Au début des années 1980, Jean-François Revel a publié un livre qui s’appelait Comment les démocraties finissent. Les Etats-Unis venaient de perdre la guerre du Vietnam, du Laos et du Cambodge. Ils avaient, sous Carter, été humiliés comme rarement dans leur histoire par le drame des 52 diplomates retenus en otages 400 jours en Iran par les Gardiens de la Révolution. L’URSS avait envahi l’Afghanistan et les régimes marxistes se multipliaient : Ethiopie, Nicaragua, Angola, Mozambique, Bénin, Congo-Brazzaville… Les pays communistes de longue date, Chine, Corée du Nord, Cuba et toute l’Europe de l’Est ne montraient aucun signe de faiblesse. Six ans plus tard le mur de Berlin tombait, l’URSS disparaissait, l’est de l’Europe retrouvait la liberté et Fukuyama publiait son livre La Fin de l’histoire qui proclamait le triomphe de la démocratie libérale. Aujourd’hui l’histoire semble avoir de nouveau changé d’avis et nous oblige à nous poser la question : Est-ce que Revel s’était trompé ou est-ce qu’il n’avait pas eu raison trop tôt ?
Le XXIe siècle n’a que 25 ans et déjà se dessinent ses enjeux majeurs, tous marqués par l’accélération de l’histoire. Accélération du changement climatique, qui menace l’humanité. Accélération des technologies et de l’intelligence artificielle avec ses espoirs formidables mais aussi ses risques, y compris sur la nature même de l’Homme. Accélération des bascules économiques et politiques avec la fin du bref moment unipolaire de l’Amérique, l’émergence de puissances régionales. Et bien sûr l’ascension de la Chine qui installe une nouvelle bipolarité en surplomb de ce monde multipolaire.
L’internationale des dictateurs s’est reformée. Plus d’idéologie, plus de doctrine, rien que les rapports de force. On a beau réinstaller les bustes de Staline en Russie, le communisme a fait place à une dictature mafieuse nationaliste et impérialiste. La Chine marie le capitalisme le plus sauvage à la surveillance implacable d’un régime totalitaire. La Corée du Nord est une tyrannie héréditaire et l’Iran une mollarchie maintenue par un effroyable appareil de répression.
Un seul but les unit : détruire l’ordre mondial instauré par les Etats-Unis et leurs alliés après 1945. Le mouvement des non-alignés des années 1950 sert de modèle à de nouvelles configurations. Les Brics, malgré leur absence d’unité, le Sud global dont le profil exact est inconnu, l’organisation de coopération de Shanghai sont surtout l’occasion de grands-messes. Mais elles donnent le ton et jouent sur le ressentiment contre la colonisation. Ressentiment assez curieux d’ailleurs puisqu’il épargne la Russie, pourtant le dernier empire colonial.
Trois types d’agressions simultanés
La guerre en Ukraine s’accompagne de toute la panoplie des provocations en Europe. Drones, flotte fantôme, sabotages, cyberattaques, campagnes de désinformation, influenceurs rémunérés, étoiles de David, mains rouges, têtes de cochon, faux sites Web, fermes à trolls… Une agression militaire contre l’Europe, donc contre l’Otan, n’est bien sûr pas à l’ordre du jour de la part d’un pays incapable de l’emporter contre un voisin trois fois moins peuplé. Mais nous sommes confrontés à trois types d’agressions simultanés. Guerre chaude en Ukraine et en Afrique, guerre froide pour l’heure en mer de Chine et dans le Pacifique, guerre hybride partout ailleurs. Ce qui est étonnant, c’est qu’alors que Poutine, Xi, Kim Jong-un et Khamenei déclarent ouvertement qu’ils veulent notre défaite et le changement de l’ordre du monde, les dirigeants des démocraties font tout pour regarder ailleurs. Combien de fois ces dernières années n’avons-nous pas entendu : »Nous ne sommes en guerre avec personne, nous ne voulons la guerre avec personne. »
Cette forme d’aveuglement face aux guerres hybrides, je voudrais en donner un exemple. En 2018 j’ai réclamé dans une intervention au Sénat l’interdiction de Russia Today et de Sputnik, faux médias et vrais organes de désinformation du FSB pilotés depuis Moscou. Le ministre d’alors m’a répondu : »Vous n’y pensez pas, et la liberté d’expression ». Le 25 février 2022 RT et Sputnik étaient interdits en urgence dans toute l’Europe. Il avait fallu l’invasion de l’Ukraine pour que l’on commence à comprendre que la cyberguerre c’est aussi la guerre. Et que ça n’a rien à voir avec la liberté d’expression.
Dans cette guerre hybride, nous n’avons pas que des ennemis extérieurs, nous avons aussi les cinquièmes colonnes. En Chine, en Russie ou en Iran, pas d’opposition. Ici, c’est ce qui fait à la fois la grandeur et la faiblesse des démocraties, l’extrême droite et l’extrême gauche peuvent passer leur temps à dire que Poutine est un grand dirigeant, que Zelensky est un despote, que la Chine n’est pas une dictature, que l’Ukraine n’existe pas, qu’elle a toujours été russe, que ses dirigeants sont des nazis… Cette cinquième colonne est aux portes du pouvoir, nous disent les sondages, en Grande-Bretagne, en Allemagne et en France. Lorsque aux Etats-Unis se multiplient les interventions de l’armée dans les grandes villes tenues par l’opposition, lorsqu’un président piétine la Constitution, multiplie les décrets illégaux, révoque les juges qui pourraient l’en empêcher, limoge d’un coup tout l’état-major militaire et prend le contrôle des réseaux sociaux, les populistes, dans une alliance improbable avec les dirigeants des Gafam, entreprennent la confiscation de la démocratie.
