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Stephen Walt (Harvard) : « Donald Trump est un piètre négociateur qui ne fait pas ses devoirs »

Stephen Walt (Harvard) : « Donald Trump est un piètre négociateur qui ne fait pas ses devoirs »

Professeur à la Harvard Kennedy School et collaborateur de la revue Foreign Policy, Stephen Walt est l’une des figures de proue de l’école néoréaliste des relations internationales. Pour L’Express, ce théoricien influent dresse un bilan sévère de la politique étrangère de Donald Trump depuis près d’un an. Selon lui, la précédente rencontre entre le président américain et Vladimir Poutine en Alaska a ressemblé à une « émission de téléréalité » du fait de l’impréparation du président américain, qu’il qualifie de très mauvais négociateur. Il assure aussi que si les principaux dirigeants dans le monde ont compris que la flatterie était la clé pour l’aborder, ses humiliations répétées à leur encontre allaient laisser des traces.

Se montrant très sévère vis-à-vis de la guerre commerciale voulue par Trump, et plus généralement de son traitement des alliés traditionnels des Etats-Unis, Stephen Walt estime que tout cela fait le jeu du grand rival chinois. En revanche, s’il se montre sceptique sur la promesse d’un « nouveau Moyen-Orient », l’universitaire estime que la distanciation de l’opinion américaine par rapport à Israël comme l’ego de Trump représentent les meilleurs espoirs pour aboutir à une paix durable dans la région.

L’Express : Donald Trump a évoqué une « aube historique pour un nouveau Moyen-Orient ». Vous semblez beaucoup plus sceptique. Pourquoi ?

Stephen Walt : Donald Trump a depuis longtemps pour habitude de surévaluer tout ce qu’il fait. C’était déjà le cas durant sa carrière dans les affaires. C’est donc typique de Trump. Comme le pensent presque tous ceux qui ont examiné attentivement l’accord entre Israël et le Hamas, mettre en place un fragile cessez-le-feu était la chose la plus facile. Tout ce qui suit sera bien plus compliqué. Le Hamas va-t-il désarmer et comment le vérifier ? Vont-ils détruire les tunnels ? D’où viendra l’argent pour la reconstruction ? La force internationale censée superviser tout cela et prendre le relais en matière de sécurité n’a été définie par personne. Il faut une réforme radicale de l’Autorité palestinienne, mais nul ne dit comment cela va se passer. Au bout, il y a cette possibilité lointaine d’une solution à deux États. Mais aucune des deux parties ne s’y engage, et certainement pas le gouvernement israélien. Benyamin Netanyahou a basé toute sa carrière politique sur son opposition à un État palestinien.

Donald Trump a conclu les accords d’Abraham pendant son premier mandat. Aujourd’hui, il y a ce cessez-le-feu à Gaza. Ne sont-ce pas là deux succès pour un président américain dans la région ?

Les accords d’Abraham n’étaient pas une grande réussite, car ils ont complètement laissé de côté le problème palestinien. En réalité, ils sont l’une des raisons des attaques du 7 octobre 2023. Le Hamas croyait que la question palestinienne était complètement mise de côté, et que cela aboutirait finalement à l’élimination des Palestiniens en tant que force politique significative, à la fin du nationalisme palestinien. Ils ont choisi d’attaquer Israël pour tenter d’arrêter ce processus. Et en ce sens, ils ont réussi. C’était bien sûr une attaque abominable et indéfendable, mais les accords d’Abraham sont l’une des raisons pour lesquelles cette offensive a eu lieu. Il ne s’agit donc pas du grand succès que Trump, Jared Kushner et d’autres ont mis en avant…

Mais le Moyen-Orient n’a-t-il pas radicalement changé ces dernières années ? « L’axe de la résistance » a été considérablement affaibli. L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont vraiment besoin d’une région stable pour transformer leur économie dans le cadre de l’après-pétrole…

Il ne fait aucun doute qu’il y a eu des changements fondamentaux, et vous en avez identifié la plupart. Mais il reste à voir si cela conduira réellement à un Moyen-Orient beaucoup plus stable. Israël est aujourd’hui profondément divisé. L’État hébreu a attaqué le Qatar, pourtant un allié américain. Par ailleurs, l’Arabie saoudite a maintenu des relations étroites avec la Chine et signé un pacte de défense avec le Pakistan. Tout cela ne suggère pas que la région soit devenue beaucoup plus calme. Et nous ne connaissons toujours pas le résultat final de la guerre contre l’Iran. Oui, les installations nucléaires iraniennes ont clairement subi des dommages, mais le régime islamique ne s’est pas effondré. Dans un, deux ou trois ans, nous pourrions découvrir que l’Iran a décidé qu’il devait se doter d’une arme nucléaire, ou au moins essayer de le faire.

