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« Réduire la percée de l’extrême droite en Europe aux ingérences russes est une erreur » : l’alerte du chercheur Maciej Kisilowski

« Réduire la percée de l’extrême droite en Europe aux ingérences russes est une erreur » : l’alerte du chercheur Maciej Kisilowski

Rares sont les scrutins occidentaux, ces dernières années, sur lesquels n’a pas plané l’ombre de Vladimir Poutine. Dernier épisode en date : les élections législatives tchèques, où le parti populiste d’Andrej Babis (ANO) est arrivé en tête, aidé par une vaste campagne de désinformation téléguidée depuis le Kremlin. Mais gare aux déductions hâtives. Si les incursions russes dans la politique européenne et occidentale sont bien documentées, Maciej Kisilowski, professeur associé de droit et de stratégie à l’Université d’Europe centrale et fellow au sein de l’Institut des sciences humaines de Vienne (IWM), appelle à ne pas surestimer leur impact sur la montée des partis d’extrême droite dans le monde… Pour preuve : l’obsession des démocrates pour l’implication de la Russie dans la campagne de Donald Trump en 2016 ne l’a pas empêché de revenir à la Maison-Blanche pour un second mandat. « Plutôt que de se concentrer sur l’ingérence russe, certes réelle, les démocrates libéraux devraient plutôt se demander pourquoi une majorité d’Américains a voté pour ce candidat en 2024 – et presque la majorité en 2016 et 2020 – malgré les accusations de collusion avec la Russie », pointe-t-il. Le propos de ce chercheur polonais en surprendra sans doute plus d’un, celui-ci appelant par ailleurs la gauche (notamment française) à faire des « compromis » avec certains éléments du programme de l’extrême droite pour contenir son inexorable montée en puissance, comme le firent par le passé les anticommunistes du XXe siècle avec le communisme… L’histoire nous enseignant, selon lui, que « les contre-révolutions ont toujours impliqué un mélange de mesures radicales et une certaine dose de compromis ». Entretien.

L’Express : Les soupçons d’ingérence russe et de désinformation ont jalonné plusieurs élections européennes récentes, à l’instar des législatives en Moldavie, et dernièrement en République tchèque, où le parti populiste d’Andrej Babis (ANO) est arrivé en tête. Vous soulignez cependant, dans une tribune publiée dans Project Syndicate, qu’il ne faut pas trop se focaliser sur l’ingérence du Kremlin pour expliquer la montée du populisme dans le monde…

Maciej Kisilowski : Tout à fait. Dire que ce type d’événement politique serait le résultat d’une manipulation du Kremlin revient à prendre l’extrême droite trop à la légère. Ne vous méprenez pas : je ne dis pas que l’ingérence russe est un mythe, elle est bien documentée dans de nombreux cas. Cependant, cela ne suffit pas à expliquer la montée des forces d’extrême droite à travers le monde. La preuve en est que l’obsession des démocrates pour l’implication de la Russie dans la campagne de Donald Trump en 2016 n’a pas empêché celui-ci de revenir à la Maison-Blanche pour un second mandat. Plutôt que de se concentrer sur l’ingérence russe, certes réelle, les démocrates libéraux devraient plutôt se demander pourquoi une majorité d’Américains a voté pour ce candidat en 2024 – et presque la majorité en 2016 et 2020 – malgré les accusations de collusion avec la Russie. De même, pourquoi tant de Français soutiennent-ils de plus en plus un parti comme le Rassemblement national depuis un quart de siècle ? Pourquoi dans mon pays, la Pologne, des présidents d’extrême droite ont-ils remporté quatre des cinq élections présidentielles depuis notre adhésion à l’UE ? Pourquoi Viktor Orban, en Hongrie, est-il au pouvoir depuis maintenant quinze ans ? Il est clair que le soutien du Kremlin n’est pas la cause de la force de ces mouvements, mais plutôt une conséquence de leur idéologie authentique. De fait, Poutine, Trump, Le Pen, Kaczynski, Modi, Orban et d’autres partagent une même vision du monde.

Au-delà de l’ingérence russe, de nombreux observateurs s’accordent à dire que le vote populiste est aussi un vote de colère…

Oui. Pour certains intellectuels, la carte du « ventre vide » est l’alternative privilégiée à l’excuse « russe ». Très bien, mais il s’avère que la Pologne a connu une croissance de 650 % par habitant depuis 1990, et nos inégalités sont moins importantes qu’en France ! Vous imaginez ? Et pourtant, nous continuons à voter pour l’extrême droite. De même que celle-ci gagne du terrain aux Etats-Unis, où les inégalités sont fortes et la croissance faible, au Brésil, où les inégalités sont fortes et la croissance élevée, en Pologne, où l’égalité est forte et la croissance élevée, en Hongrie, où l’égalité est forte et la croissance faible, et en France, où l’égalité est modérée et la croissance faible. Dans toutes ces situations économiques complètement opposées, l’extrême droite progresse. Je le répète donc : on peut certainement dire que la Russie ou telle ou telle situation économique encourage les forces radicales. Mais cela ne peut expliquer un quart de siècle de percées de l’extrême droite. Croire cela revient à adopter une approche intellectuellement paresseuse et condescendante. De nombreux électeurs soutiennent l’extrême droite pour la même raison que vous et moi soutenons nos partis préférés : parce qu’ils aiment leur vision de l’État et de la société. Ils sont précisément attirés par ce que nous trouvons le plus dérangeant : le rejet des prémisses égalitaires et individualistes de la démocratie libérale. Si nous ne les prenons pas au sérieux, nous nions simplement la réalité.

