La scène se passe en salle de réanimation, dans le service d’urgence d’un hôpital parisien. Médecins et infirmières s’affairent autour d’une vieille dame en arrêt cardiaque. Une demi-heure plus tôt, lorsque les ambulanciers l’ont déposée, elle était pourtant encore vivante. Sauf qu’ils n’ont prévenu personne du caractère critique de la situation, trop pressés d’enchaîner leur prochaine course. « Dans le jargon, on appelle ça un dépôt sauvage : ils déposent le patient et s’en vont alors qu’ils ont l’obligation légale de nous avertir et de nous transmettre les constantes, témoigne Sophie, une infirmière qui a assisté à la scène. Résultat, on se retrouve fréquemment avec des patients dont personne ne sait pourquoi ils sont là, ni depuis quand ». Cette fois-là, la patiente souffrait d’une phlébite, une maladie qui peut être à l’origine d’une embolie pulmonaire lorsqu’elle n’est pas traitée à temps. Elle n’y a pas survécu.
Ce genre de cas extrême illustre un problème bien plus large. « Il y a de nombreux abus concernant les ambulances privées. Ils sont principalement liés au fait qu’elles sont payées à la course », assure Sophie. Plus les sociétés enchaînent les trajets, plus elles gagnent d’argent. « Leur but premier, c’est d’aller au plus vite », résume Marie, une infirmière qui travaille dans un autre service d’urgence parisien.
Cette course permanente en pousse certains à commettre des négligences, voire à enfreindre la loi et à frauder massivement pour maximiser leurs profits. Dans un rapport publié en mars 2025, l’Assurance maladie indique avoir détecté 41,5 millions d’euros d’escroqueries au transport sanitaire – qui englobe taxis et ambulances – en 2024. Contre 34 millions en 2023. « Nous observons la poursuite de cette hausse sur les premiers trimestres de 2025 », précise François Badinier, directeur du contrôle et de la lutte contre les fraudes à l’Assurance maladie. La facture pourrait même être plus salée, puisque la Cour des comptes estime que la fraude réelle – celle qui passe entre les mailles – s’élèverait à 177 millions d’euros. L’Express a recueilli des témoignages inédits de nombreux personnels soignants, qui expriment leur ras-le-bol. Car si la majorité des ambulanciers exercent leur métier avec conscience professionnelle, « une minorité dangereuse ruine le système », confient-ils. Presque tous ont requis l’anonymat. D’autant que cette minorité peut se montrer menaçante, voire violente.
Des profils de « voyous »
« Quelques-uns ont un style de voyou et peuvent devenir agressifs quand on les met face à leurs erreurs », regrette ainsi Emma, également infirmière aux urgences à Paris. Comme ce jour où deux ambulanciers effectuent un dépôt sauvage d’un homme âgé. Elle les interpelle et leur demande son dossier. Ces derniers prétextent une urgence, avant de partir « quasiment en courant ». L’infirmière les poursuit et ouvre une portière de l’ambulance pour les forcer à s’expliquer. Des échanges houleux s’ensuivent. Le conducteur démarre, percute Emma avec la portière et prend la fuite. L’infirmière s’en sort heureusement sans blessure grave, mais porte plainte. Les deux ambulanciers sont retrouvés grâce aux images de vidéosurveillance.
Sophie a elle aussi subi des menaces. « J’ai simplement demandé les constantes d’une vieille dame – tension artérielle, fréquence cardiaque – qu’il déposait. L’un d’eux me donne quelques chiffres à l’oral. La patiente m’assure alors qu’il n’a jamais pris sa tension ». L’ambulancier accuse la dame de mentir, puis se retourne vers Sophie et lance : « Toi, si tu continues de poser des questions, on te casse la gueule ». Pourquoi mentir ? « Prendre les constantes est chronophage, explique l’infirmière. Et si elles sont mauvaises, ils doivent appeler des renforts, ce qui leur fait perdre encore plus de temps ».
Une autre infirmière confie avoir vu une bagarre éclater entre un ambulancier et un patient. « J’ai demandé à mon chef de déclarer le problème à l’Agence régionale de santé. Il m’a répondu : « C’est toujours pareil, on déclare, ils ferment leur société et en relancent une nouvelle ». Conscient de ces difficultés, François Badinier rappelle que l’Assurance maladie demande une évolution des textes juridiques afin de lui permettre d’empêcher des personnels de santé ou transporteurs sanctionnés de se reconventionner aussi facilement. Les vols ne sont pas rares non plus. « De l’argent liquide et des effets personnels disparaissent très souvent lors des transferts, notamment chez les personnes âgées », rapporte Sophie.
