaissance.
« Le président est devenu le problème »
La France insoumise et le Rassemblement national écarquillent des yeux. Voilà leurs appels à la démission du président cautionnés par son premier chef de gouvernement, au sens de l’Etat reconnu de tous. Le Havrais élargit la fenêtre d’Overton, ce champ des idées acceptables dans le débat public. Commencerait-il une carrière de bordélisateur à 54 ans ?
Il s’en défend. « Le président est devenu le problème », dit-il en privé. Son appel viserait à remettre les institutions à l’endroit, non à les bousculer. Le président est empêché, seul son départ peut dénouer la crise, il doit s’en aller. CQFD. Puisqu’on vous dit qu’Edouard Philippe est rationnel ! Et tant pis pour le fâcheux précédent que créerait une telle démission, loin du geste d’honneur de De Gaulle en 1969. Devant ses troupes, Gabriel Attal a mis en garde mardi contre une fragilisation de notre « équilibre démocratique. » Il n’imagine pas Emmanuel Macron quitter la scène avant 2027.
Les deux ex-d’Emmanuel Macron se sont retrouvés mardi matin à Matignon auprès de Sébastien Lecornu. L’éléphant était dans la pièce mais il est resté coi : l’épineux sujet n’a pas été abordé. Un vieux complice a récemment mis en garde Edouard Philippe : « Il faut être de droite, mais pas être un salaud de droite. » Éviter, en somme, d’incarner physiquement la trahison. Après tout, ce rôle est plutôt bien occupé par Gabriel Attal. « Le président hiérarchise ses haines : à la première place se trouve Gabriel », chuchote un ex-ministre toujours en contact régulier avec le chef de l’État. Edouard Philippe peut bien invoquer un principe de réalité institutionnelle, il vient bruyamment concurrencer son rival sur ce terrain. « Bloc » central avez-vous dit ? « À ce niveau-là, c’est de l’autodestruction, commente un très proche d’Emmanuel Macron. Mais concernant le maire du Havre et le conseiller de Marisol Touraine, essayons d’avoir de l’élégance pour trois… »
La double rupture
Mars 2024. Gilles Boyer, intime du Havrais, ironise sur ces appels à une « rupture » de son champion avec Emmanuel Macron. Encore des lieux communs de journalistes, obsédés par le précédent Sarkozy. « Je ne sais pas où c’est écrit qu’il faut une rupture », lâche-t-il. Le Havrais s’y est résolu, comme le pressaient tant de ses amis. « Pour la dame de base de Niort, tu es l’ancien Premier ministre de Macron », le mettait en garde il y a plusieurs mois l’un d’eux. Cette rupture n’a pas la pureté d’une cassure idéologique, mais tout de même… Faute de grives, on mange des merles.
Plus qu’avec Emmanuel Macron, Edouard Philippe rompt avec lui-même. Ceux qui lui veulent du bien regrettaient ses circonvolutions rhétoriques, guère en phase avec un débat public éruptif. Ses proches frissonnent encore au souvenir de son intervention sur CNews au sujet du voile dans le sport, sommet d’ambiguïté intellectuelle. Valérie Pécresse lui a ainsi conseillé de parler « plus fort ». Ses rivaux se languissent des interventions alambiquées de l’ancien conseiller d’Etat, loin des attentes de l’opinion publique. « Quand on éteint la télévision, on a oublié ce qu’il a dit », notait récemment un soutien de Gabriel Attal. La mémoire des auditeurs de RTL ne flanchera pas cette fois. Le présidentiable devra désormais appliquer cette recette aux propositions de fond pour frapper l’opinion – comme il l’avait fait sur l’immigration dans son interview à L’Express en 2023.
Une présidentielle anticipée – qu’il réclame sans y croire, semble-t-il – aurait un autre avantage qui n’est pas un détail. C’est Marine Le Pen qu’Edouard Philippe, en pole position dans le bloc commun, redoute le plus : il trouve non seulement qu’elle a permis à son camp de remporter une vraie victoire idéologique sur la droite – « LR ne cesse de la copier », relève l’un de ses proches – mais il pense aussi qu’elle a acquis une vraie dimension personnelle en « se densifiant ». Or elle ne pourrait pas se présenter aujourd’hui et Jordan Bardella lui paraît d’un bien moindre acabit. Il l’a observé notamment lors de la rencontre de Saint-Denis organisée par Emmanuel Macron. « Il fait illusion pendant les cinq premières minutes, mais il ne maîtrise pas les dossiers », avait-il alors remarqué. Ce coup de canif au mandat présidentiel a décidément bien des avantages.
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Author : Erwan Bruckert, Paul Chaulet, Eric Mandonnet
Publish date : 2025-10-07 17:10:00
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