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« Face à Poutine, il faut sonner la mobilisation générale » : les nouveaux risques géopolitiques vus par l’Essec

« Face à Poutine, il faut sonner la mobilisation générale » : les nouveaux risques géopolitiques vus par l’Essec

Imaginé par L’Essec et réalisé par OpinionWay, en partenariat avec L’Express, le premier baromètre Géopolitique et Business mesure la perception et le niveau de préparation des dirigeants d’entreprises françaises face aux risques internationaux. Menaces de la Chine sur Taïwan, de Poutine sur l’Europe, guerre commerciale de Trump…

Aurélien Colson et Thomas Friang, respectivement codirecteur académique et directeur exécutif de l’Essec Institute for Géopolitics & Business, passent en revue les angles morts des décideurs français ce monde chaotique.

L’Express : Quels sont les risques géopolitiques les plus sous-évalués par les dirigeants d’entreprises ?

Aurélien Colson. Le risque le plus sous-estimé, ce sont les menaces de la Chine sur Taïwan. 80 % des produits à destination et en provenance d’Asie du Nord-Est transitent par le détroit de Taïwan ! Selon une étude de Bloomberg (2024), une prise de Taïwan par la force coûterait dix points de PIB mondial en cumulant les restrictions sur les semi-conducteurs, dont Taïwan est le premier constructeur au monde, le commerce et la finance.

Thomas Friang. La menace que Vladimir Poutine fait peser sur l’Europe est aussi très largement sous-estimée. Seuls 8 % des dirigeants interrogés en font un sujet de préoccupation. Il y a bien sûr la menace militaire, à terme, qui nécessite de réinvestir massivement dans la défense. Mais il y a déjà la guerre hybride, avec la guerre informationnelle, le sabotage d’infrastructures critiques ou encore les incursions multiples de drones. En toile de fond, il y a aussi la façon dont Trump 2.0 fait levier sur la menace russe pour renforcer son ascendant géoéconomique sur l’Europe. Or, rappelons-le : nous avons substitué notre dépendance au gaz russe par une dépendance au gaz américain. Washington pourrait infliger un deuxième choc de compétitivité aux entreprises européennes, qui ont déjà lourdement subi la hausse des coûts de l’énergie après l’agression de l’Ukraine.

La sidération et l’attentisme exprimés par les dirigeants dans votre baromètre ne trahissent-ils pas une forme de déni face aux bouleversements du monde ? Comme si ce n’était qu’un mauvais moment à passer ?

Aurélien Colson. Nous vivons un moment de bascule, dont les dirigeants n’ont pas encore pris toute la mesure : nous sommes entrés dans la post-mondialisation. L’interdépendance demeure, mais elle est désormais facteur de risques, et non plus d’optimisation. L’erreur consiste à croire que nous traversons une crise comme il y en a eu d’autres. Rien de plus faux. On ne reviendra pas au « business as usual ». Les certitudes s’effondrent les unes après les autres : l’énergie pas chère achetée aux Russes, la défense assurée par les Américains, la circulation fluide des produits dans le monde… Les cartes sont totalement rebattues. Les entreprises ne constituent pas une île à l’écart des ouragans. Leurs dirigeants doivent impérativement acquérir des savoirs pour que leur entreprise augmente le niveau de vigilance, de résilience et réduise ses dépendances.

Thomas Friang. Ce triptyque vigilance-résilience-dépendance définit la nouvelle grammaire de la compétitivité à l’heure de la post-mondialisation. Parlant de vigilance : 27 % des dirigeants d’entreprises déclarent ne pas s’informer du tout sur la politique étrangère des grandes puissances… Alors que les chocs géopolitiques affectent tous les métiers, de la supply-chain au marketing en passant par la finance ! Les sociétés ne peuvent plus externaliser la compréhension de ces risques-là. La lucidité commande de développer en interne des compétences géopolitiques afin de se doter d’une vision complète des risques. Ce n’est pas parce que vous recrutez un ancien Premier ministre et que vous avez un bon avocat international que vous allez comprendre le nouveau monde. Si l’Essec a lancé ce baromètre, c’est précisément pour cerner la menace et alerter les dirigeants.

Cette sidération et cet attentisme sont-ils seulement français ?

Thomas Friang. On lit de nombreuses études sur le sujet qui convergent vers cette réalité : le passage à l’action pour faire à la brutalisation du monde est difficile pour les dirigeants d’entreprise. Par exemple, les PDG d’entreprises cotées au New York Stock Exchange sont 89 % à déclarer que la géopolitique est un risque pour leur entreprise (soit 20 points de plus que l’année d’avant selon une étude réalisée par le cabinet Oliver Wyman). Pourtant, seulement 13 % d’entre eux sont déjà entrés dans une stratégie de restructuration de leurs chaînes de valeur.