Les conflits sont avant tout une question de politique, et ils sont rarement résolus uniquement par la force militaire. Or la force a été le principal instrument utilisé ces deux dernières années, depuis le 7 octobre 2023, par les Etats-Unis et surtout Israël. Il ne fait aucun doute que, sur le plan tactique, ils ont très bien réussi. Mais je pense qu’il est peu probable que cela résolve les problèmes politiques de la région.

Trump en a eu assez de Netanyahou

Donald Trump a mis la pression sur Benyamin Netanyahou. Mais selon vous, les choses ne pourront réellement évoluer que si les États-Unis cessent leur soutien inconditionnel à Israël…

Il ne fait aucun doute que Trump en a finalement eu assez de Netanyahou. L’attaque contre le Qatar a fait pencher la balance. Trump veut établir une relation positive avec les Arabes du Golfe, d’autant qu’il a des intérêts personnels et financiers en jeu. Ce cessez-le-feu prouve que les États-Unis ont un énorme pouvoir d’influence s’ils choisissent de l’utiliser, ce qu’ils ont rarement fait en ce qui concerne Israël.

Plusieurs éléments pourraient encourager la normalisation des liens entre les Etats-Unis et Israël. Tout d’abord, l’opinion publique aux États-Unis, comme dans d’autres parties du monde, a radicalement changé au cours des deux dernières années du fait de la situation à Gaza. Une majorité des Américains exprime désormais plus de sympathie pour les Palestiniens que pour Israël, ce qui est un revirement complet par rapport à la situation antérieure. 40 % des personnes interrogées déclarent que ce qui se passe à Gaza est soit un génocide, soit similaire à un génocide. Cela laisse donc une marge de manœuvre politique pour que les Etats-Unis changent de position par rapport à Israël. Le Parti démocrate a beaucoup évolué sur cette question, mais certains républicains, comme Steve Bannon ou Tucker Carlson, sont désormais de plus en plus critiques du soutien apporté à Netanyahou, car ils considèrent cette relation spéciale avec Israël comme une remise en question de la politique de « l’Amérique d’abord ».

Par ailleurs, comme Donald Trump est narcissique, il veut réellement obtenir le prix Nobel de la paix. Si dans six mois, cet accord a échoué, ce sera un autre geste vide de sa part. Il ne pourra donc pas s’en prévaloir. Son ego pourrait donc l’encourager à faire ce qu’aucun autre président américain n’avait fait jusque-là, à savoir maintenir une pression soutenue sur Israël et sur nos partenaires arabes pour enfin régler définitivement cette question.

L’ego démesuré de Donald Trump est donc le meilleur espoir du Moyen-Orient ? !

Trump ne s’intéresse pas aux détails et il a une capacité d’attention très limitée. D’autres problèmes dans le monde vont surgir auxquels il devra prêter attention. Mais si vous me demandez un scénario optimiste pour le Moyen-Orient, cela passera par cette combinaison entre le changement d’opinion aux États-Unis vis-à-vis d’Israël et les ambitions personnelles de Trump.

Trump n’a jamais démontré sa capacité à négocier efficacement, sauf avec des partenaires beaucoup plus faibles.

Comment analysez-vous la nouvelle rencontre à venir entre Donald Trump et Vladimir Poutine à Budapest, après celle d’Anchorage ?

Alors qu’il avait promis de résoudre la guerre en Ukraine en 24 heures, la persistance de ce conflit et l’escalade russe sont embarrassantes pour lui. Il a été sévèrement critiqué pour la façon dont il a géré le sommet en Alaska. C’était typiquement trumpien, sans aucune préparation préalable. Ce sommet a ressemblé à une émission de téléréalité. Poutine en est reparti sans avoir rien concédé, mais en ayant été traité avec respect et affection. C’était donc une victoire pour la Russie, avec zéro gain pour les États-Unis ou l’Ukraine. A Budapest, Trump risque une nouvelle fois de donner l’impression d’être trop sympathique envers Poutine, ou de ne pas faire un travail de préparation pour ce genre de rencontre.

