Voilà un livre qui paraît opportunément ! Les dix renoncements qui ont fait la France (Buchet Chastel/Plon) de Thierry Breton, à paraître le 23 octobre, apporte une contribution de poids au débat sur la crise française. L’ancien Commissaire européen (2019-2024) a effectué un double travail d’archéologue et de géologue pour écrire ce livre. Son ambition est de « lever le voile sur l’ADN national ». Selon lui, notre histoire est certes faite d’heures glorieuses mais aussi de « renoncements » fatidiques. Il en a dénombré dix, de la révocation de l’Edit de Nantes (1685) au rejet de la Communauté européenne (1954), en passant par la perte de l’Amérique française (1763), le renvoi de Turgot (1776), la Terreur (1793-1794) et d’autres. Mais le renoncement le plus fatal, selon lui, fut le laisser aller comptable sous la Ve République. Ministre de l’Economie et des Finances de Jacques Chirac (2005-2007), il retrace, chiffres à l’appui, l’histoire de cette capitulation majeure. Morceaux choisis.
1974, dernière année de solde budgétaire positif
Les Trente glorieuses ont profité à la France – et à ses finances publiques – une fois passées les années douloureuses d’après-guerre. L’endettement de l’État est demeuré stable, autour de 15 % du PIB, et la forte inflation a eu pour effet d’absorber facilement les dettes de tous les agents économiques, des entreprises à l’État, en diminuant en valeur le montant nominal des emprunts. Ses effets négatifs de hausse des prix pour les ménages étaient minorés par un consensus « fordiste » chez les industriels qui consistait à redistribuer une part croissante des plus-values dans la masse salariale. La croissance était forte, de l’ordre de 5 % par an, dans les années de modernisation gaulliste de l’économie des années 1960, et le plein-emploi une réalité. Dans ces conditions, le budget de l’État est toujours soit excédentaire soit globalement à l’équilibre jusqu’en 1974, dernière année de solde budgétaire positif. Exception faite de l’année 1968 où la crise du mois de mai, accompagnée du débrayage massif pendant plusieurs semaines de 7 millions de grévistes qui furent ramenés au travail par de généreuses augmentations de salaire décidées lors des accords de Grenelle, a plombé les performances économiques du pays. Mais la barre fut vite redressée.
Cinquante ans plus tard, nos finances sont dans le rouge vif et notre endettement est vertigineux, à plus de 113 % du PIB ! La « banqueroute » est redevenue en quelque sorte « notre trésor national », pour reprendre le mot de Mirabeau en 1789.
L’explosion de la dette au début des années Mitterrand (1981-1984)
En quatorze ans, de mai 1981 à mai 1995, l’endettement de la France va passer de 21,2 % à 52 %, soit une augmentation de 30,3 points sur deux septennats qui, certes, comportent deux phases de cohabitation de deux ans chacune. En moyenne, notre endettement va croître très significativement de 2,2 points de PIB par an sur la période. François Mitterrand aura été l’inventeur du financement, par l’endettement et donc par les générations futures, des « avancées sociales à la française », tout en affaiblissant structurellement la compétitivité du pays et donc sa création de richesses futures par des réformes économiques à contretemps comme les nationalisations ou la baisse du temps travaillé tout au long d’une vie, quand les autres pays, au contraire, s’armaient face à la globalisation naissante.
Et ce mythe a survécu à son auteur, préparant la dérive de nos finances publiques qui – ironie de l’Histoire – menace la pérennité même de notre modèle social. Depuis Rocard, personne à gauche n’a trouvé le courage politique de confronter le dogme à la réalité. Condition sine qua non à la refondation d’une gauche sociale-démocrate moderne, apte à bâtir des coalitions de gouvernement, comme un peu partout en Europe.
