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Félicité Herzog : « L’intelligence artificielle peut servir de coach littéraire »

Félicité Herzog : « L’intelligence artificielle peut servir de coach littéraire »

En situation de quasi-monopole du loisir jusqu’au milieu du XXe siècle, le livre est désormais en concurrence avec toute une panoplie de divertissements qui ne cesse de s’élargir au gré des progrès technologiques. Et dans ce marché ultra-concurrentiel de l’attention, qui fait ses choux gras sur le temps de cerveau disponible de chacun, force est de reconnaître que l’objet millénaire n’est pas très compétitif. Le même constat, fait chaque année, depuis trois décennies confirme une tendance de fond : les Français consacrent de moins en moins de temps à la lecture. De livres ! Précisons-le, car comme le relève notre chroniqueur Robin Rivaton, nous lisons énormément – des mails, des comptes rendus, des présentations – mais peu de contenus longs.

Un phénomène qui pourrait ne pas être sans conséquences sur notre cerveau, tant la lecture participe au développement de sa plasticité et au renforcement de ses capacités cognitives, et qui menace de faire flancher toute une économie ; celle des librairies, qui ont vu leur clientèle s’étioler ces vingt dernières années. Pour tenter d’endiguer ces deux grands périls, Félicité Herzog, présidente de L’Ecume des pages, la prestigieuse librairie indépendante de Saint-Germain-des-Prés, à Paris, a lancé Badabook, une plateforme de recommandation littéraire fonctionnant avec l’intelligence artificielle, qui aide le lecteur à découvrir des livres adaptés à ses goûts tout en orientant ses achats vers les librairies partenaires. « On ne pousse pas forcément le livre du moment, on fait du sur-mesure pour redonner le goût de la lecture », sourit l’ancienne directrice de la branche Stratégie de Vivendi. Entretien.

L’Express : Le baromètre CNL/Ipsos confirmait au printemps dernier un recul de la lecture. 56 % de Français se déclarant lecteurs réguliers, c’est cinq points de moins qu’en 2023, le niveau le plus bas enregistré par ce baromètre. C’est audacieux de lancer une application de conseil de lecture à l’heure où les livres occupent de moins en moins de place dans les journées des Français…

Félicité Herzog : Le grand paradoxe du monde du livre, c’est qu’il souffre non pas d’un manque d’offre – au contraire, elle est foisonnante, inventive, offrant textes français et étrangers – mais d’une demande qui stagne. Ce n’est pas que les Français n’aiment plus lire, c’est qu’ils sont perdus face à la profusion de titres et qu’ils n’ont plus de médiateurs pour les guider, et les accompagner dans leurs lectures. Autrefois, un professeur, un parent, un libraire, une émission littéraire faisaient le lien entre les livres et les lecteurs. Aujourd’hui, ces voix se sont raréfiées. Certes, les émissions La Grande Librairie, Le Masque et la Plume, et les hebdos littéraires rencontrent un grand succès, mais elles ne touchent qu’une fraction du public. Le reste du lectorat potentiel se tourne vers les séries, les réseaux, les jeux vidéo. Notre ambition c’est de rendre la lecture contagieuse à nouveau, grâce à l’IA générative, de réinventer cette médiation d’une manière contemporaine, ludique et personnalisée.

Comment fonctionne cette technologie pour cerner les goûts et les envies des lecteurs ?

Badabook repose sur une technologie d’IA générative conçu avec Microsoft, mais avec un supplément d’âme. L’application propose un parcours très simple, presque ludique : six questions, dont cinq n’ont rien à voir avec les livres. Elles invitent à la rêverie et à la confidence : « Tu te réveilles présidente du monde, quelle est ta première mesure ? », « On crée un dessert à ton nom : quels sont ses ingrédients ? », « Où aimerais-tu te réveiller demain ? », « Avec quelle célébrité aimerais-tu dîner ? »… Ces questions révèlent beaucoup de la sensibilité, de l’humour, de la curiosité ou de la fantaisie d’une personne.