Le principal danger pour les démocraties
Mais le principal danger pour les démocraties ne vient ni des ennemis extérieurs, ni des cinquièmes colonnes. Le principal danger c’est celui qu’avait très bien expliqué Tocqueville, et il est inhérent au système démocratique. La démocratie est une promesse toujours inachevée. Au fur et à mesure que progressent les libertés, le bien-être et les conquêtes sociales, les inégalités qui subsistent, même minimes, deviennent insupportables. Si chacun est libre de s’accomplir, chacun peut se comparer, et donc être frustré. C’est donc une société qui produit de la déception et la fatigue d’être en permanence responsable de son destin.
S’y ajoute désormais la formidable accélération des réseaux que j’appelle « asociaux ». Alors que les sociétés humaines ont toujours eu un besoin vital de valeurs communes, et la démocratie encore plus car elle promeut l’individualisme, les créateurs de ces réseaux ont très vite compris que ce qui créait le plus de buzz, donc le plus d’abonnés, donc le plus de pub, donc le plus de profit, était le contraire des idéaux démocratiques : l’émotion contre la raison, l’injure au lieu de la courtoisie, la menace au lieu du respect.
Je voudrais terminer par quelques bonnes nouvelles. La première est que les dictatures vont mal. La Russie est en train de se suicider. Aucun de ses buts de guerre n’a été atteint. Des centaines de milliers de morts, 700 000 déserteurs qui ont quitté le pays aggravant une démographie en chute libre. Des taux d’intérêt à 20 % qui empêchent tout investissement. Des réserves de devises et d’or presque épuisées. Mais le plus frappant c’est la dégradation totale de son influence. Poutine souhaitait la mort de l’Otan, il a réussi à la renforcer par l’adhésion de la Suède et de la Finlande. Il ne joue plus aucun rôle au Moyen-Orient. Ni en Syrie ni dans le conflit israélo-palestinien. Il n’est même plus en mesure d’arbitrer à ses frontières, entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan par exemple, où Trump a imposé un cessez-le-feu. Les autres voisins, Kazakhstan, Ouzbékistan, ont pris ostensiblement leurs distances depuis l’invasion de l’Ukraine. Lorsque la guerre s’arrêtera, et Poutine ne la gagnera pas, le bilan sera un désastre auquel il faudra sans doute ajouter la vassalisation par la Chine.
L’Iran vient de subir un camouflet historique. Ses proxys au Moyen-Orient ont été détruits par Israël. Les bombes américaines ont retardé une fois de plus l’échéance de l’arme nucléaire. Les sanctions sont remises en place. Les mollahs règnent par la terreur sur un peuple très majoritairement hostile au régime où les femmes sont à l’avant-garde de la contestation.
La Chine se porte beaucoup mieux évidemment. Et les Américains ont compris bien avant nous qu’elle serait le défi du XXIe siècle. Mais les prédictions sur le rattrapage et même le dépassement des Etats-Unis sont en train de s’effondrer. La gestion désastreuse du Covid, la crise immobilière qui n’en finit pas, la croissance qui chute, l’hostilité croissante des pays voisins contre le contrôle de la mer de Chine et surtout une crise démographique qui remet en question toutes les prévisions de croissance à moyen terme, assombrissent considérablement le bilan de Xi. Sans parler de ses menaces sur Taïwan auxquelles il devrait réfléchir en observant les résultats de l’invasion de l’Ukraine.
Que faire, comme disait Lénine, dans ce monde où tout a toujours très mal marché ? Le premier conseil que je pourrais nous donner c’est celui de Jean-Paul II en 1978 : N’ayez pas peur. Malgré les braillements de Medvedev, il n’y aura pas de guerre nucléaire. Pour mille raisons, mais notamment parce que les Chinois l’ont interdit à Poutine et qu’ils ne changeront pas d’avis.
Un conseil pour l’Europe
Ensuite, dans ce monde où l’on cherche à faire croire à chacun qu’il est une victime, ne participons pas à la plainte générale. Mon grand-père a passé huit mois dans les tranchées à Verdun. Mes parents ont eu 20 ans en 1940 quand Hitler a envahi la France. Comment pourrions-nous oser nous plaindre, nous dont la génération n’a connu aucune guerre dans son pays depuis sa naissance et qui avons gagné 20 ans d’espérance de vie en 60 ans ?
Et enfin un conseil pour l’Europe, en panne de croissance, en panne de décision, en panne d’innovation ? Il est simple et le travail a déjà été fait par les plus compétents. Il s’appelle le rapport Draghi sur l’Europe-puissance. C’est la meilleure feuille de route qu’on ait tracée depuis longtemps et il fait l’unanimité. Mais au bout d’un an moins de 10 % de ses prescriptions sont appliquées. Le reste du monde n’attendra pas la lenteur de nos rituels communautaires. Il y a urgence.
Les démocraties sont-elles en danger ? La réponse est oui et elles l’ont toujours été. Est-ce qu’elles vont changer ? Très certainement. Est-ce qu’elles vont périr ? Je ne le crois pas une seconde. Mais cela dépend de nous. Et ça n’a pas changé depuis vingt-cinq siècles quand Périclès disait aux Athéniens : »Vous devez combattre pour vos lois comme pour vos murailles ». Hölderlin disait, lui : « Il y a tout à défendre, il faut être fidèle ». Soyons fidèles à nos lois, soyons fidèles à la démocratie.
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Publish date : 2025-10-20 10:00:00
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