La France avait retrouvé « le droit à la parole »
Au terme des deux mandats de Jacques Chirac, la France démontrait qu’on pouvait tout à la fois réduire l’endettement, le déficit, l’inflation et simultanément augmenter la croissance et abaisser le chômage. Le retour de la confiance ? Pas vraiment comme on va le voir rapidement… Fort des bons résultats de la France, j’engageais à la réunion de l’Eurogroupe du 7 novembre 2006 à Bruxelles une discussion avec mes collègues sur la nécessité de bâtir ensemble un plan tendanciel de réduction de notre endettement collectif pour un retour aux 60 % de la zone euro à l’horizon 2010. En cette fin d’année 2006, la moyenne d’endettement de la zone euro s’affichait à 69 % du PIB. Redescendue à 63,7 %, la France avait retrouvé le « droit à la parole ». Elle était donc de nouveau crédible et écoutée dans cette enceinte. C’était moins le cas pour mon collègue allemand Peer Steinbrück, avec lequel j’entretenais d’excellentes relations, et son endettement à 67,9 %. Sans parler de l’italien Giulio Tremonti dont le pays venait de dépasser les 100 %.
Jean-Claude Juncker, le Premier ministre luxembourgeois – poste qu’il cumulera avec celui de ministre des Finances pendant huit années consécutives –, présidait nos réunions. Il réagit favorablement à ma proposition et il fut décidé de nous mettre au travail pour présenter, chacun à son niveau, une première ébauche d’un plan tendanciel d’atterrissage pour 2010 lors de notre réunion du 23 janvier à Bruxelles. Tous prirent ce travail très au sérieux et fin janvier une esquisse de plan était proposée et discutée… Bien sûr avec des trajectoires reflétant la situation de chacun, plus souples et qui dépassaient donc l’horizon 2010 pour les trois pays les plus endettés : l’Italie (à 106,8 % du PIB), la Grèce (à 104,6 %) et la Belgique (à 89,1 %). Pour ceux qui étaient moins éloignés des 60 % (Allemagne à 67,9 %, France à 63,7 %, Autriche à 62,3 %, et Portugal à 61,9 %), des plans crédibles et à la main de chacun étaient discutés, permettant d’envisager les 60 % dès 2010 sans trop d’efforts majeurs. L’Allemagne, qui partait de plus loin, proposa un plan vigoureux pour revenir en trois ans aux engagements du traité de Maastricht. Ces derniers étaient essentiels. C’est sur eux que reposaient la stabilité et la crédibilité de notre monnaie unique, préalables indispensables à l’enclenchement de la « deuxième étape de l’Union économique et monétaire », c’est-à-dire la mise en œuvre d’une véritable politique monétaire commune dans la zone euro.
À moins de 4 % de réduction d’endettement à réaliser sur trois ans, j’estimais l’effort pour la France à portée de main, après avoir démontré collectivement que nous avions été capables de le réduire de près de 3 % en deux ans. Pour les autres États membres déjà sous la barre des 60 %, le problème ne se posait pas vraiment, sauf à continuer à bien tenir leurs budgets.
Une décision réellement historique
La dernière réunion de l’Eurogroupe m’impliquant, avant les élections françaises, se tint à Berlin le 7 avril 2007. L’Allemagne assurait alors la présidence tournante de l’UE. La recommandation politique entérinant nos travaux collectifs sur l’atterrissage de l’endettement à 60 % en 2010 devait y être discutée, finalisée et adoptée en commun. À quelques encablures de la présidentielle, bien qu’ayant été à l’initiative de la démarche (on avait hélas pris un peu de retard dans son approbation définitive), il fut décidé qu’il était préférable de me mettre en retrait à quelques jours d’un scrutin électoral décisif dans notre pays. Le directeur du Trésor représenterait donc la France pour les affaires courantes.
C’est dans cette configuration que furent adoptés à l’unanimité des présents les résultats de nos travaux et donc les orientations et les plans concernant la consolidation budgétaire des États membres. Dans ce cadre, et pour la première fois, était rappelé – ensemble – l’objectif crucial pour l’Europe de ramener la dette publique de la zone euro à 60 % du PIB d’ici à 2010, chacun ayant présenté sa propre trajectoire, les moyens pour la respecter, et les engagements qu’il prenait pour les tenir. Certes, il s’agissait d’un objectif politique. Mais une décision réellement historique venait d’être prise ce 7 avril 2007 : l’Europe s’était mise en mouvement pour agir de concert et parler enfin d’une seule voix concernant la maîtrise collective de notre endettement.
Le ministre de l’Economie et des Finances, Thierry Breton en février 2007.
