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Thierry Breton : « La France pourrait inscrire dans sa Constitution l’obligation d’équilibre de ses comptes budgétaires »

Thierry Breton : « La France pourrait inscrire dans sa Constitution l’obligation d’équilibre de ses comptes budgétaires »


Dans l’hystérie du temps court, il est parfois utile de faire une pause et de regarder dans le rétroviseur. Un inventaire historique nécessaire pour comprendre le présent. L’ex-commissaire européen (2019-2024), qui fut également ministre de l’Economie et des Finances de Jacques Chirac (2005-2007) a acquis l’expérience et le recul nécessaires pour mener ce travail de géologue et d’archiviste. Son nouvel essai Les dix renoncements qui ont fait la France, à paraître le 23 octobre aux éditions Buchet Chastel et Plon, constitue une plongée originale, érudite et enlevée dans les strates de notre histoire politique. L’auteur s’attarde sur ces moments de bascule où notre pays a tourné casaque : la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV en 1685 ; le renvoi de Turgot en 1776 ; ou plus récemment, le rejet de la Communauté européenne de défense en 1954…

Jusqu’au dernier, peut-être le plus insidieux et le plus risqué car il obère directement notre capacité à peser dans le monde et à rester souverain : le renoncement à la maîtrise de nos comptes publics. Dans un chapitre saisissant, Thierry Breton dissèque au scalpel quarante ans de « laisser-aller comptable » notamment sous François Mitterrand et Nicolas Sarkozy. Il aurait pu y ajouter quelques pages à la sanguine sur la suspension de la réforme des retraites annoncée par le Premier ministre, Sébastien Lecornu. Ce travail d’archéologie politique et économique permet de « soulever le voile de notre ADN », selon l’expression de Breton. Au terme de son enquête, il propose une feuille de route toute présidentielle pour mettre fin à cette spirale infernale. Il s’en explique dans cet entretien à L’Express.

« Les dix renoncements qui ont fait la France », par Thierry Breton (Buchet Chastel et Plon).

L’Express : « L’Histoire justifie ce que l’on veut, écrivait Paul Valéry dans Regards sur le monde actuel. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout. » Que vous inspire cette phrase ? En quoi ce que vous appelez « nos renoncements » du passé peuvent-ils éclairer notre crise actuelle ?

Thierry Breton : La crise actuelle, chacun le comprend, s’apparente à un nouveau renoncement. Or les ressorts des grands renoncements qui ont émaillé notre histoire ont toujours des points communs. Pour sortir de situations complexes ou d’impasses, leurs enseignements sont instructifs et éclairants. Les différentes missions et mandats qui m’ont été confiés en France ou en Europe depuis 30 ans, à la tête de grands groupes industriels et au service de la puissance publique, m’ont conforté dans l’idée que le passé nous aide parfois à démêler les causes de nos blocages ou de nos échecs. De nos erreurs qui ont parfois tendance à se répéter. L’impasse dans laquelle se trouve actuellement la France est essentiellement due à une dette devenue colossale et de plus en plus pesante pour nous et, surtout, pour nos enfants.

Mais d’où vient cette dette ?

Ce fardeau est le produit de 50 ans de choix qui revenaient à financer à crédit une part croissante de notre État-providence. De renoncements à dire aux Français la vérité sur la réalité de notre équation budgétaire. De l’inconséquence, pour ne pas dire du cynisme, de gouvernements qui, depuis le milieu des années 1970, ont laissé la dette publique croître de façon inexorable. Or notre système de redistribution et notre protection sociale sont au cœur de notre modèle de société. Nous y sommes très attachés et il faut impérativement les préserver. Notre surendettement endémique est devenu un mal contemporain.

