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Jérôme Cerisier, la sentinelle high-tech de l’Europe à la tête d’Exosens

Jérôme Cerisier, la sentinelle high-tech de l’Europe à la tête d’Exosens

Dans un monde déchiré par les guerres et bousculé par la montée des tensions commerciales, la tentation du repli sur soi n’a jamais été aussi forte. Confrontées à la poussée du vote radical et à l’essor de la désinformation, les démocraties libérales sont fragilisées. C’est plus que jamais le moment de donner la parole aux architectes du sursaut, qu’ils soient scientifiques, militaires, experts de la tech, intellectuels ou entrepreneurs. L’Express consacre un numéro exceptionnel aux « Visionnaires ».

La mallette de Jérôme Cerisier semble sortie d’un épisode de James Bond. Revêtement métallisé. Attaches solides. A l’intérieur, de petits objets rangés au cordeau dans leurs inserts en mousse. Ces gadgets ne servent pas à occire les méchants. Du moins pas directement. Ils confèrent un pouvoir rare, confie ce Marseillais d’un ton posé : celui de « voir l’invisible ». Une formule théâtrale ? Pas tant que cela. Jérôme Cerisier est le directeur général d’Exosens depuis 2016, une entreprise française discrète, devenue le leader mondial des technologies d’amplification, de détection et d’imagerie.

Sa spécialité : la vision nocturne, qui permet aux armées de mener des opérations décisives entre le coucher et le lever du soleil. Moment propice à la dissimulation. A l’ère des drones, c’est plus vrai que jamais : ces engins peinent à s’orienter dans l’obscurité. « Chaque avancée technologique en matière de vision nocturne offre un avantage critique. Si vous détectez un mouvement vingt mètres plus loin, vous avez vingt mètres d’avance sur l’adversaire », insiste Jérôme Cerisier. Son groupe produit le composant clef qui donne aux jumelles des soldats leur pouvoir : les tubes intensificateurs de lumière. Grâce à eux, l’entreprise s’est hissée au rang de leader mondial sur le marché dit « ouvert » – hors Etats-Unis, Russie et Chine.

Les tubes de vision nocturne d’Exosens

Atout décisif : ses tubes n’intègrent aucun composant américain. Ils échappent ainsi à la redoutable réglementation américaine ITAR qui interdit de vendre sans l’aval de Washington. France, Allemagne, Royaume-Uni, Pologne… Les armées européennes en raffolent et leurs besoins explosent. Si ces technologies ont d’abord prouvé leur utilité auprès des troupes d’élite et des forces spéciales, elles s’invitent désormais dans des opérations plus courantes, de la logistique aux évacuations médicales. En septembre, la planète Défense a suivi de près le lancement en grande pompe à Brive-la-Gaillarde du « 5G », la dernière création d’Exosens qui permet de voir jusqu’à 35 % plus loin. Un produit sur lequel Jérôme Cerisier et ses équipes ont planché plus de 5 ans.

La société travaille avec l’industrie militaire sur d’autres applications. « Nous détectons, dans l’ultraviolet, les signaux de tir de missiles », illustre le patron, issu de Polytechnique. L’ennemi, bien sûr, tente de s’adapter. Pour échapper aux détecteurs thermiques d’Exosens, par exemple, les adversaires s’enterrent ou envoient des leurres à haute température. « Mais il leur est difficile de disparaître sur tous les spectres à la fois, raison pour laquelle nous créons des systèmes toujours plus polyvalents », sourit-il.

Le marché de la défense – 70 % des revenus d’Exosens – est un monde à part. Mais Jérôme Cerisier qui, avant un passage chez A.T. Kearney puis Zodiac Aerospace, a œuvré plus de trois ans à la Direction générale de l’armement n’y est pas étranger. A l’heure où les Etats-Unis rappellent au Vieux Continent le prix à payer pour sa protection, son entreprise prend une nouvelle dimension. Les Européens sont encore sous le choc du traitement que Donald Trump a réservé à Volodymyr Zelensky dans le bureau Ovale le 28 février. Et des sorties agressives de J.D. Vance à la prestigieuse conférence sur la sécurité de Munich. Ils comprennent — enfin — qu’une Europe de la défense n’est pas une sottise, mais une nécessité.