L’Europe entière… sauf la France pour des raisons de calendrier électoral. Il faut dire que la campagne battait son plein. Les tensions entre les chiraquiens et les sarkozystes n’arrangeaient rien. Comment Jacques Chirac, caricaturé en roi fainéant par ces derniers – sans doute pour magnifier la jeunesse et la promesse sarkozyste à venir –, pouvait-il conclure sa présidence sur un succès économique, budgétaire… et par surcroît européen ? Au sein de l’UMP, de mauvaises langues, ralliées aux ambitions prometteuses de l’énergique président de la formation majoritaire, nous accusaient, Dominique de Villepin et moi-même, de vouloir jouer notre propre partition. Notre campagne de sensibilisation de l’opinion à la question de la dette était assimilée à des « effets d’annonce », risquant de plomber la campagne du candidat du parti. Les lieutenants de Nicolas Sarkozy prirent aussi ombrage de notre projet, avec Jean-François Copé, de retenue de l’imposition sur le revenu à la source, après avoir mis en place la déclaration préremplie. Treize ans avant sa mise en œuvre en 2019, le projet était en fait finalisé après un travail titanesque et quasiment sur les rails.
Nos équipes à Bercy étaient dans les starting-blocks, avec un horizon de mise en application au 1er janvier 2009. Il s’agissait d’une nouvelle étape indispensable pour la modernisation de notre économie (impôt prélevé l’année N et non plus N+1), pour la relation des contribuables à l’impôt, et aussi pour un meilleur prélèvement et un meilleur contrôle de celui-ci. C’était l’un des multiples chantiers que nous avions lancés ou prévus de mettre en place rapidement pour contribuer au plan de désendettement 2010. Le projet fut gelé le temps de la campagne, puis remisé aux oubliettes pendant tout le quinquennat Sarkozy. Je me permis alors, face au candidat qui prônait « La France d’après », d’émettre quelques rappels sur nos mises en garde pour que l’on n’oublie pas pour autant nos engagements pris envers Bruxelles. C’était essentiel pour maintenir notre crédibilité et notre place retrouvée au sein de l’UE, et bien entendu pour retrouver la maîtrise de notre destin.
Mais, alors que le programme présidentiel de l’UMP prévoyait bien de ramener la dette publique sous le seuil des 60 % en 2010, quelques jours avant le second tour, dans un brusque renoncement totalement inexpliqué si ce n’est par des considérations politiciennes, cette échéance était soudain repoussée à 2012, au mieux, par la voix de François Fillon, responsable de la conception programmatique. Quelques mois plus tard pourtant, désormais Premier ministre, le même François Fillon annonçait à Calvi le 21 septembre 2007 face aux agriculteurs corses : « Je suis à la tête d’un État en faillite ! » Certes. Mais la dynamique pour en sortir avait été brisée nette, fracassée de façon définitive, avec des conséquences hélas très lourdes pour la France et pour l’Europe.
« Il faut que tu restes à Bercy Thierry »
Le 6 mai 2007, Nicolas Sarkozy était élu président de la République à l’âge de 52 ans. Après douze années passées à l’Élysée, Jacques Chirac, en ce 16 mai, se tenait à 11 heures sur le perron de l’Élysée pour y accueillir son successeur dans le cadre de la traditionnelle passation des pouvoirs. L’entretien en tête à tête dura moins d’une heure et, peu avant midi, Nicolas Sarkozy raccompagnait l’ancien président à sa voiture stationnée dans la cour d’honneur. Jacques Chirac s’y engouffra avec un geste de la main en direction de son successeur. Plus jamais il ne refranchirait la grille du palais du Faubourg Saint-Honoré.