À partir de ces réponses, l’IA identifie non seulement les thèmes susceptibles de plaire, mais aussi le ton de lecture attendu : rêveur, drôle, mélancolique, énergique. La sixième question affine le tout en précisant le type de livre recherché. Ensuite, le moteur IA croise ces éléments avec une base de données validée manuellement, issue de sources publiques : présentations d’éditeurs, chroniques littéraires, interviews d’auteurs. Les recommandations sont donc juridiquement irréprochables et éditorialement vérifiées. Pour l’instant nous avons environ 1 500 références. À terme, nous visons une centaine de milliers d’ouvrages.

L’IA de Badabook peut-elle aussi élargir les goûts des lecteurs ? Peut-elle surprendre ?

C’est même sa principale vertu. Contrairement aux algorithmes classiques, qui se contentent d’amplifier vos habitudes – vous aimez les polars ? On vous proposera des polars – Badabook vous pousse à l’aventure littéraire. Parce que les questions initiales sont ouvertes, parce que l’IA comprend les nuances émotionnelles. C’est une sorte de coach littéraire. Vous recevez des éclairages historiques, des citations, des lieux, parfois des conseils sensoriels : où lire ce livre, quelle musique écouter, quels passages lire à voix haute. L’idée, c’est que la lecture redevienne un plaisir vivant, incarné, partagé. On accuse souvent les écrans d’avoir tué la lecture. En réalité, ils ont juste changé sa forme.

Beaucoup accusent les écrans d’avoir détourné toute une génération de livres, et certains annoncent même la mort de la lecture à l’ère de l’intelligence artificielle. Vous pensez au contraire que l’IA peut au contraire être mise au service de la lecture. Expliquez-nous.

Oui, c’est une idée reçue très tenace. Bien sûr, les écrans ont modifié nos usages culturels, tout comme la télévision l’a fait dans les années soixante-dix. Mais le livre, lui, n’a jamais disparu. La lecture procure une expérience unique : elle fait de nous des voyageurs de l’esprit, capables de comprendre les nuances et ce que pense chaque personnage. Aucune image, aussi belle soit-elle, ne reproduira cette intimité entre l’auteur et le lecteur.

Je crois que les écrans peuvent devenir des alliés, à condition d’en faire un levier d’accès. Lire sur une tablette, écouter un livre audio, découvrir un roman via une application : c’est déjà lire. C’est même, pour beaucoup, la seule porte d’entrée possible. En ce sens, l’IA et les écrans, bien utilisés, peuvent jouer le rôle d’un Gutenberg contemporain : non pas remplacer le livre, mais multiplier ses chemins d’accès.

Les données recueillies par Badabook – goûts, tendances, popularité des titres – pourraient-elles devenir un levier économique pour les éditeurs ou les libraires ?

Absolument. Ces données, anonymisées et agrégées, sont précieuses pour comprendre ce que les lecteurs aiment, ce qu’ils recherchent, ce qui les rebute. Elles peuvent aider les éditeurs à mieux positionner leurs livres, les auteurs à mieux connaître leur lectorat et les libraires à ajuster leurs recommandations. Mais l’objectif premier est celui recréer du lien entre les livres et ceux qui les ont oubliés. Si nous parvenons à faire revenir des lecteurs en librairie, tout l’écosystème du livre en sortira gagnant.

Comment être sûr que ces bornes ne favorisent pas les grands réseaux généralistes comme la Fnac, qui disposent d’une palette de références plus étendue ?

Nous avons en France la plus grande densité de librairies d’Europe : environ une librairie pour 7 000 habitants, soit deux fois plus qu’en Allemagne. C’est une richesse incroyable. L’idée, c’est que Badabook serve à désinhiber les lecteurs qui n’osent pas franchir la porte d’une librairie, parce qu’ils s’y sentent illégitimes ou perdus. L’application, ou la borne interactive, agit comme un ami bienveillant : elle prépare, facilite, rassure. Et si elle les conduit ensuite chez un libraire de quartier, chez Relay ou à la Fnac, tant mieux, tout le monde y gagne. L’important, c’est que le lecteur retrouve le chemin du livre, peu importe la voie qu’il emprunte.

Vous êtes présidente de la librairie L’Écume des Pages. La lecture semble occuper une grande place dans votre vie.