Aurélien Colson. Au plan européen, d’autres données corroborent cet état de fait. Selon une étude produite par Deloitte, seulement 40 % des directeurs financiers européens classaient le risque géopolitique dans leur Top 3 des risques de leur entreprise. En 2025, c’est 90 %. Si la perception de la menace bondit mais les orientations des entreprises ont-elles varié ? Non. C’est ça, le phénomène de la sidération.

Quels sont les secteurs d’activité les moins « outillés » face à ces soubresauts géopolitiques ?

Aurélien Colson. Les études existantes étaient focalisées sur les très grandes entreprises. Notre baromètre est élaboré à partir d’un échantillon bien plus représentatif du tissu économique français. Il fait apparaître que c’est parmi les dirigeants d’ETI que l’effet de sidération est le plus fort face aux nouvelles menaces géopolitiques, alors qu’elles sont particulièrement exposées. Deux ETI sur trois dans le secteur du commerce ont subi des ruptures d’approvisionnement.

Thomas Friang. Lorsque l’on siège au comité exécutif d’une entreprise du secteur de l’énergie, par exemple, il est probable que l’on soit mieux au fait de l’actualité géopolitique dans les régions du monde où l’on a des activités. Au-delà des sensibilités sectorielles, ce que l’on voit, c’est que seul le risque cyber est largement appréhendé. Mais pour faire face à un choc géopolitique, les dirigeants nous le disent : ils s’en remettent à l’Etat ou à la holding du groupe pour lequel ils travaillent. On décèle une forme de passivité vis-à-vis de ces sujets.

Le discours des dirigeants politiques sur l’économie de guerre est jugé confus et angoissant. Sur ce sujet précis, que devraient-ils dire ?

Thomas Friang. Nous sommes là dans le cœur du sujet qui occupe l’Institut : comment l’alerte géopolitique lancée par les dirigeants politiques peut-elle engager une transformation de l’économie au niveau des entreprises ? Il faut agir à plusieurs niveaux. D’abord sur la compréhension, par les chefs d’entreprise, de la menace russe : elle va croissant, elle est persistante et elle commence à avoir des impacts directs. Ensuite, sur la traduction concrète du discours sur l’économie de guerre. Bloqué par l’instabilité politique, le gouvernement peine à assurer la pleine exécution de la Loi de Programmation Militaire, y compris dans son volet budgétaire. Alors la France est loin d’un passage en économie de guerre, qui se verrait sur les commandes industrielles, contrairement à l’Allemagne. Dans ce contexte, il est impossible d’activer le troisième niveau : une mobilisation générale et durable de l’appareil productif pour servir nos intérêts de sécurité. Pourtant, ce sera nécessaire pour dissuader la Russie de mener à bien sa guerre d’Europe.

Aurélien Colson. Il y a là un paradoxe. Le discours sur l’économie de guerre est jugé confus et angoissant, alors que l’état réel de la situation est systématiquement édulcoré. Quand des drones violent l’espace aérien d’un pays de l’Otan, responsables politiques et médias font mine de s’interroger sur leur origine. Tout le monde parle de « guerre hybride », mais c’est un doux euphémisme pour ne pas avoir à reconnaître que la Russie, en fait, mène déjà la guerre contre nous. Mais ce paradoxe n’est qu’apparent : c’est en disant les choses telles qu’elles sont que le discours sur l’économie de guerre prendra de la clarté et de l’effectivité. Oui, la Russie poutinienne est une puissance impérialiste déterminée à soumettre les peuples qui l’entourent et à détruire l’Union européenne dont le succès économique et social, quoi qu’on en dise, constitue un contrepoint insupportable à la misère dans laquelle les oligarques russes maintiennent leur propre peuple. Nous avons donc un devoir de lucidité : dire sans fard la réalité telle qu’elle est.

Quels conseils donneriez-vous à un cadre dirigeant qui veut se former à la géopolitique sans attendre une impulsion de son entreprise ?

Thomas Friang. Il y a un outil très puissant pour les dirigeants qui veulent adapter la stratégie de leur entreprise à la nouvelle donne géopolitique : la prospective par analyse de scénarios. C’est indispensable, par exemple pour vérifier la robustesse des chaînes d’approvisionnement. On commence par cerner les incertitudes critiques puis on bâtit différents scénarios. On évalue leur impact différencié pour l’entreprise et cela lui permet de définir une stratégie de résilience. En systématisant la démarche et en ritualisant l’exercice comme un processus d’amélioration continue, l’entreprise peut fortement gagner en vigilance. C’est possible de se former à ce type de méthode !

