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Lina Ghotmeh : « Dans un projet architectural, passé, présent et futur sont intimement liés »

Lina Ghotmeh : « Dans un projet architectural, passé, présent et futur sont intimement liés »


Dans un monde déchiré par les guerres et bousculé par la montée des tensions commerciales, la tentation du repli sur soi n’a jamais été aussi forte. Confrontées à la poussée du vote radical et à l’essor de la désinformation, les démocraties libérales sont fragilisées. C’est plus que jamais le moment de donner la parole aux architectes du sursaut, qu’ils soient scientifiques, militaires, experts de la tech, intellectuels ou entrepreneurs. L’Express consacre un numéro exceptionnel aux « Visionnaires ».

On dit d’elle qu’elle est une architecte humaniste. De fait, tout le parcours de la quadragénaire au regard lumineux en témoigne, à commencer par ses débuts à Beyrouth, une cité antique et cosmopolite, où elle est née et a grandi, cette « perle du Levant » dévastée par plus de quinze années de guerre civile qu’elle a vu devenir un chantier à ciel ouvert où tout était à reconstruire. Un temps, Lina Ghotmeh a rêvé d’embrasser la carrière d’archéologue avant d’être rattrapée par l’architecture, même si de sa première vocation, elle a gardé la quête des vestiges du passé qu’elle associe à sa pratique architecturale : fouiller pour mieux construire, en quelque sorte. C’est ce qu’elle appelle « l’archéologie du futur ».

Cette approche « transversale et pluridisciplinaire », elle l’a déclinée dans de multiples projets aux quatre coins du monde, salués pour leur esthétique innovante – qui, chez elle, ne va pas sans une forme de poésie –, doublée d’un engagement durable, à l’instar de la tour écologique édifiée dans le cadre de la réhabilitation du quartier Massena à Paris, du bâtiment passif et bas carbone des Ateliers Hermès en Normandie, ou, plus récemment, du pavillon de Bahreïn aux 3 000 pièces de bois créé pour l’Expo 2025 à Osaka. Aujourd’hui, avec son agence LG – A, elle assure la refonte d’une partie des galeries emblématiques du British Museum, parmi lesquelles celles abritant les frises du Parthénon.

Montrées à la Biennale de Venise, au Maxxi à Rome ou au Building Centre V & A de Londres, les créations de Lina Ghotmeh lui ont valu notamment de rejoindre la sélection de The European Architects Review des dix architectes les plus visionnaires de la décennie. Entretien.

L’Express : Le 13 octobre vient de s’achever l’exposition universelle d’Osaka, au Japon, pour laquelle vous avez réalisé le Pavillon de Bahreïn, avec un bâtiment en forme de boutre. Etait-ce une façon de rendre hommage à la culture maritime de ce pays, mais aussi de développer ce thème du voyage qui vous est cher ?

Lina Ghotmeh : Le pavillon de Bahreïn à Osaka est effectivement un hommage à l’histoire maritime du pays, incarnée par le boutre, ce navire en bois traditionnel. Mais au-delà de sa forme, il raconte une histoire de dialogue, de mémoire, de savoir-faire et de transmission entre cultures. J’ai travaillé en intégrant des techniques de construction japonaises, tout en reprenant les gestes ancestraux des artisans bahreïnis. Ce projet est donc né d’un va-et-vient entre passé et futur, entre les rivages du Golfe et ceux du Japon. Le voyage est pour moi une constante – pas seulement géographique, mais intellectuelle, émotionnelle. Mon parcours m’a appris à toujours écouter le lieu, ses récits, et à tisser des liens entre les cultures.

Le travail artisanal apporte une sensibilité, une intelligence du geste, une économie des ressources, mais cela ne s’oppose pas à l’innovation

Quel est le fil conducteur qui relie vos différents projets, de la réalisation du musée national d’Estonie au réaménagement en cours des galeries du British Museum, en passant par la conception de l’immeuble Stone Garden à Beyrouth, pour n’en citer que quelques-uns ?

Tous mes projets naissent d’une démarche que j’appelle « l’archéologie du futur ». Chacun commence par un dialogue approfondi avec le site, son histoire, ses matériaux et les traces culturelles qui l’habitent. Il s’agit de comprendre la mémoire des lieux afin de concevoir une architecture qui la respecte tout en ouvrant de nouvelles perspectives. Quel que soit le site, je cherche à traduire cette mémoire en espaces contemporains. L’idée n’est pas de reproduire le passé, mais de le réinterpréter et de le transformer en innovation : les techniques traditionnelles, les savoir-faire artisanaux et les matériaux historiques servent de point de départ pour créer des solutions durables, sensorielles et poétiques.

« Stone Garden », Beyrouth, Lebanon. Housing and Mina Art Foundation, 2011-2020.

Pour chaque projet, l’architecture devient un vecteur de récit : elle évoque les histoires des habitants, les pratiques artisanales, le lien avec le territoire et la nature. Par exemple, au British Museum, notre intervention sur la Western Range vise à révéler l’histoire du bâtiment et à créer des espaces de respiration et de lumière. L’approche consiste à faire dialoguer les objets et les récits entre eux, tout en offrant une expérience immersive où le visiteur peut percevoir les strates historiques et culturelles. Ainsi, le fil conducteur de mon travail est cette recherche d’un équilibre entre mémoire et innovation, où le projet devient un espace vivant, enraciné dans l’histoire et ouvert aux usages et aux imaginaires contemporains.

