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La charge de Manuel Valls, congédié du gouvernement : « J’ai été victime de la petitesse et du cynisme »

La charge de Manuel Valls, congédié du gouvernement : « J’ai été victime de la petitesse et du cynisme »

Ils regardent l’horloge tourner. Dans une salle bondée de la résidence du Haut-Commissaire, à Nouméa, élus et représentants calédoniens s’impatientent. Ce 14 octobre, ils sont réunis en visioconférence avec la nouvelle ministre des Outre-mer, Naïma Moutchou. Tous sont inquiets – elle vient juste d’être nommée. Beaucoup s’agacent – elle a déjà une demi-heure de retard. « La pauvre, elle débarque, souffle une participante à la réunion. En plus, la visio ne marchait pas. A chaque fois qu’elle parlait, on ne comprenait rien. On se serait cru dans une cathédrale. Ou dans une scène de sabotage ».

Très vite, Naïma Moutchou part en conseil des ministres. Les acteurs économiques, qui n’ont pas pu s’exprimer, menacent de quitter la réunion. « On a réussi à les retenir, mais ils étaient un peu fâchés », raconte l’indépendantiste Victor Tutugoro, président de l’Union progressiste en Mélanésie. Ce « comité de pilotage », destiné à dessiner l’avenir du territoire, commence bien mal. « Rien que du temps perdu », peste un élu.

Quelques heures plus tard, à la tribune de l’Assemblée nationale, le Premier ministre Sébastien Lecornu a pourtant insisté sur « l’urgence » de la situation. Elle est double. Economique : le territoire s’enlise dans la crise depuis les émeutes de mai 2024. Institutionnelle : le Parlement doit vite se pencher sur le projet de loi constitutionnelle « portant sur la création et l’organisation de l’Etat de la Nouvelle-Calédonie ». « Le gouvernement proposera d’adopter ce texte avant la fin de l’année, afin que les Calédoniens puissent être consultés au printemps 2026 », a déclaré Sébastien Lecornu. Ce processus doit se conclure par les prochaines élections provinciales. Dans le scénario le plus tardif fixé par le Conseil d’Etat et le Conseil constitutionnel, ces dernières doivent avoir lieu à l’été 2026. Initialement prévues en mai 2024, elles sont sur le point d’être reportées une troisième fois. Paris et Nouméa sont plongés dans une course contre la montre.

Atout majeur

Prévu après la signature le 12 juillet du projet d’accord de Bougival, ce calendrier devait pourtant laisser une respiration au monde politique calédonien. De quoi faire preuve de pédagogie auprès de la population. De quoi s’entendre, aussi, sur des éléments de leur avenir institutionnel. Mais deux mois ont été avalés par les crises successives. En Nouvelle-Calédonie, où l’un des signataires, le parti indépendantiste FLNKS (Front de libération nationale kanak et socialiste), a choisi de se retirer du projet. A Paris, où les changements gouvernementaux ont freiné les discussions. Devant ce retard, les sénateurs ont adopté en catastrophe le 15 octobre une proposition de loi nécessaire à un nouveau report des élections provinciales au 28 juin 2026. Dans une semaine, le texte sera discuté par l’Assemblée nationale. Un dérapage institutionnel tout juste contrôlé, pour décaler des élections provinciales qui auraient sinon lieu… dans un mois. « Tout cela est complètement déraisonnable », souffle Hervé Marseille, président du groupe de l’Union centriste au Sénat.

Un nouvel épisode n’a fait qu’ajouter à la confusion : l’éviction dans l’après-midi du 12 octobre de Manuel Valls, l’un des principaux artisans de l’accord de Bougival. « J’aurais aimé terminer la mission. J’étais totalement investi dans le dossier que je connais parfaitement et personne ne peut nier que j’avais gagné la confiance de tous les interlocuteurs », indique-t-il à L’Express. Chez les « calédologues », petit cercle de hauts fonctionnaires passionnés par l’archipel, le regret est souvent de mise. « Je ne suis pas forcément d’accord avec certaines des options de Manuel Valls, mais sa présence, son ardeur et son amour profond des outre-mer constituent des atouts majeurs dont Lecornu a tort de s’être privé », souligne Jean-Jacques Brot, ancien haut-commissaire en Nouvelle-Calédonie.

