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Rotary Club, les dessous d’un soft power culturel : « Ils ont des réseaux très puissants »

Rotary Club, les dessous d’un soft power culturel : « Ils ont des réseaux très puissants »

Il faut une part d’audace, et beaucoup de talent. Début décembre 2022, Enzo Phéron, à l’époque âgé de 19 ans, s’installe dans une salle feutrée du musée des Beaux-Arts de Caen, pour jouer l’une de ses compositions au piano devant un public de 250 personnes. Sans aucun diplôme du Conservatoire et sans jamais avoir terminé ses cours de solfège, le jeune homme fait sensation, et gagne le premier prix du concours Piano Création dans sa catégorie. « Nous avons tous été impressionnés. C’est exactement le genre de profil que nous recherchions », confie Jean-Pierre Pillon, fondateur du concours et membre du Rotary Club depuis vingt ans. Un choix dans la plus pure tradition de cette association créée il y a plus d’un siècle aux Etats-Unis, initialement pour promouvoir la solidarité entre hommes d’affaires.

Enzo Phéron assure que sa participation au concours, en 2022 puis en 2024, lui a ainsi permis de « faire tomber toutes ses barrières », d’élargir son réseau et sa communauté sur les réseaux sociaux, où il comptabilise désormais près de 90 000 abonnés. En 2026, il sortira son premier EP, où figurera l’un des morceaux présentés à Caen. Un cercle vertueux permis par le Rotary, symbole parmi d’autres du soft power culturel que l’association a su imposer partout en France depuis 1921.

À l’image du concours Piano Création, les quelque mille Rotary clubs éparpillés partout sur le territoire rivalisent d’initiatives culturelles pour promouvoir de jeunes artistes, artisans ou auteurs francophones, profitant de la force de frappe de leur réseau pour faire sortir leurs poulains de l’anonymat. Le nombre de prix littéraires organisés par les « rotariens » illustre à lui seul leur engagement dans le secteur : selon Christophe Courjon, rédacteur en chef du Rotary Mag – mensuel officiel de l’organisme -, une douzaine de concours, plus ou moins anciens ou renommés, récompensent chaque année les meilleurs romans policiers, livres pour enfants ou recueils de nouvelles, sans oublier la mise en valeur d’auteurs locaux ou francophones.

« Un lien qui dure »

Parmi les centaines d’ouvrages triés sur le volet par les différents comités de sélection, la ligne du Rotary se veut claire. « Le livre doit respecter nos valeurs, c’est-à-dire l’éthique professionnelle, l’encouragement à l’effort et à la créativité, et le service de l’intérêt général de manière apolitique et areligieuse », souligne Christophe Courjon. Autrement dit, les lecteurs ne retrouveront pas, dans la sélection du Rotary, « tout ce qui a trait à la violence, l’érotisme, l’argent facile ou l’enquête politique », précise-t-il. Vanessa Pécastaings, éditrice chez Elyzad, salue néanmoins « l’ouverture et la grande exigence littéraire » de certains jurys, comme pour le prix International Rotary – Pen Club de la langue française, créé en 2024, qui a récompensé l’auteur Karim Kattan pour son ouvrage L’Éden à l’aube dans la catégorie Prose. « C’est une histoire d’amour entre deux hommes qui se déroule en Palestine, ce qui n’était pas un choix évident. Le prix a fait découvrir le livre dans des milieux et cercles différents… C’était une belle surprise », se réjouit l’éditrice.

Etienne Denarié, ancien président du Rotary club de Paris et co-fondateur du concours, est bien conscient du coup de pouce que peut représenter un tel prix pour de jeunes auteurs, à l’image de Pia Petersen, lauréate ex aequo du prix Prose 2024 pour La vengeance des perroquets (Les Arènes). « En 24 heures, sa maison d’édition a imprimé un bandeau. Un an après sa sortie, cela a participé à une nouvelle mise en valeur du livre », estime-t-il.