Aurélien Colson. C’est possible, et cela requiert un point de départ : reconnaître, admettre, accepter, que nous avons basculé dans un autre monde. La géopolitique dans son impact sur l’économie, ce n’est pas un jeu d’échecs dont les pièces sont manipulées par des diplomates en costume-cravate. Ce sont des forces concrètes qui bouleversent les chaînes de valeur, les règles de la compliance, les modes de financement. Pour en prendre la mesure, trois idées immédiatement opérationnelles. Les cadres dirigeants peuvent déjà régulièrement lire sur notre site les entretiens réalisés avec nos experts ou grands témoins. Ensuite, ils peuvent « mettre à l’ordre du jour » le sujet dans leur écosystème (leur équipe, leur COMEX, leur assemblée générale) pour un premier partage de perspectives, en passant en revue toutes les fonctions de l’entreprise. Enfin, la méthode des scénarios mentionnée par Thomas Friang donne d’excellents résultats pour repérer les vulnérabilités : « what if ? ». Quel impact pour notre entreprise si le canal de Suez est bloqué pour trois mois ? Et si l’administration Trump met la main sur la Réserve fédérale pour instrumentaliser le cours du dollar ?

Vous-mêmes, comment vous êtes-vous formés à cette discipline ?

Aurélien Colson. De 2012 à 2021, la Commission européenne m’a confié la responsabilité d’une équipe chargée d’accélérer la mise en place d’un partenariat de coopération et de sécurité, à l’échelle de 62 pays, et destiné à prévenir les risques et menaces liées aux matières NRBC (nucléaires, radiologiques, bactériologiques et chimiques). Ce fut un travail passionnant, sur le terrain et interdisciplinaire (mon équipe réunissant des diplomates, des ingénieurs, des officiers de sapeurs-pompiers spécialisés, des managers). Un enjeu consistait précisément à analyser des vulnérabilités et à leur trouver des réponses opérationnelles.

Thomas Friang. Par une hybridation de mon parcours, dès la formation initiale : étudiant à l’ESCP, je travaillais pour le ministère des Armées puis la Fondation pour la recherche stratégique ; puis étudiant à l’ENS, j’ai pu bénéficier de cours de questions internationales plus avancés. J’ai poursuivi cette stratégie d’hybridation tout au long de mon parcours professionnel grâce à différents programmes. Dernier en date : j’ai eu l’opportunité d’être auditeur civil pendant un an à l’Ecole de Guerre Terre, ce qui m’a permis d’actualiser mes connaissances par une formation d’excellence et d’affiner ma compréhension des sujets au contact de mes camarades de promotion.

Quels sont vos maîtres à penser parmi les géopoliticiens ?

Aurélien Colson. J’ai une pensée pour Gérard Chaliand, récemment disparu. Ses travaux étaient au plus près du terrain, car il parcourait le monde et ses conflits pour les observer à hauteur d’homme. En 2010, il avait publié une remarquable Géopolitique des empires (Arthaud), suivie de son Vers un nouvel ordre du monde (Seuil, 2012) qui analysait le recul de l’Occident et la montée en puissance de la Chine. Plus près de nous, les travaux de notre collègue Frédéric Charillon méritent d’être mis en avant : son analyse des logiques d’influence et désormais d’intimidation est d’une grande lucidité (Géopolitique de l’intimidation, Odile Jacob, 2024). Outre-Atlantique, Anne Applebaum est remarquable dans sa compréhension de la lutte en cours entre démocraties et régimes autoritaires (Autocracy, Inc., Vintage Book, 2024).

Thomas Friang. J’apprécie les travaux de Ian Bremmer qui travaille sur la notion de « monde G-Zero », c’est-à-dire d’une ère sans hegemon global. Il développe cette notion à partir de la crise des subprimes, constatant le fait que les Etats-Unis délaissent progressivement son rôle d’hegemon économique sans que la Chine ne parvienne encore à s’y substituer, ni que l’Europe ne puisse jouer ce rôle. Ce monde « G-Zero » est un monde multipolaire non-coopératif. L’inefficacité de la gouvernance mondiale alimente alors les nationalismes qui fragilisent encore plus la coopération internationale. Nous sommes en plein dans ce cercle vicieux, qui encourage les politiques de prédation chez les grandes puissances.



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Author : Sébastien Le Fol

Publish date : 2025-10-09 14:00:00

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