Mais la Russie commence à souffrir davantage de la guerre. Ce conflit lui coûte beaucoup plus cher que ce que prévoyait Poutine. Les attaques ukrainiennes contre les raffineries ont aussi des conséquences économiques. L’intérêt de la Russie pour un éventuel cessez-le-feu ou un accord négocié s’est accru. Trump semblait avoir compris que sans aucune pression sur la Russie, la guerre ne prendra pas fin. C’est pourquoi il a un temps évoqué la fourniture de missiles Tomahawk, avant de faire volte-face. Mais les Etats-Unis doivent aussi faire pression sur l’Ukraine pour la convaincre d’accepter moins que ce qu’elle souhaite, à savoir la restauration de l’intégralité de son territoire.

Selon vous, Donald Trump est un piètre négociateur. N’est-ce pourtant pas sa principale fierté ?

C’est un piètre négociateur parce que, tout d’abord, il ne fait pas ses devoirs. Il ne connaît pas suffisamment bien les enjeux pour savoir exactement ce que chaque partie est prête à accepter. Trump a une perception exagérée de sa propre capacité à charmer et à persuader les autres qu’il est un maître négociateur. Lorsqu’il a rencontré le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un, il pensait vraiment pouvoir le convaincre grâce à sa persuasion personnelle. Bien sûr, cela n’a mené à rien.

Trump n’a jamais démontré une capacité à négocier efficacement, sauf avec des partenaires beaucoup plus faibles. Même sur les sujets économiques, contrairement à ce qu’affirment ses partisans, il n’a pas obtenu des concessions aussi importantes qu’on ne le pense à travers les accords commerciaux. Trump menace beaucoup, mais ne tient pas ses promesses. Lorsqu’il traite avec un acteur puissant comme la Chine, il finit souvent par être perdant. Donc, ce mythe du maître négociateur n’est absolument pas corroboré par les faits.

Vous avez dans Foreign Policy listé ses plus grandes erreurs en matière de politique étrangère depuis son retour à la Maison-Blanche. Quelle est la pire ?

La terrible guerre commerciale qu’il a déclenchée, car c’est ce qui aura les conséquences les plus durables. Et nous ne savons même pas encore si le bras-de-fer avec la Chine sera résolu en faveur des États-Unis. Les Chinois jouent les durs avec nous et ont identifié des domaines de vulnérabilité américaine, telles les terres rares, que l’administration Trump n’avait pas anticipés.

Ces droits de douane auront des conséquences économiques pour les États-Unis, peut-être supportables, mais cela n’aidera pas notre économie. Surtout, nous voulons que nos alliés en Europe et en Asie dépensent plus pour leur défense, prennent soin d’eux-mêmes et ne dépendent pas autant des États-Unis. C’est un objectif tout à fait légitime. Mais prendre des mesures qui nuisent à l’économie de ces mêmes alliés n’est certainement pas la bonne façon de procéder. Certains aspects de la politique étrangère de Trump ont donné l’impression que les Etats-Unis étaient plus un prédateur qu’un allié pour ces nations.

Trump n’a rien d’un réaliste

La principale victime du second mandat de Trump est-elle le soft power américain ?

Les États-Unis sont depuis longtemps le leader de l’Occident et une puissance dominante dans le monde. Par le passé, l’Amérique a parfois eu une approche musclée, y compris avec ses alliés les plus proches. Mais elle a généralement essayé de le faire de la manière la plus douce possible. C’était le poing dans un gant de velours. Et avant Trump, les dirigeants américains savaient écouter leurs partenaires, les traitaient avec respect. Ils ne les insultaient pas, ni ne les rabaissaient de manière délibérée. Tout cela rendait la puissance américaine plus acceptable, plus tolérable pour les autres. Et nous avons aussi parfois su prendre des mesures qui soutenaient activement ces alliés, même si cela avait un coût économique pour nous. Évidemment, Trump fait tout le contraire de cela. Il se met en colère contre des dirigeants amis, il se lance dans des querelles profondément personnelles, ce qui déclenche des réactions nationalistes dans d’autres pays. C’est un prédateur dans le sens où il veut que toutes ces relations soient plus avantageuses pour les États-Unis que pour nos partenaires.

