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Christian Dustmann : « L’Europe peine à penser immigration et intégration sur le long terme »

Christian Dustmann : « L’Europe peine à penser immigration et intégration sur le long terme »

De nouveaux chiffres pour mieux comprendre l’évolution de l’immigration en France. Dans une étude publiée mardi 7 octobre, l’Insee dresse un tableau des étrangers et des immigrés dans l’Hexagone. En 2024, la population étrangère en France (c’est-à-dire les individus vivant sur le territoire sans avoir la nationalité française) s’élève à 6 millions de personnes, soit 8,8 % de la population totale (contre 6,5 % en 1975).

L’enquête, qui repose notamment sur des données de l’Agence européenne Eurostat, permet de tirer plusieurs enseignements. D’abord, que la proportion d’étrangers en France (8,8 %) est inférieure à la moyenne européenne (9,6 %) mais aussi à celle de l’Italie (8,9 %), de l’Espagne (13,4 %) ou de l’Allemagne (14,5 %). L’Hexagone compte aussi moins d’étrangers extra-européens (2,3 %), contre 2,4 % en Italie, 5,3 % en Allemagne, ou encore 8,4 % en Belgique. « Les nationalités des personnes étrangères vivant en France se sont diversifiées au fil du temps », observe l’Insee. En 2024, 46 % venaient d’Afrique, 35 % d’un pays d’Europe et 13 % d’un pays d’Asie. Une distinction s’impose dans ce décompte. Parmi les 6 millions d’étrangers, tous ne sont pas immigrés. Près de 900 000 personnes sont nées en France sans avoir acquis la nationalité française. Cinq autres millions de personnes sont nées à l’étranger et venues s’installer en France.

Pour éclairer ces changements, L’Express a interrogé Christian Dustmann. Le professeur d’économie à l’University College de Londres (UCL), directeur de RF Berlin (la Rockwool Foundation Berlin Institute for the Economy and the Future of Work) travaille depuis des années sur les phénomènes de migration sur le territoire européen. Il s’intéresse notamment à leurs impacts sur le marché du travail et aux questions d’intégration. Selon lui, la France et l’Allemagne, notamment, souffrent d’un manque d’anticipation de leurs politiques d’immigration. Sur un continent vieillissant, confronté à un changement démographique, les Européens devraient réfléchir à ces mouvements de population sur le long terme. Entretien.

L’Express : Comment analysez-vous les mouvements d’immigration vers l’Europe de ces dernières années ?

Christian Dustmann : Les mouvements migratoires les plus importants de ces dernières décennies peuvent être divisés en deux : des travailleurs migrants – souvent intra-européens – et des réfugiés, particulièrement depuis la guerre civile syrienne. A l’époque, la Suède et l’Allemagne ont été les deux pays ayant adopté les politiques les plus accueillantes. Depuis, le vent a tourné. Les partis au pouvoir ont désormais une position politique anti-immigration beaucoup plus ferme, tout comme le Danemark et, dans une certaine mesure, l’Allemagne.

Qu’est-ce qui explique ce basculement ?

L’immigration est une problématique difficile pour les responsables politiques. Ils doivent concilier des injonctions parfois contradictoires : les besoins de l’industrie et de l’économie en général pour pourvoir aux emplois refusés par les nationaux. En parallèle, ils doivent prendre en compte l’inquiétude de la population majoritaire – que leurs emplois soient pourvus par d’autres. Dans les pays confrontés à une évolution démographique et à une pénurie de compétences, l’immigration est essentielle pour l’industrie et l’économie. D’un autre côté, elle suscite également des angoisses au sein de la population majoritaire. Pour les responsables politiques, il est donc crucial de trouver un équilibre entre, d’une part, le besoin de travailleurs qualifiés étrangers et, d’autre part, l’inquiétude générale. Le nombre d’immigrants qu’un pays peut accueillir ou absorber dépend de cet équilibre. Dans le cas où l’immigration augmente de manière brusque et importante, cette angoisse peut être mal vécue, et on risque d’assister à une radicalisation et une polarisation de l’opinion politique. Cela conduit les partis dotés d’un programme anti-immigration fort à gagner en influence.

Un autre paramètre entre aussi souvent en compte : l’origine des personnes immigrées. Par exemple, 30 % de la population suisse est née dans un autre pays – sans que cela ne soulève de question. Pourquoi ? La réponse est assez simple : la majorité de ces immigrés vient des pays frontaliers. Une part est née en Allemagne, une autre en Italie, une autre en France. Ils ne se distinguent donc pas beaucoup de la population majoritaire et s’y fondent très facilement, ce qui permet au pays d’absorber une part plus élevée d’immigrants.

L’étude de l’Insee montre d’ailleurs que, ces dernières années, les nationalités des personnes étrangères se sont diversifiées au fil du temps. En 2024, près de la moitié des étrangers en France ont la nationalité d’un pays africain, et un tiers de pays européens. Comment l’expliquez-vous ?