Un métier sous pression
Ce non-respect des règles est aussi visible dans la rue, aux yeux de tous. « Si vous voyez une ambulance privée qui allume ses gyrophares, elle est probablement dans l’illégalité, car elles en ont le droit uniquement en cas d’urgence vitale absolue », affirme Sophie. Sauf que cette situation est normalement confiée à la Structure mobile d’urgence et de réanimation (Smur).
Autre conséquence du travail sous pression : le refus de prise en charge. « Dès que le trajet est trop long ou qu’il faut prendre le périphérique et ses bouchons, c’est la croix et la bannière pour les convaincre de venir », témoigne un médecin urgentiste. Léa, infirmière aux urgences psychiatriques, confirme : « Ils n’acceptent presque que les trajets dans Paris intra-muros. Dès qu’il faut aller en banlieue, c’est très compliqué ».
Pour Bruno Basset, président de la Fédération nationale des ambulanciers privés, ces problèmes de comportement sont liés à la formation et au manque d’attractivité du métier. « Aujourd’hui, on demande à des personnes qui font six mois d’études au mieux, 15 jours au pire, de prendre en charge des patients de jour comme de nuit, parfois au 5e étage d’un immeuble sans ascenseur, de conduire une ambulance qui vaut 100 000 euros, le tout avec un salaire au rabais », dénonce-t-il. Car si les sociétés d’ambulance sont rémunérées à la course, les salariés, eux, sont payés au Smic.
« De la mignonne corruption »
Certains ambulanciers qui veulent encore plus multiplier le nombre de courses ont développé des méthodes subtiles. Bonbons, pizzas, viennoiseries… Ils couvrent de cadeaux les secrétaires médicales, aides-soignants et infirmières, tout en leur demandant de les appeler eux, plutôt que d’autres services d’ambulance privée. Un médecin urgentiste de banlieue parisienne le confirme sans détour : « On le voit tous les jours. C’est ce que j’appelle de la mignonne petite corruption ». Un comportement que le président de la Fédération nationale des ambulanciers privés juge sévèrement. « Faire ça, c’est transgresser les règles éthiques. Les soignants doivent systématiquement refuser », lance Bruno Basset.
Reste que la stratégie porte ses fruits. « J’ai déjà entendu des collègues dire : ‘Eux, ils sont sympa, ils nous gâtent' », relate Sophie. Et la situation peut devenir problématique. « On interdit parfois de faire appel à des ambulanciers parce qu’on sait qu’ils sont mauvais. Et pourtant, on les voit quand même revenir », regrette ainsi Emma.
Arnaques aux prescriptions médicales
Quand la « mignonne corruption » ne suffit pas, certains vont plus loin. Transports fictifs, surfacturations kilométriques, falsifications d’ordonnances… La liste est longue. L’Assurance maladie recense 745 cas de fraudes en 2024, contre 540 en 2023. « Et cela ne concerne que celles que nous avons repérées », précise François Badinier, qui rappelle que l’Assurance maladie s’est dotée de six pôles d’enquêteurs judiciaires pour contrer ces dérives.
L’une des techniques bien connues repose sur le détournement des prescriptions médicales de transport en papier. Un système dépassé, mais encore utilisé dans de nombreux hôpitaux. Ces prescriptions, parfois appelées « bons de transport », sont délivrées par les médecins aux personnes en incapacité de se déplacer. Mais celles en papier, faciles à falsifier, offrent aux personnes mal intentionnées un terrain propice aux combines. « J’ai eu plusieurs cas d’ambulanciers qui déposent un patient et demandent qu’on leur signe la case aller-retour alors qu’ils n’ont fait qu’un aller », témoigne Léa. Et lorsqu’ils effectuent réellement un aller-retour entre deux hôpitaux, ils exigent parfois un bon aller-retour dans chaque établissement. « Ils peuvent se montrer très insistants, voire menaçants quand on refuse », déplore-t-elle. « Il faut absolument que les professionnels de santé et les assurés qui constatent ce type de pratique nous alertent le plus vite possible, sans cela, nous ne pouvons pas agir », prévient François Badinier.
Autre arnaque courante : les bons vierges. Sophie a observé le manège à plusieurs reprises. « Certains ambulanciers traînent dans les couloirs jusqu’à ce qu’ils repèrent un médecin pressé – ce qui ne manque pas aux urgences – afin de lui demander de signer leur bon de transport, justifiant ‘un oubli’ ou une erreur lors d’une précédente course ». Jusqu’au jour où un médecin reconnaît l’un d’eux qui revient trop souvent avec la même histoire. « Je ne sais pas exactement comment cette arnaque fonctionne, mais elle leur permet probablement de réaliser des courses fantômes, ou de transporter des patients qui n’en ont pas besoin », avance Sophie. Elle, comme d’autres, a souvent vu des ambulanciers en manque de course « camper » devant l’hôpital et proposer à des personnes valides de les transporter, leur promettant qu’ils se feront rembourser.