Par ailleurs, de nombreux dirigeants mondiaux ont compris que la flatterie était la clé si on voulait traiter avec Trump. Il s’agit de venir lui dire des choses outrageusement obséquieuses, sur sa merveilleuse personnalité et sur son génie. Certaines de ces réunions diplomatiques sont vraiment très embarrassantes. Or je suis convaincu que la plupart de ces dirigeants n’apprécient pas du tout ce mode opératoire. Ils le font parce qu’ils pensent qu’ils doivent le faire, mais ils détestent cela. Ils en sont donc irrités. Tout cela crée une situation où certains pays vont attendre avec impatience l’occasion de rendre la pareille aux États-Unis. Ils n’aiment pas être humiliés, ils n’apprécient pas d’être rabaissés, surtout aux yeux de leur propre opinion publique. Nous accumulons ainsi un ressentiment contre les Etats-Unis qui finira par revenir nous hanter.

On a du mal à définir ce qu’est le trumpisme au niveau international. Mais pour vous, une chose est certaine : Trump n’a rien d’un réaliste. Pourquoi ?

Tout d’abord, le trumpisme repose en grande partie sur la croyance en des choses qui ne sont pas vraies. Il pense par exemple que les déséquilibres commerciaux seraient la seule chose qui compte en économie internationale. Or un réaliste vous dira qu’il faut commencer par traiter le monde tel qu’il est réellement, avec des éléments aussi précis que possible. Ce n’est vraiment pas le style de Trump.

Deuxièmement, les réalistes estiment que votre principale préoccupation devrait toujours être d’améliorer votre position relative par rapport aux autres pays. Cela implique de mener des politiques favorables pour vos propres intérêts, mais aussi d’essayer d’établir des relations positives avec le plus grand nombre possible d’autres Etats, tout comme d’isoler vos adversaires. Jusqu’à présent, Trump a aliéné la plupart de nos partenaires et donné à certains de nos adversaires l’occasion d’établir des relations plus favorables pour eux. La Chine n’a rien d’une puissance bienveillante, mais nous lui facilitons la tâche pour se présenter au monde comme étant une puissance responsable, désireuse de mettre en place des institutions qui fonctionnent, de collaborer avec les autres et de ne pas essayer de profiter de tout le monde sans arrêt.

Pour un réaliste, il est également important d’avoir certaines règles en politique. Le fait d’enfreindre ces règles à plusieurs reprises vous donnera la réputation d’être peu fiable et encouragera vos partenaires à traiter avec d’autres pays. Alors que pour Trump, il n’existe aucune règle qu’il ne soit pas prêt à enfreindre.

Enfin, un réaliste a conscience que la base de la puissance réside dans les capacités nationales. Au XXIe siècle, cette puissance dépend très fortement des innovations scientifiques et technologiques. Dans cette optique, il est complètement contre-productif d’affaiblir la recherche. Or, l’administration Trump a lancé une offensive contre la science et le monde universitaire aux Etats-Unis. Cela peut la rendre un peu plus populaire aux yeux de certains Américains, pas tant que ça d’ailleurs. Mais à long terme, c’est désastreux, car d’autres pays, notamment la Chine, investissent massivement dans la science et tentent de rattraper et de dépasser les États-Unis. Nous ne devrions rien faire qui puisse leur faciliter la tâche.

Le régime de Xi Jinping est-il, jusqu’à présent, le principal bénéficiaire de ce second mandat de Donald Trump ?

Oui. La Chine est confrontée à de nombreux problèmes internes, et les Etats-Unis ne lui facilitent certainement pas la vie sur le plan économique. Mais dans l’ensemble, Pékin doit être ravi de voir les États-Unis mettre à rude épreuve leurs relations avec d’autres pays, en particulier leurs alliés traditionnels. Ils doivent être ravis de voir les États-Unis s’enliser une fois de plus au Moyen-Orient, sans nécessairement arriver à des résultats probants. Ils doivent aussi être ravis de voir l’armée américaine déployée dans des villes américaines plutôt que de se préparer à des conflits à l’étranger. Et ils sont particulièrement ravis de voir les États-Unis se tirer une balle dans le pied en s’en prenant à la science et à la recherche. Si j’étais Xi Jinping, je serais aux anges.



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Author : Thomas Mahler

Publish date : 2025-10-20 16:00:00

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