De la défense aux sciences de la vie

Exosens ne se cantonne pas au militaire. « Nos briques technologiques peuvent servir plusieurs industries », souligne Jérôme Cerisier, qui mène sa diversification tambour battant. Le groupe a déjà séduit des clients dans les sciences de la vie – 12 % du chiffre d’affaires en 2024 – avec des composants clefs pour les spectromètres de masse, ces appareils capables d’identifier les molécules présentes dans une substance. Les labos pharmaceutiques s’en servent pour concevoir de nouveaux médicaments, les biologistes pour détecter des polluants. Autre terrain : le nucléaire, avec des détecteurs de flux de neutrons capables de suivre en temps réel l’activité d’une centrale et de prévenir son emballement. Un marché en plein essor à l’heure où l’atome s’affirme comme un levier incontournable dans la lutte contre le réchauffement climatique. Exosens étend enfin sa toile dans des industries plus classiques. Ses mesures dans l’infrarouge permettent de trier automatiquement des plastiques, donc de mieux les recycler. Quant à ses caméras, elles sont capables de détecter les fuites de méthane, gaz à effet de serre au pouvoir réchauffant dévastateur.

La stratégie duale de Jérôme Cerisier, civile et militaire, porte ses fruits. A sa création en 1937, l’entreprise n’était qu’une petite filiale de Philips dans la région Sud Ouest. Son importance s’affirme pendant la Seconde Guerre mondiale et la guerre froide qui s’ensuit. Elle quitte le groupe d’électronique à la fin des années 1990, fusionne avec le néerlandais Delft et l’américain Burle, et se rebaptise Photonis. Ses brevets et ses produits attirent petit à petit l’attention. En 2020, un autre américain, Teledyne, tente de s’en emparer pour 500 millions d’euros. L’État français hésite, inquiet de perdre un savoir-faire sensible. Sur les conseils de la ministre des Armées, Florence Parly, Bruno Le Maire, alors à Bercy, finit par bloquer l’opération. Bien lui en a pris : l’entreprise a, depuis, poursuivi sa course folle.

En 2021, le fonds luxembourgeois HLD de Jean-Bernard Lafonta prend le contrôle du capital et injecte des fonds pour soutenir son développement. Jérôme Cerisier poursuit sa stratégie d’acquisitions ciblées. Exosens avale tour à tour le belge Xenics, le canadien Telops, l’allemand Proxivision et l’israélien El-Mul. En quatre ans, son chiffre d’affaires bondit de 160 % (394 millions d’euros en 2024) et ses capacités de production passent du simple au double. Après une entrée réussie en Bourse sur Euronext Paris l’an dernier, Exosens s’est même invité dans l’indice SBF 120.

Protégé des droits de douane

L’assise mondiale du groupe permet à Jérôme Cerisier de regarder l’avenir avec sérénité. Il sert des clients de 50 nationalités différentes. Compte des bureaux dans dix pays. Et son modèle industriel l’immunise contre la montée des barrières douanières. « Nous produisons essentiellement en Europe pour les Européens et aux Etats-Unis pour les Américains », rappelle-t-il. Le Français ne redoute pas davantage les tensions sur les terres rares et les matériaux critiques, cette épée de Damoclès que la Chine maintient au-dessus des géants numériques américains. « Nous ne faisons pas de la production de masse, mais des produits de haute technologie, nous n’avons besoin que de petites quantités », confie-t-il.

Les secrets de fabrique sont jalousement gardés. L’entreprise, qui investit environ 7 % de son chiffre d’affaires en R & D, emploie un ratio exceptionnel de doctorants – 80 sur 2 000 employés. Des équipes pointues qui lui ont permis de déposer plus de 130 brevets. Et de se forger une expertise industrielle unique au fil des années. « Dans certains processus, d’infimes ajustements de températures permettent de gagner plusieurs points de rendement. Mais cela, des simulations virtuelles ne vous le montreront pas. Cela ne s’apprend qu’en répétant les essais, encore et encore. » Des missions de haute précision, comme celles des snipers qu’il équipe.



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Author : Anne Cagan

Publish date : 2025-10-13 17:30:00

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