Voilà une semaine animée pour L’Oréal. A peine le champion français a-t-il annoncé mettre la main sur la branche beauté de Kering, qu’il a dévoilé ses chiffres au 30 septembre, en croissance à tous les étages. Son pôle luxe, en repli au deuxième trimestre, a repris des couleurs cet été, soutenu encore une fois par une progression à deux chiffres dans les marchés émergents. Même tendance chez Hermès. La marque à la calèche a enregistré une hausse de 15 % dans sa zone « autres », qui inclut essentiellement le Moyen-Orient. Le groupe Richemont – propriétaire de Cartier – n’est pas en reste, avec un bond de 17 % au Moyen-Orient et en Afrique entre avril et juin, dernier trimestre publié.
Depuis quelques années, les adeptes du luxe changent de latitude. D’après le groupe d’études Bain & Company, les marchés émergents – incluant l’Amérique latine, l’Inde, l’Asie du Sud-Est et l’Afrique – devraient en compter plus de 50 millions, issus de la classe moyenne supérieure, d’ici 2030. « Ce développement favorise l’émergence de consommateurs dits « aspirationnels » qui disposent d’un revenu disponible plus faible et achètent souvent des articles d’entrée de gamme pour un accès occasionnel au luxe, explique Joëlle de Montgolfier, vice-présidente spécialisée sur la consommation chez Bain. Ils représentent un levier de croissance incontournable pour les marques afin de dépasser le petit nombre des clients très fortunés ».
Moteurs en panne
Pendant ce temps, les moteurs habituels de l’industrie s’essoufflent. La Chine, l’Europe et l’Amérique, qui pèsent ensemble 70 % de la consommation mondiale de produits de luxe, tournent au ralenti. Chez les Européens, d’abord, on s’en désintéresse. De fait, la part du Vieux Continent dans la clientèle des marques de luxe a diminué ces dernières années, relève Olivier Abtan, partner à AlixPartners. L’augmentation des prix, accélérée depuis la fin du Covid, a contribué à cette lassitude – la luxury fatigue. En première ligne, les classes aspirationnelles, qui privilégient « l’expérience ». « Ce phénomène est lié à la maturité du marché européen : si un consommateur a déjà neuf sacs à main de luxe, il va préférer s’offrir une semaine aux Maldives plutôt que d’en acheter un dixième », résume l’expert.
Si les ventes en Europe parviennent encore à se maintenir à flot, c’est en partie grâce aux touristes américains. L’écart de niveau de vie entre les deux continents se creuse, et ils sont de plus en plus nombreux à traverser l’Atlantique pour faire leurs emplettes à Paris ou à Milan. Le marché américain, lui, enregistre des performances modestes. L’incertitude autour des droits de douane a érodé la confiance des consommateurs, tandis que l’inflation et la hausse des taux d’intérêt ont aussi contribué à modérer les dépenses.
En Chine, la croissance, autrefois explosive, peine à redécoller. Depuis le Covid et la crise immobilière, l’économie souffre et les consommateurs restreignent leurs dépenses. Les ventes de duty-free sur l’île de Hainan, paradis des amateurs de shopping haut de gamme, ont fondu de 30% en 2024. Quant à la génération Z, moteur historique de la consommation, elle se confronte à un taux de chômage des jeunes particulièrement élevé et ralentit ses achats, relève Joëlle de Montgolfier. Malgré quelques timides signaux d’amélioration évoqués lors des présentations de résultats des grands groupes, le marché chinois demeure morose. Du moins à première vue. Car loin de bouder les produits de prestige, le consommateur local change surtout d’aspirations. « Il continue d’acheter chez de grandes maisons européennes, mais il accorde de plus en plus d’importance à des marques locales qui font écho aux symboles culturels et à la tradition », observe Gosia Eggiman, spécialiste du luxe à Lombard Odier. L’universalité prônée par les griffes occidentales est ainsi complétée par la tendance du Guochao – ou vague nationale – qui intègre des éléments de la culture chinoise traditionnelle dans les codes vestimentaires. La marque de vêtements hongkongaise Shanghai Tang, ou le joaillier pékinois Laopu, par exemple, s’en sont emparés.
Mosaïque asiatique
Ailleurs en Asie, le luxe continue de séduire. En Indonésie ou en Thaïlande, l’émergence d’une classe moyenne locale stimule la consommation. Un second facteur entre en jeu : le tourisme chinois, devenu plus régional depuis la fin du Covid. Les pays développés de la zone bénéficient aussi de cet afflux. A l’image de la Corée du Sud, qui s’impose sur le segment de la cosmétique haut de gamme. Ou du Japon, plébiscité par les touristes chinois grâce à la faiblesse du yen ces dernières années. Mais l’Archipel ne se contente pas d’être une vitrine des grandes maisons européennes. « Le pays développe désormais ses propres codes du luxe et ses marques de référence, constate Laureen Kouassi-Olsson, fondatrice du fonds d’investissement Birimian, spécialisé dans le luxe. Le styliste Yohji Yamamoto, par exemple, propose un univers créatif fort, inspiré de l’héritage asiatique, tout en restant résolument moderne ».