J’en ai été témoin quand, il y a 20 ans à Bercy, je me suis efforcé, avec le concours de mes collègues ministres d’alors et d’équipes compétentes et dévouées, de conjurer cette fatalité. Mais les vieux démons de la dépense ont vite ressurgi peu après, dynamitant nos finances publiques. Nous en payons aujourd’hui le prix avec une dette quasiment double de celle de l’Allemagne (115 % du PIB contre 62 %). En 2006, la France et son grand voisin jouaient pratiquement à armes égales en termes de ratios de déficits et de dette sur PIB. Notre pays vit aujourd’hui 10 % au-dessus de ses moyens. Or, un pays qui ne compte pas est un pays qui ne compte plus. En 40 ans, nous avons réussi à devenir le dernier élève de la classe européenne, conséquence d’un renoncement collectif à la maîtrise de nos comptes. La réforme des retraites en est la dernière expression en date.

Que vous inspire la suspension de la réforme des retraites ?

C’est un reniement et un renoncement de plus, évidemment très lourd de conséquences. J’entends bien ceux qui disent que « Paris vaut bien une messe » et que pour mettre fin à l’instabilité politique – et donc au désordre économique – il fallait y mettre le prix. Mais de quoi parle-t-on ? On a lâché le 49.3, on vient de lâcher les retraites, on réaugmente les impôts. Et maintenant quoi d’autre ? Si l’on ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment, on ne sort des logiques de marchandage qu’en guenilles. Le coût de la suspension de la réforme des retraites est en réalité considérable.

On nous dit 400 millions pour 2026. Ce serait donc l’épaisseur du trait… Et pourquoi donc s’en priver pour un retour au calme ? Mais 1,8 milliard d’euros en 2027, voire 3 milliards selon la Cour des comptes, ça n’est déjà plus l’épaisseur du trait. Et qui peut donc croire que tout va rentrer dans l’ordre en 2027, après la présidentielle ? On nous dit encore que renoncer aujourd’hui, c’est pour mieux rebondir demain. Un regard historique sur les renoncements qui ont – aussi – fait la France nous éclaire : l’immobilisme, c’est ajouter chaque année des milliards aux milliards. ⁠Et que dire des conséquences de nos renoncements pour la crédibilité de la parole de la France, tant auprès de nos partenaires européens que du reste du monde ?

Peut-on aujourd’hui encore éviter le pire ?

Évidemment. L’histoire est riche d’hommes et de femmes qui, face à des situations extraordinaires, se sont révélés pour permettre au pays de trouver un chemin et de rebondir. Prenez Adolphe Thiers : vieil orléaniste, homme de la réaction, venait de réprimer dans le sang l’insurrection communarde à Paris. Opportuniste et carriériste, il allait se métamorphoser en dirigeant responsable et pragmatique. Désigné chef d’État et du gouvernement provisoire en février 1871 par une chambre très conservatrice, Thiers va remettre de l’ordre dans les finances de l’État en seulement deux ans et acquitter la colossale dette de guerre exigée par la Prusse en levant 5 milliards d’emprunts auprès des financiers nationaux et internationaux dont il avait retrouvé la confiance. Nous en sommes là : trouver un chemin pour retrouver la confiance, celle de nos partenaires européens, celle des marchés financiers. Comment ? En se fixant un objectif crédible de rétablissement de nos finances publiques. Et, surtout, en s’y tenant. En démontrant que, quels que soient les choix et alternances politiques, nous ne dévierons pas de la trajectoire.

Mais cet objectif de rétablissement, la France l’a maintes fois annoncé sans jamais le respecter…

C’est vrai. Mais la France pourrait s’inspirer de l’Allemagne qui, en 2009, a inscrit dans sa Constitution l’obligation d’équilibre de ses comptes budgétaires. Un « schwarze Null » à la française de même nature permettrait de maintenir le cap quoi qu’il arrive. De changer le regard de nos partenaires et des marchés et donc d’abaisser les taux d’intérêt auxquels la France s’endette, nous redonnant ainsi des marges de manœuvre.

Cela passe donc par une réforme constitutionnelle ?