Comment expliquer ce déni de réalité que vous décrivez ?

Avec la thèse de la « fin de l’histoire » avancée par Francis Fukuyama, nous nous sommes convaincus qu’il n’existait aucune alternative idéologique à la démocratie libérale. Par conséquent, lorsque l’extrême droite a commencé à gagner de plus en plus de voix en Autriche, en France, en Pologne, en Hongrie, au Brésil ou aux Etats-Unis, nous avons simplement rejeté ces challengers en les qualifiant de « populistes », c’est-à-dire d’autoritaires génériques sans idéologie. Nous avons expliqué chaque victoire comme étant soit le résultat d’une crise financière, soit la faute des forces gouvernementales en place, soit celle du Kremlin… Dans cette recherche constante d’excuses, nous nous sommes rendus incapables de concevoir l’existence d’un nouveau concurrent idéologique. De fait, l’extrême droite du XXIe siècle offre une certaine vision du monde qui remplace l’égalité par la hiérarchie : nationale, raciale, sexuelle, ethnique, religieuse, voire générationnelle. Leur résistance à la politique climatique, par exemple, est une forme d’égoïsme générationnel, une affirmation selon laquelle notre confort est plus important que de donner à nos enfants – et en particulier aux enfants du Sud – une planète sûre et habitable.

Nous reprochons souvent aux politiciens la montée de l’extrême droite. Mais en réalité, ce sont les intellectuels qui ont échoué au cours du dernier quart de siècle, car c’est notre travail de nommer un phénomène pour ce qu’il est. Les politiciens, quant à eux, ne peuvent agir que dans le cadre d’un consensus épistémique. Cela ne veut pas dire que nous aurions pu éliminer l’attrait pour l’extrême droite, sa vision hiérarchique et égoïste du monde, mais nous aurions pu le contenir… Cela s’est déjà produit dans le passé.

Vraiment ?

Au XXe siècle, les anticommunistes étaient pleinement conscients de la menace que représentaient le KGB, l’Armée rouge et la manipulation qui en résultait dans certaines démocraties. Mais ils comprenaient également que l’attrait du communisme n’était pas uniquement le résultat d’une ingérence insidieuse. Il existait une véritable base de soutien, en particulier parmi les ouvriers et les paysans qui souhaitaient une réforme agraire, mais aussi parmi les intellectuels occidentaux qui étaient assez séduits par les défis posés par le marxisme au capitalisme. Ainsi, certains démocrates-chrétiens du milieu du siècle, comme Dwight Eisenhower, ne niaient pas cet attrait du communisme, mais en tenaient plutôt compte. Jusqu’aux années 1980, la plupart des anticommunistes occidentaux ont accepté la nécessité d’un Etat providence étendu. En d’autres termes, ils avaient compris qu’une partie de la critique marxiste de la démocratie libérale devait être intégrée au système occidental. De même qu’en Europe occidentale, les démocrates-chrétiens ont aussi accepté que les marxistes modérés, ou sociaux-démocrates, puissent faire partie du système démocratique et même gouverner. Bien sûr, certaines voix dans le camp libéral, comme Friedrich Hayek, y voyaient une sorte de pacte suicidaire. Néanmoins, grâce à cette approche fondée sur le compromis, les démocrates libéraux ont réussi à endiguer la montée du communisme. La question est donc la suivante : qui sont aujourd’hui les équivalents de ces anticommunistes pragmatiques du XXe siècle ? Qui convaincra au moins une partie de nos nouveaux « révolutionnaires » d’extrême droite de rejoindre le système démocratique ?

Vous avez votre idée sur la question…

Nous ne pouvons pas compter uniquement sur les conservateurs modérés, qui accordent trop d’importance au rôle du « wokisme » et à la guerre culturelle. À mon avis, le rôle décisif doit revenir aux progressistes. Ce sont eux les véritables contre-révolutionnaires d’aujourd’hui : ils veulent sincèrement empêcher le triomphe de l’extrême droite. Mais de nombreux progressistes, y compris en France, se comportent de manière trop rigide. Contrairement à leurs prédécesseurs de la guerre froide, qui savaient que vaincre un adversaire idéologique nécessitait parfois des compromis stratégiques.

Tant que la gauche française restera enfermée dans son déni de la réalité, le parti de Marine Le Pen continuera à gagner du terrain

On se demande ce que vous recommanderiez dans le cas de la France, où le Rassemblement national continue de séduire une grande partie de l’électorat… Jusqu’où faut-il aller dans cette recherche de « compromis » ?