La déception est évidente chez les indépendantistes, revenus à la table des négociations sous l’impulsion de l’ancien ministre. De l’autre côté du spectre, Sonia Backès, présidente loyaliste de la province Sud, a publié sur Facebook un mot félicitant Naïma Moutchou, « très compétente, de droite » – non sans saluer l’action de son prédécesseur.

La faute du PS ?

A Nouméa, beaucoup craignent le retour d’un ministère des Outre-mer inaudible, sans vrai pilote. Plusieurs représentants calédoniens s’étaient d’ailleurs mobilisés il y a une semaine, en envoyant des SMS au chef de l’Etat pour réclamer le maintien de Valls en poste, qu’ils voyaient comme un garant de stabilité. Ils avaient obtenu gain de cause dans la première mouture du gouvernement Lecornu, avant d’être contredits sept jours plus tard. « Personne n’est irremplaçable et je ne suis pas propriétaire de ce ministère mais j’ai été victime de la petitesse et du cynisme », tance Manuel Valls.

Diverses hypothèses ont circulé pour expliquer ce remplacement. L’Elysée et Matignon ont d’abord fait valoir de vieilles inimitiés. « Quand j’ai appelé le directeur de cabinet de Sébastien Lecornu, Philippe Gustin, il m’a assuré que le Parti socialiste avait demandé la tête de Valls », explique un fin connaisseur des questions calédoniennes. Une explication également avancée par le chef de l’Etat auprès du désormais ancien ministre, dimanche 12 octobre.

Faux et archi faux, répondent les socialistes. « Il n’est pas le seul à être sorti du gouvernement : Élisabeth Borne est partie, Yannick Neuder aussi. Il fallait un fort renouvellement », évacue-t-on dans l’entourage de Sébastien Lecornu. Il fallait, en résumé, faire un choix entre les poids lourds du précédent gouvernement. Manuel Valls, connu pour ses prises de position sur des sujets extérieurs à son ministère, et pour des initiatives sur ses dossiers pas toujours cadrées par l’Elysée, a probablement été jugé trop encombrant. « Je n’adhère pas aux analyses selon lesquelles le départ de Manuel Valls signifie que le projet de Bougival est fichu, estime un autre calédologue, bon connaisseur des accords de Nouméa et Matignon. Il ne faut pas oublier qu’il a été signé en présence d’Emmanuel Macron, et que Sébastien Lecornu, qui connaît bien les difficultés du sujet calédonien, n’a aucun intérêt politique à s’en démarquer ».

La peur du « passage en force »

Une autre donnée est à prendre en compte pour expliquer cette éviction : celle d’une reprise en main du dossier par Matignon. Sébastien Lecornu a été ministre des Outre-mer de juillet 2020 à mai 2022. « Avec Manuel Valls, il a sans doute été le meilleur à ce poste ces dernières années », estime une source calédonienne-loyaliste. Le propos ferait bondir les indépendantistes. Le FLNKS refuse de s’entretenir avec Sébastien Lecornu depuis qu’il a maintenu le troisième référendum sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, en 2021. Le scrutin avait alors été boycotté par les indépendantistes, se concluant par un score écrasant (96,5%) en faveur du non à l’indépendance. Un « passage en force », avait estimé l’organisation indépendantiste à l’époque.

La même expression a été utilisée, dimanche 12 octobre, dans une lettre aux parlementaires de Christian Tein, président du FLNKS. L’ancien leader de la CCAT – l’organe à l’origine des émeutes de mai 2024 – voit dans le nouveau report des élections provinciales le retour de ce « passage en force ».

Jusqu’ici, le FLNKS continuait de prêter attention aux négociations, malgré son refus de l’accord de Bougival. Il a suivi les retouches faites sur le texte cet été lors des « comités de rédaction » encore animés par Manuel Valls. L’ancien ministre espérait encore, jusqu’à son départ, pouvoir ramener l’organisation à la table des négociations. S’il ne cache pas sa volonté de retourner en Nouvelle-Calédonie dans les prochains mois, il assure ne pas vouloir entraver l’action du gouvernement.