Oui et peut-être même par voie de référendum. Je mesure l’ampleur de la tâche. Cela impliquerait sûrement un travail de pédagogie considérable. François Bayrou s’y est attelé dans un laps de temps très court. La pédagogie demande toujours d’avoir de l’espace devant soi. Nous sommes à 18 mois de l’échéance présidentielle. Pour moi, le sujet devrait faire l’objet d’un débat de campagne présidentielle.

Tous les candidats à la présidentielle – on pourrait citer Raymond Barre ou Édouard Balladur – qui se sont présentés avec un programme de redressement des finances publiques ont perdu…

Il n’y a pas de fatalité. Le sujet, c’est comment convaincre nos compatriotes que nous avons touché le fond de la piscine. Un État impuissant à remettre de l’ordre dans ses finances publiques, à tenir ses engagements, ne peut l’exiger des autres. L’État doit montrer l’exemple. Il va falloir réapprendre à compter. La puissance publique dans son ensemble dépense 10 % de plus que ses ressources. Ce n’est pas soutenable sur la durée. Hors crises conjoncturelles, nous n’avons jamais autant dépensé en temps de paix.

Certains à gauche vous répondront qu’il suffit d’augmenter les impôts…

Sauf que nous avons déjà un niveau d’imposition, un taux de prélèvements obligatoires en haut de l’échelle. Si l’augmentation des impôts était la recette à nos maux, alors nous aurions déjà réglé nos problèmes. Il ne nous manque pas 17 milliards d’impôts pour boucler le budget, mais pratiquement 170 milliards, dix fois plus, pour équilibrer les comptes. En gros, la moitié du budget de l’État. On peut se raconter ce que l’on veut. Même si on peut toujours rechercher plus d’équité, ce n’est certainement à coups de matraquage fiscal qu’on résoudra les déséquilibres. C’est d’abord en s’attaquant à nos dépenses, en augmentant l’activité et donc la croissance.

Vous avez calculé la contribution à l’endettement du pays de chaque président de la Ve République. Qui sont les plus mauvais élèves ?

Afin d’obtenir un rendu juste et équitable des performances ou contributions de chacun d’entre eux, j’ai retenu comme indicateur l’accroissement du ratio d’endettement (ratio dette sur PIB) annuel moyen du pays sur la durée des mandats de nos présidents successifs. Cet indicateur me semble plus explicite que la seule progression de notre dette en valeur absolue car il intègre l’impact de la croissance et de l’inflation. Selon ces calculs, les mandats de François Mitterrand et de Nicolas Sarkozy ont été les plus dispendieux. En quatorze ans, de mai 1981 à mai 1995, l’endettement de la France est passé de 21,2 % à 52 %, soit une augmentation de 30,3 points sur deux septennats qui, certes, comportent deux phases de cohabitation de deux ans chacune. Cela représente donc une progression de 2,2 points de PIB par an. François Mitterrand aura été l’inventeur du financement par l’endettement et donc par les générations futures, des « avancées sociales à la française ». Parallèlement, en affaiblissant la compétitivité du pays et donc sa création de richesses futures par des réformes économiques à contretemps, comme les nationalisations ou la baisse du temps travaillé tout au long de la vie.

Les autres pays, pendant cette période, faisaient le choix de s’armer face à la globalisation naissante. De mai 2007 à mai 2012, l’augmentation de l’endettement sous le mandat de Nicolas Sarkozy aura, pour sa part, atteint 23,8 points (de 63,7 % à 87,5 %). Soit une moyenne de 4,76 points l’an qui en fait la présidence la plus dépensière de l’histoire de la Ve République. Comme tous les dirigeants des autres pays d’Europe, Nicolas Sarkozy a certes dû affronter la crise bancaire des subprimes et des dettes souveraines. Mais il figure en haut de l’échelle des chefs d’État les plus dépensiers de la zone euro. De l’autre côté du Rhin, l’Allemagne qui a connu les mêmes crises durant ces cinq années a limité de moitié l’accroissement de son endettement par rapport à la France.