La gauche progressiste française doit, comme en Allemagne, être ouverte à la coopération avec le centre-droit – et vice versa ! -, tout comme les démocrates-chrétiens ont autrefois coopéré avec les socialistes modérés pendant la précédente guerre froide. Comme au Danemark, la gauche doit également avoir une discussion honnête sur ce qui, dans le programme de l’extrême droite, peut ou ne peut pas être intégré dans un programme démocratique progressiste. Sinon, les électeurs continueront à se tourner vers le Rassemblement national. Et je dis cela même si je considère que la position adoptée par la gauche danoise – un mélange de social-démocratie et de politiques d’immigration très restrictives – est moralement détestable ! Il n’en reste pas moins qu’à ce jour, l’extrême droite ne menace pas le Danemark. En d’autres termes, la balle est dans le camp des défenseurs de l’ordre libéral progressiste. Mais pour l’instant, il faut noter que la plupart des politiciens de gauche français continuent d’affirmer que ce que les électeurs de Marine Le Pen disent vouloir n’est pas ce qu’ils veulent vraiment. Que tout cela est le résultat de l’influence du Kremlin ou des inégalités économiques, ou encore de la faute d’Emmanuel Macron… Tant que la gauche française restera enfermée dans son déni de la réalité et dans son explication marxiste du vote RN, selon laquelle tout a une base économique, le parti de Marine Le Pen continuera à gagner du terrain.

On pourrait vous répondre que cela ne ferait que « normaliser » les idées d’extrême droite…

L’histoire nous enseigne que les contre-révolutions, de la Contre-Réforme à la Restauration bourbonienne, en passant par la lutte contre le communisme pendant la guerre froide, ont toujours impliqué un mélange de mesures radicales et une certaine dose de compromis. « Certaine » étant le mot-clé, car trouver le bon mélange est crucial pour le succès d’une contre-révolution. Il est essentiel de déterminer quelles lignes rouges ne doivent pas être franchies pour que cela fonctionne. En bref : il faut trouver le moyen de ramener le plus grand nombre possible d’électeurs d’extrême droite dans le système, tout en sacrifiant le moins possible de nos valeurs.

De plus en plus de politiciens tentent de faire exactement cela ! Le libéral Donald Tusk a, par exemple, suspendu le droit d’asile à la frontière biélorusse. La plupart des politiciens ont intuitivement le sentiment que l’intégration de certains éléments de l’extrême droite est le seul moyen d’être compétitif dans les urnes. Le problème est qu’ils le font aveuglément, au hasard et parfois de manière néfaste, car ils ne peuvent s’appuyer sur une discussion intellectuelle sérieuse concernant les compromis à faire. Le Premier ministre tchèque sortant, Petr Fiala, a tenté d’apprivoiser l’extrême droite en promouvant les valeurs chrétiennes, mais dans une Tchéquie laïque, c’est le sentiment national et l’égoïsme environnemental prôné par ses concurrents, et non la question religieuse, qui ont le plus trouvé écho auprès des électeurs. De même, l’invitation du gouvernement polonais à Benyamin Netanyahou, malgré le mandat d’arrêt délivré contre lui par la CPI, était malavisée. Comme si personne n’avait posé la question cruciale : « Combien de voix cela nous rapportera-t-il ? » Manifestement pas celles de la gauche urbaine, indignée par ce qui se passait à Gaza. Mais pas non plus celles des Polonais antisémites d’extrême droite – aussi méprisables soient leurs opinions ! C’est un cas typique de compromis malavisé. C’est pourquoi je considère qu’il est essentiel que les intellectuels se penchent sur la question du compromis. Ce n’est qu’alors que les politiciens cesseront d’agir aveuglément.

Ne surestimez-vous pas l’influence que peuvent avoir les intellectuels sur les politiciens ?

Prenez la question sous cet angle : cela fait maintenant dix ou quinze ans que la révolution d’extrême droite est en marche, et même plus en France et en Pologne. Imaginez que dans les années 1960, quinze ans après le début de la guerre froide, l’Occident ne soit toujours pas parvenu à se mettre d’accord sur la question de savoir s’il luttait contre le communisme, qualifiant Khrouchtchev, Tito et Gomulka de simples « autocrates populistes ». L’Occident aurait-il pu l’emporter dans une telle confusion ?

Tout ce que nous critiquons chez les dirigeants modérés d’aujourd’hui – Macron, Tusk, Biden, Starmer – leur manque de vision et de discours, leurs hésitations sur les questions politiques – est exactement ce qui se produit lorsque la politique se déroule sans clarté intellectuelle sur l’adversaire que nous combattons. Et le fait même qu’il semble original aujourd’hui de dire quelque chose d’aussi basique que « les électeurs soutiennent l’extrême droite parce qu’ils aiment les idées d’extrême droite » montre à quel point nous restons confus.



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Author : Alix L’Hospital

Publish date : 2025-10-22 18:00:00

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