Instabilité parisienne

L’exécutif devra faire face à ce double défi. Naïma Moutchou, de son côté, explique vouloir continuer le dialogue. « Je crois profondément qu’un chemin vers le destin commun est encore possible. Je ne veux rien brusquer. Sur le plan de la méthode, j’ouvre la porte et je tends la main pour que tout le monde revienne à la table des discussions. Je ne veux pas faire sans le FLNKS », assure-t-elle à L’Express. Une méthode qui suit celle de son prédécesseur et qui diffère de la tentation de certains, dans une part de l’exécutif, d’avancer sans le FLNKS, en dialoguant seulement avec la frange « modérée » des indépendantistes. « Cette ligne radicale a seulement un écho dans les rangs très politisés. Je suis convaincu que la population kanake désire dans son immense majorité sortir du trou noir dans lequel la Nouvelle-Calédonie est plongée depuis mai 2024 », estime un haut fonctionnaire. Fin septembre, un rapport du Cerom, organisme regroupant l’Institut calédonien de la statistique, l’Agence française de développement et l’Institut d’émission d’outre-mer, révélait que le produit intérieur brut calédonien a chuté de 13,5 % en 2024 – la pire récession du territoire depuis plus d’un demi-siècle.

Une situation catastrophique, qui pourrait aussi susciter un nouvel embrasement dans les rues malgré la vingtaine d’escadrons de gendarmerie toujours présente sur le territoire. « La question n’est plus de savoir si ça va exploser, pointe un leader calédonien. Mais quand, comment et sur quelle durée ».

A cela s’ajoute une autre menace : l’instabilité parisienne. Une nouvelle censure du gouvernement, assortie d’une dissolution, reporterait sine die toute discussion sur le projet de loi constitutionnelle. Si ce scénario semble pour l’instant écarté, un autre préoccupe les différents acteurs du dossier : l’examen du projet de loi constitutionnel devant le Parlement réuni en Congrès à Versailles. Pour que le texte soit adopté, il devra obtenir la majorité des 3/5 des parlementaires. Un défi, alors que le Rassemblement national et La France insoumise ont exprimé de fortes réticences (pour l’un), voire une franche opposition (pour l’autre) au texte de Bougival. « Quand je vois l’énergie nécessaire pour convaincre les députés de se mobiliser pour reporter les élections, je me dis que le Congrès, c’est mission impossible », souffle un membre du camp loyaliste. L’incapacité des acteurs locaux à trouver un compromis a longtemps été pointée du doigt par Paris. L’illisibilité parisienne est devenue l’une des sources du blocage calédonien.

L’hypothèse d’une loi ordinaire

Devant l’impasse, une idée fait son chemin à l’Elysée. « Une loi ordinaire pourrait être déposée, qui permettrait de consulter la population calédonienne sur l’accord de Bougival », estime un connaisseur. En clair, il s’agirait d’inverser les étapes. Faire passer la consultation des Calédoniens prévue au printemps 2026 avant le vote des parlementaires. Si une majorité l’approuve, l’effet d’entraînement pourrait peser à Versailles. Mais il faudrait que la demande de référendum émane du territoire, pour ne pas donner l’impression que l’exécutif force la main des acteurs locaux.

« La proposition vient de Sonia Backès et Nicolas Metzdorf, député Ensemble (loyaliste) de Nouvelle-Calédonie, explique Jean-Jacques Urvoas, ex-rapporteur de la mission d’information parlementaire sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie. Le peuple est souverain, à lui de décider ; la démocratie s’exprimera… C’est la méthode choisie pour contourner le FLNKS ». Un pari risqué, sur un terrain hautement inflammable. « Même si une majorité du pays est favorable à Bougival, le principe majoritaire en Nouvelle-Calédonie est inopérant. Le mode de décision privilégié est le consensus, l’alliance de la majorité et de la minorité », pointe Urvoas.

Cette pratique avait animé les accords de Matignon (en 1988) et d’Ouvéa (en 1998). La contourner entraînerait selon l’ancien ministre de la Justice un boycott actif de la consultation. Un scénario qui rappelle inévitablement celui du référendum de 2021. « Ils n’ont toujours rien compris, ils n’ont toujours rien appris, s’agaçait un haut fonctionnaire auprès d’un politique calédonien dans la foulée du remaniement. Les mêmes causes produiront les mêmes effets ». Trois ans après le boycott, les émeutes de mai 2024 avaient ravagé le territoire : quatorze morts, 2,2 milliards d’euros de dégâts.

*Ajout le 18 octobre à 13:00 de la réaction de la ministre des Outre-mer, Naïma Moutchou.



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Author : Alexandra Saviana

Publish date : 2025-10-18 11:06:00

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