À vous lire, Jacques Chirac restera comme un bon gestionnaire. On comprend qu’il le doit à son ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie de 2005 à 2007, un certain Thierry Breton !

Non. Pour la période Chirac, je rappelle dans le livre la cohabitation avec Lionel Jospin durant laquelle les finances publiques ont également été tenues. Il est vrai qu’au moment où le président Chirac quittait l’Élysée en mai 2007, l’endettement de la France avait été réduit de près de trois points, à 63,7 % du PIB. Celui de l’Allemagne était à 66 %. L’équilibre budgétaire primaire (hors charge des intérêts de la dette) n’avait été atteint qu’en 1979-1980 et en 1999-2000. Au terme du second mandat de Jacques Chirac, il l’était presque en 2006, à 0,1 % près, comme l’a souligné la Cour des comptes.

Ce laisser-aller comptable, vous le montrez, remonte loin dans notre histoire. À tel point que l’on finit par se demander s’il n’est pas inscrit dans notre ADN national ! Serait-ce une autre exception culturelle française ?

Pour écrire ce livre, je me suis inspiré à la fois d’une approche de géologue et d’archéologue. L’histoire de la dette française, ce sont des strates de déficit accumulés au fil des ans. Le renoncement aux principes de rigueur d’aujourd’hui m’a incité à revenir quelques siècles en arrière, aussi loin que remonte la tradition d’un État unitaire et centralisé depuis la monarchie absolue jusqu’à notre Ve République. Et m’intéresser à des périodes de notre histoire où l’on a renoncé. Toutes choses égales par ailleurs, on y retrouve des traits communs de nos travers, de nos biais, de notre psychologie collective. Héritages historiques. La France a souvent payé ses renoncements au prix de dommages parfois irréversibles.

Cette mauvaise gestion des deniers publics a-t-elle à voir avec le catholicisme et notre rapport avec l’argent ?

Je consacre mon premier chapitre à l’abrogation par Louis XIV de l’Édit de Nantes en 1685. Ce texte novateur introduisait en 1598 un esprit multiconfessionnel dans le royaume. En renonçant de façon violente et insensée à la tolérance pour châtier quelques prédicateurs influents, la monarchie a forcé à l’exil des centaines de milliers de huguenots. La France s’est privée d’une élite entrepreneuriale qui avait mis ses compétences au service de l’État et de l’économie du royaume. D’autres nations européennes, en les accueillant, ont su tirer parti de leur sens du progrès et de l’initiative.

Vous êtes protestant vous-même ! On va vous reprocher de vous livrer à un exercice d’autosatisfaction !

Celui qui vous parle est un fervent défenseur de la laïcité. Dès mon plus jeune âge, c’est vrai, j’entendais parler à la table du dimanche de la révocation de l’Édit de Nantes. C’est aussi notre histoire.

Derrière les dix renoncements que vous étudiez, il y a des décisions prises par des hommes eux-mêmes influencés par un écosystème social et intellectuel. Vous pointez notamment le rôle néfaste de la noblesse terrienne de l’Ancien Régime. Pourquoi ?

Arc-boutée sur ses privilèges héréditaires, l’aristocratie qui dominait Versailles était peu encline à l’activité marchande outre-mer. Son conservatisme terrien joua certainement un rôle dans le renoncement à la « Nouvelle France » (Canada, Louisiane, Mississippi) en 1763. Après la perte de la guerre de sept ans, le royaume, aux termes du Traité de Paris, raya d’un trait de plume son immense empire américain. L’Ancien Régime, qui avait du mal à percevoir les enjeux de la conquête marchande outre-mer et de la rivalité maritime avec l’Angleterre, allait même estimer que, face au délabrement de ses finances publiques, mieux valait brader ses territoires apparemment peu rentables et pourtant si pleins de promesses, que de payer ses dommages de guerre en monnaie sonnante et trébuchante.