Quelques minutes plus tard, il m’appelait directement de sa voiture. Après quelques propos de circonstance, un peu engoncés de ma part, le Président me coupa net : « Non, non, Thierry, ne t’inquiète pas, tout va bien, je ne t’appelle pas pour ça. Tu sais que je viens d’avoir un entretien avec Sarkozy dans le cadre de la passation des pouvoirs. – Bien sûr, monsieur le Président. – Je voulais que tu saches qu’il m’a demandé si, conformément aux usages républicains, il y avait quelque chose qu’il pouvait faire pour moi. Je lui ai répondu : pour moi rien du tout. Je ne souhaite rien. En revanche, puisque tu me le proposes, j’attirerai volontiers ton attention sur deux points : le premier c’est que tu conserves François (Baroin) au gouvernement (il était alors ministre de l’Intérieur) ; et le second que tu gardes Thierry à Bercy. » Et d’ajouter : « Il faut que tu restes à Bercy Thierry, jusqu’en 2010 le temps de mener à bien le plan d’atterrissage de la dette à 60 %. Le travail de remise en ordre des finances publiques que tu as engagé est primordial pour la France, pour l’Europe et aussi pour notre relation franco-allemande. Donc, je pense qu’il va t’appeler. » Après l’avoir remercié, je lui répondis tout de go : « Mais monsieur le Président, il ne le fera pas. Me concernant, j’en suis quasi certain.
Et du reste, j’ai déjà prévu de quitter la France pour aller enseigner à plein temps à l’université de Harvard aux États-Unis pendant quelques années… Je sais parfaitement ce qui m’attend ici, monsieur le Président. »
Pour une fois dans nos échanges, c’est moi qui avais raison.
Le fatal dérapage de 2007
Après un passage éclair, et un peu à contre-emploi, au ministère de l’Agriculture et de la Pêche, Christine Lagarde obtenait le large portefeuille de l’Économie, des Finances et de l’Emploi dans le gouvernement Fillon 2. Le 9 juillet 2007, elle part assister à sa première réunion de l’Eurogroupe à Bruxelles. Cette date, comme celle du 7 avril, va rester gravée dans les annales de l’institution. Mais pour une autre raison. Alors que ces réunions se tiennent toujours à huis clos et uniquement en présence des ministres des Finances de la zone euro (assistés de leurs seuls directeurs du Trésor), quelle ne fut pas leur surprise de voir débarquer à la réunion la nouvelle ministre des Finances… accompagnée du président de la République, Nicolas Sarkozy, venu présenter, comme un chaperon, sa nouvelle ministre à ses anciens collègues (il avait été un éphémère ministre des Finances du 30 mars au 29 novembre 2004).
Bousculant ainsi les usages et l’agenda au grand dam du président de l’Eurogroupe, Jean-Claude Juncker, le nouveau président français s’était invité avec deux objectifs en tête : le premier d’indiquer qu’il ne se sentait pas tenu par les engagements de ses prédécesseurs concernant la trajectoire des finances publiques de la France à l’horizon 2010 et qu’il les repoussait au moins jusqu’à 2012, c’est-à-dire… après son quinquennat !
Le second, qu’il ne se sentait pas lié par l’engagement historique du 7 avril concernant le plan de désendettement de la zone euro. Engagement qu’il déchirait virtuellement comme pour indiquer que la France s’en désolidarisait afin d’être maître de son budget et de pouvoir financer à sa guise – et par le déficit naturellement – les réformes qu’il jugerait nécessaires durant son quinquennat. Message subliminal : « Je suis élu, donc je décide. Vous êtes nommés, donc vous exécutez. » Le tout au mépris des règles des traités européens qui engageaient tous les signataires, la France comprise. La suite, telle qu’elle me fut rapportée par plusieurs participants, fut mouvementée. Houleuse. Outré, Peer Steinbrück, le ministre des Finances allemand, n’en revenait pas. Il se précipita à Berlin pour narrer l’incident à la chancelière Angela Merkel… avec des conséquences à venir, on va le voir, assez radicales, voire systémiques pour la France, l’Allemagne et l’Europe. Notre pays, en faisant exploser l’accord du 7 avril, venait de se mettre en retrait de toute politique économique et budgétaire coordonnée au niveau de l’union.
Les dix renoncements qui ont fait la France, par Thierry Breton (Buchet Chastel/Plon). A paraître le 23 octobre.
Source link : https://www.lexpress.fr/economie/le-jour-ou-la-france-a-renonce-a-maitriser-son-budget-les-extraits-du-livre-de-thierry-breton-7BP6EFID4FHT3DYQSHWK25JVSI/
Author : Sébastien Le Fol, Béatrice Mathieu
Publish date : 2025-10-19 15:00:00
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