Dans un monde déchiré par les guerres et bousculé par la montée des tensions commerciales, la tentation du repli sur soi n’a jamais été aussi forte. Confrontées à la poussée du vote radical et à l’essor de la désinformation, les démocraties libérales sont fragilisées. C’est plus que jamais le moment de donner la parole aux architectes du sursaut, qu’ils soient scientifiques, militaires, experts de la tech, intellectuels ou entrepreneurs. L’Express consacre un numéro exceptionnel aux « Visionnaires ».
Ses amis l’avaient mis en garde : « N’investis pas ton argent dans ce projet, tu ne retrouveras pas ta mise. » « Mais un entrepreneur, c’est comme un enfant. Quand on lui interdit quelque chose, il a envie de le faire », s’amuse Alain Thibault, bien content d’avoir suivi son intuition. Voilà déjà six ans qu’il a cofondé Agriodor, une pépite française au savoir-faire unique installée au Biopôle de Rennes. « Nous avons mis au point une plateforme technologique à l’efficacité prouvée – en laboratoire comme dans les champs -, capable de réduire drastiquement l’utilisation de pesticides », explique-t-il.
Le principe ? Des granulés olfactifs qui repoussent les insectes nuisibles, perturbent leur reproduction, leur appétit et donc leur capacité à inoculer des maladies aux plantes. Comment cet ancien centralien, passé par Arthur Andersen et Capgemini, a-t-il basculé des ressources humaines – son domaine de prédilection – à la défense des cultures champêtres ? Tout a commencé par une rencontre. En 2018, Alain Thibault croise la route d’Ené Leppik, une scientifique estonienne qui travaille depuis plusieurs années sur l’écologie chimique à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae). La chercheuse lui apprend que le comportement de 70 % des insectes peut être manipulé à l’aide d’odeurs. L’entrepreneur se renseigne auprès d’un ponte de la recherche, qui lui confie : « La technologie existe en laboratoire depuis plus d’une dizaine d’années, mais personne n’en a encore fait une application concrète pour les grandes cultures. Ce serait une première mondiale ! »
Une étincelle jaillit en Alain Thibault. Celui-ci découvre, en outre, que les fabricants de pesticides se heurtent à un problème insoluble : les insectes deviennent de plus en plus résistants à leurs produits et le nombre de molécules efficaces pour les tuer se réduit considérablement. En 2009, ce business angel chevronné se lance dans le grand bain, fonde Agriodor avec Ené Leppik, et embauche un an après Camille Delpoux, ingénieure spécialisée dans le développement commercial des innovations. Il finance l’amorçage sur ses fonds personnels et convainc une poignée d’investisseurs de tenter l’aventure. Six ans plus tard, les granulés d’Agriodor sont distribués en France via le leader mondial des produits phytosanitaires, Syngenta. De quoi générer un début de chiffre d’affaires. « Notre produit cible les pucerons des betteraves. Mais ce n’est qu’une première étape. Nous sommes en train d’effectuer une nouvelle levée de fonds pour nous déployer sur trois autres familles d’insectes, que l’on trouve dans les zones tropicales », s’enthousiasme le patron.
Le Brésil plutôt que l’Europe
Agriodor vise notamment le marché brésilien. Les pesticides y sont légion et l’homologation y est beaucoup plus rapide. « Les molécules que nous utilisons pour notre répulsif sont utilisées en France dans des crèmes solaires ou des glaces, dans des quantités moindres. Elles pourraient donc théoriquement bénéficier d’une autorisation rapide de mise sur le marché. Sauf qu’il n’existe aucune passerelle réglementaire. Nous avons réussi à obtenir une dérogation pour que les agriculteurs français puissent l’acheter et l’utiliser dès cette année », détaille Alain Thibault.
En Europe, du fait des normes actuelles, il faudrait huit à dix ans, et trois millions d’euros, pour diffuser ces solutions, assure l’entrepreneur. C’est le travers de l’UE : la réglementation freine l’innovation. L’autre difficulté provient de la vitesse d’adoption par les agriculteurs. « En France, vous devez convaincre tout l’écosystème – les filières, les centres techniques, les coopératives… – pas seulement l’exploitant. Et tout le monde veut faire ses propres tests pour vérifier l’efficacité du produit. La commercialisation s’étale donc sur plusieurs années », regrette Alain Thibault. Aux Etats-Unis ou au Brésil, on laisse le marché décider : l’agriculteur essaye, confirme ou rejette.
Avec une telle inertie sur son marché domestique, mieux vaut être sûr de son coup, et de sa vision. Alain Thibault est convaincu du potentiel d’Agriodor : « Les grands groupes de chimie mettent de dix à douze ans pour trouver de nouvelles molécules capables d’éliminer les insectes. Nous pouvons aller beaucoup plus vite. Les agriculteurs viendront naturellement vers nos produits, pour des questions de rentabilité. Et n’oublions pas le consommateur, qui ne veut plus de résidus dans son alimentation. » Le patron a fait ses calculs : pour un euro investi par l’exploitant, sa solution en fait économiser deux. « A terme, poursuit-il, nous allons développer un parfum capable d’attirer les insectes nuisibles dans une partie seulement du champ, ce qui permettra de concentrer les pesticides dessus. » Plus efficace – et moins cher – que le tapis de bombes : la frappe chirurgicale.
Entrepreneur expérimenté – il a présidé plusieurs commissions au Medef ou à Croissance Plus et intervient régulièrement à Sciences Po, Polytechnique ou HEC -, Alain Thibault possède des investissements directs dans plus de 20 sociétés dont le chiffre d’affaires s’échelonne entre 1 et 50 millions d’euros. Ancien patron de division chez Capgemini France, il rachète en 2004 le groupe Bernard Julhiet à Havas/Vivendi dont il décuple la croissance avant de le revendre douze ans plus tard. De quoi financier l’amorçage d’Agriodor.
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Author : Sébastien Julian
Publish date : 2025-10-12 08:00:00
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