Cet esprit aristocratique ne s’est-il pas reconstitué dans les grands corps de l’État de la France républicaine ?

Non. Je ne souscris pas à ce genre de raccourci. En revanche, face au conservatisme, on retrouve souvent dans notre histoire la même frilosité devant la réforme. C’est à ce corporatisme des ordres établis, attachés à leurs privilèges, que Turgot, le contrôleur général des finances du royaume, s’était heurté en 1776, lorsqu’il avait voulu remettre de l’ordre dans les finances publiques et libéraliser plusieurs secteurs économiques. Disgracié par Louis XVI, le départ de ce gestionnaire rigoureux, brillant intellectuel, inspirateur de la pensée libérale moderne d’Adam Smith, a voué la France à l’immobilisme. Dix ans plus tard, c’était la Révolution française. Si Turgot avait des idées neuves, les structures dans lesquelles il évoluait demeuraient archaïques. Cette polyarchie ralentissait constamment les prises de décision. Mais Turgot voulait le désendettement, l’équilibre et surtout l’excédent. Les courtisans, la reine Marie-Antoinette elle-même, ne lui pardonnèrent pas d’avoir voulu leur imposer l’austérité.

Si Turgot avait pu mener ses réformes, pensez-vous que le destin de la France aurait été tout autre ?

Ne réécrivons pas l’histoire. Peut-être la monarchie française réformée par Turgot aurait-elle pu suivre une évolution historique à « l’anglaise ». Et Louis XVI, qui sait, peut-être sauvé sa tête. Mais après l’échec de Turgot, la France était sans doute déjà trop affaiblie économiquement pour financer la réforme : juste avant 1789, la dette publique atteignait 80 % du PIB du royaume. Le service de la dette (les intérêts annuels) absorbait à lui seul 42 % des recettes publiques. Les ressources de l’État ne dépassaient pas 500 millions de livres alors que les dépenses avoisinaient les 630 millions. D’où un déficit chronique abyssal, amplifié année après année par l’échec des réformes fiscales, le blocage industriel et commercial et la crise agricole et alimentaire de 1787 et 1788.

« Il faut procéder aux réformes quand il en est encore temps », professait Turgot. En particulier, lorsque tout un système se sclérose, face à l’incapacité des corporatismes de tous ordres à concéder les sacrifices nécessaires qui s’imposent. Face à l’impossibilité de remettre à plat tous les avantages dits « acquis » et leurs financements. Ou bien à réévaluer l’accumulation des lois et décrets qui entravent l’avenir et la liberté d’entreprendre, d’évoluer, de progresser individuellement et collectivement. La France prérévolutionnaire fut un cas d’école de la réforme manquée.

Les dix renoncements mis bout à bout ne constituent-ils pas un seul et même renoncement au libéralisme ?

La France a pensé le libéralisme. Elle l’a même exporté. Mais on ne peut pas dire qu’elle se le soit pleinement approprié. Nous avons connu bien sûr quelques parenthèses libérales en France, par exemple sous Napoléon III. Elles ne se sont pas toujours bien refermées.

Le juriste allemand Carl Schmitt voyait dans l’Histoire une opposition séculaire entre les puissances terrestres et les puissances maritimes. La tradition et l’enracinement d’un côté, le flux et le libre-échange de l’autre. Le choix français de renoncer à la mer n’eut-il pas aussi des conséquences politiques ?

Le renoncement à la mer sous Louis XVI avait pourtant été précédé de débats et tout s’est joué à peu de choses comme souvent pour nos grands renoncements. Dans une uchronie, on peut imaginer ce qu’aurait été le monde si la France avait su conserver ses vastes territoires nord-américains. L’avenir de la culture française, de la francophonie dans le monde, aurait été bien différent. Un monde qui aurait pris, n’en doutons pas, un tout autre visage.

Ne retrouve-t-on pas une forme d’hubris chez nos dirigeants expliquant les décisions fatidiques que vous recensez ?

