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Bulle de l’IA : la Silicon Valley a-t-elle perdu la raison ?

Bulle de l’IA : la Silicon Valley a-t-elle perdu la raison ?

Vient-il de dire une bêtise ? Mark Zuckerberg se pose la question avec inquiétude. Tiré à quatre épingles, au dîner de la Maison-Blanche, il a été désarçonné par une question de Donald Trump. « Combien allez-vous investir dans les années à venir ? » Le patron de Meta bafouille : « Oh mon Dieu. Je crois… Probablement quelque chose comme… Je ne sais pas, 600 milliards de dollars d’ici 2028 aux Etats-Unis ». La réponse du président américain fuse : « C’est beaucoup”. Quelques secondes plus tard, Zuckerberg se penche gauchement vers Trump et lui chuchote à l’oreille : « Je suis désolé, je n’étais pas prêt (…) je n’étais pas sûr du chiffre que vous vouliez annoncer ». Le président rit. La directrice financière de Meta sans doute moins quand, quelques jours plus tard, elle a la lourde tâche d’expliquer la rationalité de ces dépenses somptuaires – 24 fois le budget annuel de la Nasa – à des investisseurs plus pointilleux.

A la décharge de Mark Zuckerberg, il n’est pas seul à avoir attrapé la fièvre IA. Microsoft a prévu de dépenser 80 milliards de dollars sur la seule année 2025 dans des centres de données. Et Alphabet, 75 milliards. Le patient zéro s’appelle Sam Altman. Le cofondateur d’OpenAI s’est engagé dès janvier avec Oracle, SoftBank et MGX à investir 500 milliards de dollars pour construire aux Etats-Unis de gigantesques data centers. Et a annoncé depuis de nombreux autres engagements. Le dernier en date ? Installer 10 GW de capacité avec le constructeur Broadcom.

« Additionnés, les projets d’OpenAI nécessiteront l’équivalent de 20 tranches nucléaires françaises », pointe Gilles Babinet, président de Café IA. Dans le nord de la Virginie, le bruit des oiseaux fait place au bourdonnement des serveurs des géants américains. Le comté de Prince Williams abrite déjà une soixantaine de data centers, de la taille d’un supermarché chacun.

Sphère de Dyson et AGI

« Une grande partie de la Terre en sera peut-être à terme recouverte », expliquait cet été Sam Altman au podcasteur Theo Von avant de convenir que cela poserait quelques problèmes. « Je n’ai pas de solutions miracle, on avance en tâtonnant (…) Peut-être que dans le futur, les data centers seront dans l’espace et que l’on bâtira une sphère de Dyson », précise Altman, faisant référence à ce vieux rêve de la Silicon Valley d’une construction cyclopéenne entourant le système solaire afin d’exploiter l’énergie de notre étoile.

Les génies de l’IA ont convaincu la planète d’ouvrir son chéquier. « Pour des gérants de portefeuille, rater une hausse est plus douloureux que subir une correction qui affecte tout le monde », sourit Antoine Fraysse-Soulier, responsable de l’analyse des marchés chez eToro.

Quelle mouche a piqué la Silicon Valley alors que ses grands modèles de langage (LLM) ont déjà ingéré toutes les données du web disponibles ? Les Américains lorgnent en vérité sur le prochain gisement : les vidéos. Toutes ces images captées en permanence par un nombre croissant d’appareils, des voitures aux robots en passant les caméras de surveillance et les lunettes connectées. Des fichiers beaucoup plus lourds que des textes qui nécessitent une puissance de calcul mirobolante. Mais qui permettront à l’IA de comprendre bien plus finement nos demandes. Et peut-être de combler sa plus honteuse lacune : la compréhension du monde physique et des lois qui le régissent. Dès l’enfance, les humains s’en font instinctivement un modèle, en voyant par exemple, qu’un objet lâché, tombe. Les machines buttent, elles, désespérément sur ces concepts. Ce socle de connaissance, espèrent Altman et consorts, pourrait mettre l’IA sur la voie de grandes découvertes scientifiques. Voire qui sait de l’AGI, une intelligence artificielle générale aussi polyvalente qu’un humain.

Le squelette dans le placard de la Silicon Valley

Les Américains ont-ils raison de penser que l’IA va disrupter l’économie ? Oui. Mais ils prennent un risque à acheter ces montagnes de puces. Certes, l’excédent de câbles télécoms posés au plus fort de la bulle Internet, a trouvé sa raison d’être quelques années plus tard : c’est grâce à lui que Netflix, le streaming et les visios ont pu émerger.

Les puces IA produites par le géant Nvidia ont cependant une durée de vie bien plus courte que celle des câbles Internet (entre 20 et 30 ans) ou des rails de la bulle ferroviaire au XIXe siècle.