Oui, une place immense. Enfant, je passais des heures dans la librairie de mon quartier, où j’allais à la sortie des classes, comme dans un refuge. Les livres étaient mes plus grands amis. Plus tard, en rejoignant L’Écume des Pages, j’ai découvert l’envers du décor après en avoir connu les librairies dans toute la France en tant qu’autrice : le métier de libraire, la chaîne du livre, la rencontre avec les lecteurs. J’ai compris qu’une librairie, c’est un lieu de liens, un lieu de solidarité culturelle.

Pourquoi lisons-nous moins selon vous ?

D’abord, à cause de mauvaises expériences : des lectures imposées, ennuyeuses, qui ont laissé un souvenir désagréable. Beaucoup de gens ont été découragés au lycée, ou ont eu le sentiment que lire était une obligation. Ensuite, il y a la concurrence des écrans – réseaux sociaux, séries, jeux vidéo –, qui saturent notre attention et fragmentent le temps disponible. Dès l’âge de 12 ans, l’arrivée du smartphone provoque souvent un décrochage net : la lecture demande un effort de concentration et de continuité que les formats numériques ne favorisent plus. Résultat : notre capacité à nous immerger dans une histoire s’effrite. On zappe, on scrolle, on lit des textes courts, mais on perd l’habitude de la durée. D’où l’importance d’outils bienveillants et pédagogiques qui redonnent envie de lire, réapprennent à se concentrer, et accompagnent les lecteurs sans les juger.

Quels auteurs, quels livres conseillerez-vous à quelqu’un qui ne lit plus ?

Je dirais Romain Gary, pour la liberté, l’humour et la profondeur morale de son œuvre ; Louis Aragon, pour l’écriture envoûtante du Paysan de Paris ; Baudelaire, dont Correspondances demeure pour moi une clé secrète du rapport au monde ; Jorge Semprun, avec Le Grand Voyage, qui rappelle ce que signifie survivre sans jamais renoncer à penser, malgré l’enfer concentrationnaire ; et enfin Virginie Despentes, dont Cher connard me touche par sa lucidité trash, son style sans merci, cette manière de dire la vérité des corps et des sensations. Toutes ces voix, si différentes, me rappellent que la littérature, au fond, c’est toujours une manière d’apprendre à vivre le monde. Mais chez Gary en particulier, notamment dans La Vie devant soi, il y a une humanité bouleversante, une façon unique d’allier la tendresse à la lucidité, de parler du désespoir sans jamais cesser d’aimer la vie.

Ne bénéficieront-ils pas d’un petit traitement de faveur de la part de Badabook ?

Non, l’algorithme est incorruptible ! (rires) Dans l’édition, on met surtout en avant les nouveautés : les rentrées littéraires de septembre ou de janvier, les prix, les parutions médiatisées. C’est normal, c’est le moteur économique du secteur. Mais le fonds éditorial, pourtant immense et toujours disponible, est rarement mis en avant. Des dizaines de milliers de livres dorment dans les catalogues, alors qu’ils pourraient encore rencontrer leurs lecteurs.

Avec Badabook, l’idée est justement de redonner vie à ce patrimoine littéraire, de remettre en circulation des œuvres formidables qui sont passées sous le radar, et de mesurer autrement la satisfaction des lecteurs — pas seulement en nombre de ventes, mais en qualité de rencontre entre un livre et une personne. L’algorithme ne se contente donc pas de recommander la dernière nouveauté, il va chercher dans la profondeur du catalogue des titres susceptibles de toucher un lecteur précis, selon ses goûts, ses émotions, ses envies du moment.

Avez-vous une phrase, une scène, un passage de roman qui vous accompagne depuis toujours ?

Il y en a beaucoup. Un passage qui m’a marquée : dans Si c’est un homme de Primo Levi, lorsqu’il se trouve face à un médecin et lit, dans ses yeux, toute l’ambivalence — soigner, mais dans un système devenu fou. C’est d’une puissance inouïe. Pour faire aimer la lecture, je citerais aussi Romain Gary, La Promesse de l’aube. Son humanité, sa grâce, son humour… C’est une écriture qui emporte tout le monde.



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Author : Ambre Xerri

Publish date : 2025-10-16 17:00:00

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