Au niveau local, l’implantation des Rotary clubs permet par ailleurs à certains auteurs de tisser un lien durable avec les lecteurs, comme l’a vécu Claire Jéhanno, auteure de La Jurée (Harper Collins, 2024), lauréate du prix du Premier roman décerné par le Rotary Club de Cosne Sancerre et invitée la même année au salon du livre de Cosne-sur-Loire. « Cela a amené plus facilement des lecteurs en dédicace, et c’est un lien qui dure. Certains m’ont dit qu’ils avaient déjà réservé mon prochain livre en librairie ! », s’amuse l’écrivaine.

« Réseaux très puissants »

Même influence pour le prix d’Artisanat d’art décerné depuis une vingtaine d’années par le Rotary Club Paris à des artisans français. Depuis 2020, les vainqueurs se voient offrir un stand au très renommé Salon révélations du Grand Palais, qui reçoit chaque année plus de 50 000 visiteurs. « C’est une référence : l’un des lauréats a bénéficié d’un an de commande après avoir participé au salon, tandis qu’un autre, bijoutier, a été embauché chez Cartier », commente Etienne Denarié, par ailleurs président de la commission de sélection du concours.

Depuis 2005, le Rotary se veut également, presque sans le vouloir, prescripteur dans l’industrie cinématographique, par le biais de son initiative « Espoir en tête », en partenariat avec la Fondation pour la Recherche sur le Cerveau (FRC). Chaque année, l’association organise les avant-premières d’un film préalablement choisi par un comité de sélection dans 450 salles à travers la France ; la moitié du prix du billet revient au distributeur et à l’exploitant, et l’autre à la FRC. Après avoir longtemps collaboré avec Disney, le Rotary s’est ouvert depuis 2018 à d’autres films, « plus grand public, produits en France, porteurs de valeurs d’humanisme, de solidarité ou de spiritualité », indique Francis Balme, président d’Espoir en tête.

En 2024, le film Des jours meilleurs, avec Valérie Bonneton et Michèle Laroque, qui raconte le parcours de résilience d’une mère de famille alcoolique, a été choisi par l’association et diffusé en avant-première dans plusieurs centaines de salles. L’année précédente, l’initiative avait mis en valeur Louise Violet, long-métrage distribué par Apollo Film avec Alexandra Lamy retraçant le quotidien d’une institutrice en 1889, qui doit affronter la méfiance des habitants au moment de rendre l’école publique, laïque et obligatoire pour tous.

Au-delà de l’aspect caritatif, l’initiative est très stratégique pour les distributeurs, qui s’offrent du même coup l’assurance de plusieurs dizaines de milliers d’entrées à travers la France, et d’un bouche-à-oreille colossal. Damien Golla, directeur de la distribution chez Wild Bunch, assure que sur 90 000 billets vendus en avant-première pour Des Jours Meilleurs, 55 000 l’ont ainsi été dans le cadre de cette seule opération – une fois sorti en salle, le long-métrage a comptabilisé près de 500 000 entrées. « La force de frappe du Rotary a contribué sans aucun doute à ce succès. Cela a entraîné une grande visibilité chez un public spécifique, des articles de presses avant même la sortie du film, un signal positif auprès des exploitants », souligne-t-il.

De quoi éveiller l’intérêt des professionnels du secteur, qui choisissent consciencieusement les longs-métrages à proposer au Rotary. « Il faut mettre en avant des films plutôt grand public, francophones, avec de fortes valeurs familiales, patrimoniales ou éducatives… Ce qui ne marcherait pas du tout, c’est typiquement des films d’horreur ou des films trop pointus d’arts et essai », relève Arthur Dupuy, directeur de la programmation d’Apollo Film. En ce mois d’octobre, c’est justement le film Compostelle, distribué par sa société, qui vient d’être choisi par Espoir en tête pour la saison 2026. Le long-métrage, qui raconte la rencontre de deux adolescents en rupture sur le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle, semble avoir séduit le comité de sélection du Rotary. Il sera diffusé aux membres du réseau dès le 8 mars… soit plusieurs semaines avant sa sortie officielle.



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Author : Céline Delbecque

Publish date : 2025-10-17 11:00:00

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