Dans leurs comptes, les géants américains tablent sur une durée de vie de cinq voire six ans de leurs serveurs. Mais certains experts se demandent s’ils ne pèchent pas par excès d’optimisme. « Des puces utilisées intensivement pour entraîner des IA peuvent rencontrer des problèmes thermiques et se dégrader assez vite », confie Paul Kedrosky, investisseur influent de la Silicon Valley qui conseille de grandes banques et d’importants gestionnaires d’actifs.

Par ailleurs, tous les 12 à 24 mois, de nouvelles puces apparaissent sur le marché, qui ringardisent leur prédécesseure. « Les entreprises peuvent bien sûr choisir de garder leurs anciens modèles et processeurs, malgré des risques d’obsolescence. Mais elles payeront une facture énergétique plus élevée que leurs concurrents équipés de versions plus récentes », explique Philippe Notton, PDG et fondateur de SiPearl, spécialiste français des processeurs souverains haute performance.

La rentabilité incertaine de l’intelligence artificielle

Accumuler les puces peut donc s’avérer risqué. Surtout vu le prix vertigineux des modèles Nvidia – de 30 000 à 40 000 dollars l’unité. Ils sont bien sûr ce qui fait de mieux. « Mais le groupe fait des marges exorbitantes dessus », égratigne un acteur du secteur.

Jensen Huang, le PDG de Nvidia, aurait tort de se gêner : il est seul roi en son domaine. D’abord, car il évolue dans un secteur difficile à attaquer : « C’est un marché à forte intensité capitalistique hautement spécialisé, qui exige des partenaires qualifiés », observe Alvin Nguyen, analyste senior du cabinet Forrester. Ensuite, car sa plateforme logicielle CUDA est utilisée par tout le monde. Il est donc difficile de convaincre les développeurs de consacrer du temps à se former à des alternatives émergentes.

Dépendantes de puces onéreuses, les entreprises de l’IA ont du mal à équilibrer leur équation économique. Le leader OpenAI a pourtant pris le virage de la monétisation à une vitesse record. Alors que Facebook avait attendu trois ans avant de se mettre sérieusement à la pub, OpenAI a lancé un premier abonnement mensuel à 20 dollars seulement deux mois après le lancement de ChatGPT.

Il en propose désormais plusieurs – notamment un « Pro » à 200 dollars par mois – et œuvre à intégrer dans ChatGPT un système d’achat de produits. L’entreprise a également racheté la start-up de Jony Ive – le designer star d’Apple – pour créer un appareil IA susceptible de détrôner les smartphones et elle a lancé, ce 21 octobre, un navigateur baptisé ChatGPT Atlas.

Pour l’heure, OpenAI enregistre cependant des pertes d’exploitation massives : 8 milliards de dollars au premier semestre, selon le Financial Times, malgré un chiffre d’affaires qui a plus que doublé sur un an.

Des investissements consanguins

« L’économie unitaire des grands modèles de langage est catastrophique. Répondre à une requête peut coûter 15 à 20 centimes, contre une fraction de centime pour une recherche Google. Et les nouveaux modèles dits de raisonnement aggravent cela : au lieu de répondre instantanément, ils ‘réfléchissent’ plus longtemps – de 30 secondes à deux minutes – ce qui fait grimper les coûts. Ils peuvent perdre un dollar sur une seule réponse », pointe Paul Kedrosky.

Autre point qui fait grincer des dents les observateurs : les accords consanguins dans le secteur. Par exemple, Nvidia qui prévoit d’investir jusqu’à 100 milliards de dollars dans OpenAI qui s’engage à lui acheter des millions de GPU. Ou OpenAI qui négocie une montée progressive au capital d’AMD (jusqu’à 10 %) en lui passant une commande massive de puces.

Certes, il n’est pas illogique d’exploiter certaines synergies. Mais il est rare de voir autant d’investissements croisés. « Payer vos clients pour qu’ils achètent vos produits, ce n’est jamais très bon signe », moque un bon connaisseur du secteur.

Les fonds immobiliers se teintent d’IA

Le recours accru des géants de la tech et de leurs partenaires aux Special Vehicle Purpose (SPV), ces entités juridiques créées spécifiquement pour posséder un actif, inquiète également Paul Kedrosky : « Cela leur permet de mettre certains projets de construction de data centers dans ces entités. Ils n’apparaissent donc pas dans les bilans pour l’évaluation de la solvabilité. » Une astuce qui rend le risque plus difficile à cartographier que jamais. « Les investisseurs prudents qui préfèrent les fonds immobiliers aux actions technologiques plus risquées ne comprennent pas non plus qu’une partie de ces fonds sont désormais liés aux data centers IA », ajoute l’expert.