L’Inde, portée par son spectaculaire essor démographique, est pleine de promesses. A l’horizon 2030, elle pourrait compter 15 millions de consommateurs du luxe en plus, selon Bain. Néanmoins, les marques restent prudentes : « Cela fait plus de vingt ans que l’on parle du mirage du marché indien, pour l’instant il ne se matérialise pas », confie le porte-parole d’un grand groupe de luxe français. Par ailleurs, des défis majeurs persistent pour s’y implanter : « L’immobilier de luxe fait défaut, si bien que les marques ont longtemps dû ouvrir des boutiques dans les hôtels 5 étoiles des grandes villes, pointe Joëlle de Montgolfier. Aussi, il faut aujourd’hui construire une joint-venture avec les acteurs locaux, ce qui n’est pas toujours simple ».
Pour séduire, les griffes n’hésitent pas à s’approprier les codes culturels locaux. En 2023, pour son défilé à Séoul, Louis Vuitton avait fait appel au réalisateur de la série Squid Game. De son côté, Jimmy Choo avait dévoilé une collection capsule pour la fête indienne Diwali, promue par la star de cinéma locale Ananya Pandey.
Un nouveau Paris du Golfe ?
Le Moyen-Orient devient aussi un terrain de jeu pour les grands acteurs du luxe. Ce n’est pas un hasard si Elie Saab a célébré son 45e anniversaire avec un défilé à Riyad en novembre dernier et que le milanais Zegna a choisi Dubaï pour présenter sa collection de printemps 2026. Moins important en volume que l’Asie du Sud-Est, ce marché est néanmoins en progression constante.
La demande en produits de luxe y est justement tirée par les touristes internationaux. Les ressortissants russes représentant la plus grande part – à 16 % – des dépenses totales, selon Chalhoub Group, distributeur spécialisé rayonnant au Moyen-Orient. « Des villes telles que Dubaï et Riyad tentent de s’imposer comme des pôles culturels et touristiques, en tirant parti de leur forte connectivité au reste du monde, détaille Chris Wisson, analyste au sein du cabinet spécialisé Altiant. Mais les consommateurs fortunés des Émirats arabes unis et d’Arabie saoudite ne limitent pas leurs dépenses aux marchés locaux ; ils restent très actifs dans les capitales européennes du luxe, telles que Paris et Londres. » L’Arabie saoudite s’affirme comme tête de pont : selon les estimations de PwC, le nombre de millionnaires dans les principales villes du Royaume devrait doubler au cours des dix prochaines années. « La libéralisation politique, entre autres en matière de droits des femmes, y coïncide avec une croissance du luxe, notamment sur la joaillerie et l’horlogerie », pointe Olivier Abtan. A l’échelle de la région, c’est le secteur vestimentaire qui domine, à plus de 40 % du marché, d’après Chalhoub Group.
Le continent africain offre un autre vivier de consommateurs du luxe. L’Afrique du Sud demeure le moteur principal, mais d’autres pays – comme la Côte d’Ivoire ou le Nigeria – affichent une croissance soutenue et voient rapidement augmenter leur pouvoir d’achat. « De la consommation de nécessité, on passe à la consommation de plaisir, note Laureen Kouassi-Olsson, également auteure du livre Iconic Africa: La mode de demain sera africaine ou ne sera pas. On constate une sophistication de la population qui souhaite souvent répliquer des codes observés à l’international. Le secteur des vins et spiritueux – notamment le champagne – y est très prisé ». Aujourd’hui, ces classes aisées se déplacent dans des pays européens ou ailleurs pour acheter des produits de standing. Le défi consiste désormais à attirer les marques sur place. En parallèle, un écosystème est en train d’émerger localement. « Le luxe en Afrique dispose déjà d’un artisanat d’exception et d’un savoir-faire historique, comme dans le tissage, par exemple, poursuit Laureen Kouassi-Olsson. Ce qui lui manque, c’est la force de la marque, qui justifierait un positionnement prix élevé, comme pour un Birkin d’Hermès ».
D’autres régions, comme l’Amérique latine, pourraient offrir de nouveaux relais. Toutefois, la montée en puissance de ces marchés émergents ne suffira pas à compenser la croissance à un chiffre attendue dans les géographies historiques, tranche un rapport de McKinsey. « Les marques devront se positionner sur une myriade de régions tout en préservant leur présence sur les marchés traditionnels, affirme Joëlle de Montgolfier, de Bain. Aucun marché ne représente aujourd’hui le même potentiel de croissance que la Chine il y a quelques années ». Une ironie de l’histoire, pour Rebecca Lee Spang, historienne et professeure à l’université d’Indiana. « Il s’agit d’un revirement saisissant : au XVIIIe siècle, le luxe faisait l’objet de grands débats qui impliquaient des personnalités telles que Voltaire, Rousseau ou David Hume, rappelle la spécialiste. A l’époque, il était largement perçu comme une importation chinoise – notamment pour la porcelaine, la soie ou le thé – dont les Européens étaient les principaux consommateurs ». Une roue qui ne cesse de tourner.
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Author : Tatiana Serova
Publish date : 2025-10-24 09:30:00
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