Vous êtes née et avez grandi au Liban. Votre vision en tant qu’ »archéologue du futur », ainsi que vous vous définissez, s’inscrit-elle dans les (vos) traces, la (votre) mémoire ?

Je considère que chaque geste architectural doit être une réinterprétation poétique et respectueuse des empreintes du passé, du présent aussi, de ce qui existe. Cette démarche consiste à engager un dialogue profond avec le site, son histoire, ses matériaux et les récits qu’il conserve. Chaque projet devient ainsi une occasion de réactiver ces mémoires et de faire émerger une architecture vivante, sensible et durable.

Mon enfance à Beyrouth a profondément marqué mon regard : j’ai grandi dans une ville où les ruines antiques côtoient les cicatrices du conflit moderne, où l’architecture est toujours traversée par la mémoire. Construire, pour moi, ne se limite pas à ajouter une forme : c’est révéler ce qui existe déjà, le transformer dans les plis du territoire ou dans les récits oubliés. L’ »archéologie du futur », c’est cela : puiser dans les traces du passé pour dessiner un avenir enraciné, respectueux, mais en perpétuel mouvement.

Dans le projet Stone Garden à Beyrouth, par exemple, le bâtiment transforme les cicatrices laissées par la guerre en moments de vie, en intégrant la végétation dans les interstices de la structure. Ce geste symbolise la résilience de la ville et de ses habitants. Chaque projet devient ainsi un lieu où passé et présent dialoguent, où la mémoire se métamorphose en innovation.

Comment votre démarche, qui intègre une architecture durable et du travail manuel, se nourrit-elle de l’innovation scientifique ?

Je crois profondément au dialogue entre la main et l’intelligence technique. Le travail artisanal apporte une sensibilité, une intelligence du geste, une économie des ressources. Mais cela ne s’oppose pas à l’innovation – au contraire. Dans le pavillon de Bahreïn, par exemple, nous avons croisé les techniques d’assemblage en bois traditionnelles japonaises avec des outils numériques de modélisation. A Louviers, chez Hermès, nous avons fabriqué 500 000 briques en terre locale avec des artisans, tout en répondant aux normes les plus avancées en termes d’énergie. Pour moi, l’innovation naît toujours de cette tension fertile entre tradition et technologie, entre passé et futur.

Justement, entre passé, présent et futur, qu’est ce qui compte le plus dans la réalisation d’un projet architectural ?

Dans un projet architectural, passé, présent et futur sont intimement liés. Le passé apporte la mémoire des lieux, les savoir-faire et les récits qui façonnent le territoire, offrant des références pour concevoir de manière respectueuse et sensible. Le présent impose de répondre aux usages contemporains, aux besoins des utilisateurs et aux exigences environnementales, en intégrant les innovations scientifiques et techniques qui rendent un bâtiment durable et vivant. Le futur, enfin, consiste à imaginer des espaces capables de s’adapter, de se transformer et de continuer à inspirer les générations à venir.

Le British Museum, à Londres, a choisi l'architecte pour réinventer les galeries de son aile ouest.Le British Museum, à Londres, a choisi l’architecte pour réinventer les galeries de son aile ouest.

Je vois l’architecture comme une continuité, une respiration, qui permet d’habiter le temps autrement, de le ressentir dans les matières, la lumière et les espaces. C’est ce que nous cherchons à réaliser, par exemple, au British Museum : révéler l’histoire du bâtiment tout en lui donnant une nouvelle vie, plus ouverte et connectée au monde d’aujourd’hui. Chaque projet devient ainsi un lieu où passé, présent et futur se nourrissent mutuellement, donnant à l’architecture sa force, sa sensibilité et sa durabilité.

France, Japon, Estonie, Liban, Royaume-Uni ou Arabie saoudite : vous vous adaptez à des cultures elles-mêmes mouvantes en jouant des frontières, alors que celles-ci n’ont jamais paru autant fermées, dans un monde de moins en moins pacifique. Comment analysez-vous ce regain de tensions internationales ?

L’architecture peut et doit résister à la fermeture des frontières. Elle est un langage silencieux mais puissant, capable de tisser des liens là où les discours échouent. Dans chacun de mes projets, j’essaie de partir du local – des récits, des matières, des gestes – pour construire des espaces qui parlent au monde. C’est en donnant une voix à ce qui est fragile, à ce qui est oublié, que l’on peut créer du commun. Face aux tensions, l’architecture peut être un acte de soin, d’écoute, d’assemblage. Le musée du XXIe siècle, par exemple, ne peut plus être un lieu d’autorité figée : il doit devenir un espace de dialogue, d’échange, d’interrogation. C’est ce que nous essayons de mettre en œuvre au British Museum.

Lina Ghotmeh, née au Liban en 1980, est architecte, diplômée de l’Université américaine de Beyrouth puis de l’Ecole spéciale d’architecture de Paris où elle fut professeur associé de 2008 à 2015. A la tête de l’agence internationale Lina Ghotmeh – Architecture (LG – A), elle a été maintes fois primée pour ses réalisations mêlant avant-garde, mémoire et durabilité. En 2025, le British Museum lui a confié le réaménagement de ses galeries Western Range.



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Author : Letizia Dannery

Publish date : 2025-10-13 18:00:00

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