Oui, dans certains cas. Mais l’hubris ou ce qui peut s’y apparenter n’est pas systématiquement à rejeter. On rend hommage au Bonaparte qui porte le Code civil sur les fronts baptismaux. Moins au Napoléon qui envahit l’Europe.

En France, l’État a précédé la nation. Votre livre n’est-il pas un réquisitoire contre l’étatisme ?

Le récit des dix renoncements du livre tient lieu de trame historique. Pas de réquisitoire ou de procès contre l’étatisme, doctrine qui, je le rappelle, préconise l’extension du rôle de l’État dans la vie économique et sociale. Omnipotent sous la monarchie et l’Empire, dominant sous la République, notre État « colbertiste » et ses dirigeants font aujourd’hui question pour leur impuissance, leur incapacité à donner et tenir le cap. Les dix rebondissements que j’ai choisi de resituer dans mon livre et qui illustrent tout autant les temps forts de notre histoire, nous enseignent que choisir, impulser, gouverner la nation est toujours affaire de volonté, de détermination, de courage. De leadership. Le général de Gaulle en est l’emblématique exemple, lui qui a su, via le programme du Conseil national de la Résistance, jeter avec ses opposants politiques d’alors les bases de notre modèle d’après-guerre. Nos concitoyens, de nos jours, attendent beaucoup de l’État. Certains diront beaucoup trop.

Or non seulement l’État ne peut pas tout, mais il ne donne plus satisfaction dans l’accomplissement de ses missions les plus cruciales : éducation, santé, justice, sécurité. Dans un monde chamboulé et perclus de risques et d’inconnues, le rôle de l’État n’est certainement plus de se mêler de tout mais, au premier chef, de préserver le pacte social qui fonde la nation. Réformer. Adapter. Moderniser. Innover. Investir. C’est une impérieuse nécessité si nous souhaitons conserver les promesses de notre État-providence, le rendre plus efficace, moins coûteux. Nous n’y parviendrons qu’en retrouvant – et au plus vite – la maîtrise de nos finances. Et les marges de manœuvre qui s’y rapportent. Je présente, à la fin du livre, une feuille de route en dix étapes.

Notre modèle social, vous l’avez dit, est largement inspiré par le programme du Conseil national de la Résistance. N’est-ce pas un mythe écrasant ?

Un mythe, sans doute. Ecrasant, je ne le crois pas. Se préoccuper aujourd’hui du financement de notre modèle social ne signifie en rien déboulonner l’héritage du CNR mais comprendre avant toute chose que le temps a passé. Que le contexte a radicalement changé. Dans l’immédiat après-guerre, la France affichait une croissance de 5 % et une démographie galopante. Elle pouvait ainsi aisément financer le singulier modèle de redistribution de son État-providence né du Conseil national de la Résistance. À partir du milieu des années 1970, et plus particulièrement depuis les années 1980-1990, les paramètres de la démographie et du marché du travail ont évolué. La croissance a freiné.

Aujourd’hui, le financement, autrement dit la pérennité, de nos retraites comme de notre système de soins est en danger. Je crois que nos concitoyens en sont parfaitement conscients mais qu’il y a nécessairement beaucoup de réticences, et une bien légitime inquiétude, à s’attaquer à ce que vous qualifiez vous-même de mythe. Soit. Il demeure que ce que nous vivons, d’autres pays le vivent aussi. Nous ne pouvons l’ignorer. La France n’est pas une île. L’Allemagne ou le Danemark, nos proches voisins, vont repousser l’âge de départ à la retraite à 66, puis 67 ans. La même Allemagne incite ses retraités à poursuivre leur activité via une exonération totale d’impôts jusqu’à 2000 euros de revenus. Il nous appartient de faire nos propres choix. Et de ne renoncer en aucun cas à notre destin.



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Author : Béatrice Mathieu, Sébastien Le Fol

Publish date : 2025-10-16 16:25:00

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