Alors, un vent d’inquiétude commence à souffler sur le secteur. Non pas car cette technologie échouerait à révolutionner notre quotidien – elle le fera. Mais car les sommes folles versées rendent le retour sur investissement de plus en plus difficile. A la fin de l’année, les capitaux-risqueurs auront sans doute englouti dans l’IA cinq fois ce qu’ils avaient mis dans les jeunes pousses Internet en 2000. Les trois start-up les plus en vue dans l’intelligence artificielle – OpenAI, xAI et Anthropic – affichent, à elles seules, 750 milliards de dollars de valorisation, bien qu’elles soient toutes déficitaires.

Nvidia pèse plus que l’ensemble du CAC40

Et si le « fournisseur de pioches » Nvidia engrange, lui, des bénéfices considérables, sa capitalisation boursière n’en donne pas moins le vertige : 4 450 milliards de dollars, soit bien plus que l’ensemble du CAC40. Le directeur général de Bpifrance, Nicolas Dufourcq, l’affirme sans ambages : « Les Américains sont en train de créer une bulle dans l’IA. Leur système a l’avantage de cicatriser plus vite que le nôtre. Donc avançons nos pions avec intelligence et faisons travailler le capital d’autres pays. » Partout dans le monde, les appels à la raison se multiplient.

Le Fonds monétaire international (FMI) a mis en garde, en octobre, sur le risque qu’une « déception engendrée par les résultats de l’IA sur le plan des revenus et des gains de productivité » puisse dans le futur entraîner « une brutale réévaluation des valeurs technologiques ». La Bank of England et Morgan Stanley également. Alors, Wall Street surveille les fournisseurs de climatiseurs industriels, la consommation d’énergie ou encore le coût des assurances contre le défaut de certaines entreprises. Des chiffres moins médiatisés mais qui sont les « canaris dans la mine » : s’il y a un problème, c’est là que cela se verra en premier.

Une partie des experts tempèrent toutefois les inquiétudes actuelles. « Comme souvent dans l’économie numérique, le gagnant raflera l’essentiel de la mise (winner takes most). D’où la nécessité pour les entreprises d’avancer très vite », fait valoir Richard Nguyen, analyste chez Bernstein Société Générale. Qui précise au sujet des montants colossaux engagés, « cela peut impressionner, mais les achats de puces sont en réalité étalés sur plusieurs années et les entreprises qui investissent fortement disposent, pour la plupart, d’une solide trésorerie. »

La concurrence qui monte devant Nvidia

Si Nvidia conservera sans doute, à moyen terme, sa suprématie dans les puces dédiées à l’entraînement IA, beaucoup d’experts prédisent par ailleurs l’essor de nouveaux concurrents dans les modèles moins complexes utiles à l’inférence, ce qui devrait alléger les coûts. La rentabilité va également « s’améliorer avec des modèles BtoB conçus pour des secteurs ou des entreprises spécifiques. Dans ce domaine, nous n’en sommes qu’au début », précise Richard Nguyen.

Le franchissement de nouveaux paliers, vers l’AGI, reste cependant élusif. Il y a un an, Noam Brown, un chercheur d’OpenAI indiquait sur X avec enthousiasme : « Nous envisageons de futures versions où l’IA réfléchirait pendant des heures, des jours, voire des semaines. Les coûts d’inférence seraient bien plus élevés. Mais quel prix serions-nous prêts à payer pour un nouveau traitement contre le cancer ? Pour des batteries révolutionnaires ? » Si les acteurs de l’IA opèrent de telles découvertes, l’équation économique sera évidemment résolue. Mais pour l’heure, le modèle GPT5 dévoilé cet été n’a pas amené la rupture attendue. Si OpenAI et ses rivaux n’ont pas vite quelque chose de radicalement neuf à montrer, le thermostat va redescendre et ils seront priés d’économiser leurs deniers.

En attendant, la fièvre IA enjolive l’état de l’économie américaine. Les observateurs s’étonnent de la voir si bien portante en pleine guerre commerciale. Mais « 92 % de la croissance au premier semestre sont liés à un même facteur : les investissements dans les équipements et logiciels de traitement de l’information », pointe Jason Furman professeur d’économie à Harvard sur X.

Surtout, alerte Paul Kedrosky, le boom IA prive d’autres secteurs de financement. Ce qui risque de saper toute la stratégie de relocalisation industrielle de Donald Trump. « Nous avons observé un phénomène similaire vers 2000, lorsque la dette a afflué vers les télécommunications, privant les petits fabricants de capitaux – au moment même où la Chine émergeait comme puissance manufacturière. Cela a accéléré son ascension et accentué le déclin de l’industrie américaine », déplore l’investisseur. Qui redoute de voir l’histoire bégayer.



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Author : Anne Cagan

Publish date : 2025-10-21 18:00:00

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