S’il reconnaît que ces fraudes existent, Bruno Basset estime qu’une grande partie s’explique par « des erreurs » d’ordonnance. « Je ne pense pas qu’il existe une réelle volonté de frauder, hormis une minorité de cas mal intentionnés, indique-t-il. Mais ces fraudes sont à la marge par rapport à la complexité du système de prescription médicale. Et je ne jette pas la pierre sur les prescripteurs (les médecins et infirmières en pratique avancée) : le système de facturation est illisible et incompréhensible ».
Des réseaux bien organisés
Reste que certains abus ont de quoi faire tourner la tête. À Marseille, un ambulancier de 44 ans a été condamné fin mai 2025 à quatre ans de prison, dont un an avec sursis, et 10 000 euros d’amende pour avoir escroqué 2,6 millions d’euros sur sept ans en facturant de faux transports sanitaires. Avec l’argent détourné, il a fait construire une véritable forteresse de 3 800 m² sur des terrains agricoles qui ne lui appartenaient pas, aménageant un sous-sol secret où les enquêteurs ont découvert sept motos. Lui et sa compagne menaient grand train : voyages à Monaco et Dubaï, achats d’objets de luxe, grands restaurants.
Dans le Var, une conductrice de taxi de 53 ans a été condamnée début juillet 2025 à trente mois de prison ferme avec mandat de dépôt immédiat pour une fraude de 2,3 millions d’euros entre 2019 et 2024. Elle a facturé plus de 1,3 million d’euros à la CPAM de Roubaix Tourcoing pour les transports, fictifs, d’un assuré vivant dans le Var. Certains jours, elle enregistrait jusqu’à trente trajets pour cette personne. Afin qu’elle rembourse les caisses lésées, le tribunal a ordonné la confiscation de tous ses biens : deux licences de taxis, le matériel d’une salle de sport, un appartement, six voitures, une moto et 80 000 euros sur différents comptes.
Les personnels soignants interrogés partagent tous la même interrogation : pourquoi les prescriptions de transports médicalisés ne sont-elles pas numérisées partout ? « Cela permettrait d’éviter une grande partie des fraudes », assure Léa. Le docteur Mathias Wargon, chef de service des urgences et du SMUR du centre hospitalier Delafontaine, en Seine-Saint-Denis, confirme : « Avec les bons papiers, il y avait des problèmes. Mais maintenant, nous sommes passés au numérique et je n’en entends plus parler ». L’Assurance Maladie travaille avec les établissements de santé afin de développer un outil dit de « service de prescription électronique de transport » – déjà en test -, qui soit utilisé par tous.*
La fraude, « un sujet du passé » ?
La situation pourrait néanmoins s’améliorer. L’Assurance maladie et les quatre principales fédérations du transport sanitaire ont signé un protocole d’accord le 24 septembre 2025. Le document impose aux transporteurs sanitaires de se doter d’un dispositif de géolocalisation et d’un système électronique de facturation intégrée (SEFI). « L’enjeu majeur est la fiabilisation de la facturation à l’Assurance maladie », résume François Badinier. Le premier volet concerne la vérification de la distance kilométrique, avec une géolocalisation comparable à celle des applications de taxi. La deuxième porte sur la dématérialisation des prescriptions de transport médical.
« Notre volonté est que les transporteurs sanitaires passent par des flux sécurisés, il y a la carte vitale chez le médecin, nous voulons que ce soit la même chose avec les transporteurs », poursuit le directeur de la lutte contre la fraude de l’Assurance maladie. Les transporteurs sanitaires ont jusqu’à fin 2027 pour se mettre en conformité. Depuis le 1er octobre dernier, ceux qui ne répondent pas à ces nouvelles exigences voient leurs tarifs amputés de 13 %. « Et -13 %, c’est la mort de n’importe quelle société », soutient Bruno Basset.
La fraude serait donc un « sujet du passé », selon lui. « Les quatre fédérations ont signé. Cela prouve que nous voulons de la transparence, que nous sommes dans une démarche vertueuse et que nous voulons bannir tous les agissements déviants », insiste-t-il. L’Assurance maladie, elle, souhaite tout de même que ces mesures soient inscrites dans un projet de loi. Si Sébastien Lecornu a rappelé, lors de sa première nomination au poste de Premier ministre, qu’il veut faire de la lutte contre la fraude à l’Assurance maladie l’une de ses priorités, l’instabilité gouvernementale ne permet néanmoins pas de déterminer quand cela sera effectivement le cas.
* Sollicitée pour savoir pourquoi le système adopté à l’hôpital de Saint-Denis n’est pas en vigueur dans tous ses établissements, l’AP-HP n’a pas répondu.
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Author : Victor Garcia
Publish date : 2025-10-16 15:15:00
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