C’est un mouvement que l’on retrouve aussi outre-Manche. L’immigration vers la France et vers le Royaume-Uni est différente. Elle n’est pas le fruit d’un déplacement frontalier, mais l’une des conséquences de la fin de leurs deux empires coloniaux. Les deux pays ont un rapport différent avec leurs immigrés. En matière de représentation politique, le Royaume-Uni est bien plus performant – notamment concernant les minorités indiennes, pakistanaises, ou bangladaises. La cheffe de l’opposition conservatrice au Royaume-Uni, Kemi Badenoch, est d’origine nigériane. Les parents de l’ancien Premier ministre, Rishi Sunak, sont nés en Inde. Le ministre de la Santé britannique des années Covid est d’origine pakistanaise. Si l’on considère la Chambre des Lords, ou même la Chambre des communes, on constate une proportion très élevée de personnes issues de l’immigration. Tout cela tend à montrer que ces minorités sont bien mieux intégrées dans la société britannique qu’en France ou même en Allemagne.

Londres a su être plus sélective dans son immigration. La plupart des immigrants venus d’Inde étaient par exemple très instruits. Si l’on examine les données concernant le Royaume-Uni, le nombre moyen de scolarisation des populations immigrées est, depuis les années 1970, systématiquement supérieur à celui des personnes blanches nées au Royaume-Uni. En Allemagne, à la même époque, les populations immigrées étaient plutôt peu qualifiées et peu instruites. Il en va de même en France, où les vagues d’immigration successives des Trente Glorieuses ont été toutes dirigées dans les immeubles – les « Grands Ensembles »- de banlieue. La réflexion autour de l’intégration sur le long terme n’est pas allée beaucoup plus loin. Cela cause aujourd’hui chez vous des tensions sociales.

Vos recherches montrent que le premier facteur d’intégration passe d’abord par le travail. Comment l’expliquez-vous ?

Si l’on remonte aux années 1950 ou 60, une énorme demande de travailleurs non-qualifiés dans différents pays d’Europe a attiré des immigrants de diverses origines. Comme je le disais plus tôt, le Royaume-Uni et la France ont majoritairement attiré des immigrants de leurs anciennes colonies. L’Allemagne, davantage des personnes originaires du sud de l’Europe d’abord, puis de la Turquie ensuite. Durant cette période, des erreurs ont été commises. Dans la majorité de ces pays, l’Etat s’est comporté comme si ces immigrants ne resteraient que temporairement. C’est une leçon que les Européens confrontés à un changement démographique doivent prendre en compte. Une immigration de travail peut répondre – mais en partie seulement – au vieillissement de la population. Mais cela ne fonctionnera que s’ils mettent en place des opportunités pour encourager l’intégration.

Comment cela se traduit-il, selon vous ?

L’apprentissage de la langue est évidemment déterminant. Mais il faut aussi prendre en compte le volet social, et les opportunités éducatives dont peuvent bénéficier ces immigrants dans la durée. Autrement dit, si nous choisissons d’abord l’évolution démographique actuelle par le biais de la migration, nous devons penser non seulement aux arrivants, mais aussi à l’avenir des immigrés de la deuxième et troisième générations. Il faut penser sur le long terme pour permettre aux immigrants mais aussi à leurs enfants, de s’intégrer à terme dans les sociétés allemandes, françaises, anglaises, et européennes en général.

À titre d’exemple, le marché du travail allemand est très exigeant en matière de certification. De nombreuses personnes pouvant apporter leurs compétences ne peuvent pas le faire, car la lourdeur administrative les en empêche. Il y a donc une perte d’efficacité, pour les immigrants et les employeurs. A l’inverse, le marché du travail britannique, plus facile d’accès, est donc très attractif pour les immigrants. Une intégration réussie repose donc sur plusieurs micro-niveaux. Les communautés d’accueil, en particulier les employeurs, doivent être motivées à accueillir les migrants. La lourdeur administrative et les réglementations peuvent rendre très difficile l’accès à certains emplois pour les immigrants. Et puis, bien sûr, il y a la responsabilité de l’Etat de fournir une éducation et en particulier une formation linguistique, car sans la langue, la communication est très difficile et les types d’emplois que vous pouvez réellement obtenir sont bien inférieurs au type d’emplois que vous obtiendriez si vous parliez la langue française, la langue allemande ou la langue anglaise. Une intégration réussie se réfléchit et se planifie.

Cela n’a pourtant pas empêché 110 000 personnes de participer à un rassemblement anti-immigration à Londres, en septembre, à l’appel du militant d’extrême droite Tommy Robinson. N’êtes-vous pas trop clément avec le modèle britannique ?

Vous avez raison, mais il faut être très prudent. Ce que nous avons observé au Royaume-Uni en 2022 et 2023 – et dans une certaine mesure en 2024 – est un flux migratoire très important. En 2023, nous avons constaté une migration nette – c’est-à-dire la différence entre les personnes entrant au Royaume-Uni et celles qui en sortent – d’environ 800 000 personnes. C’est un chiffre très important pour un petit pays comme le Royaume-Uni. Mais le débat porte en réalité sur un nombre beaucoup plus petit d’immigrés. Il se concentre sur les 35 000 personnes venant au Royaume-Uni depuis la France, sur des embarcations de fortune traversant la Manche. Et comme l’immigration est toujours un domaine prisé par des partis populistes d’extrême droite – ou ici, en l’occurrence, des personnalités comme Tommy Robinson -, ces derniers dominent le débat. Mais en le monopolisant, ils n’occupent le sujet que sur le versant de l’illégalité. Tout le reste de la réflexion politique sur la migration – intégration, mouvement de population, immigration de travail – est finalement peu abordé dans l’arène publique. Cela se passe aussi en Allemagne : l’immigration est le thème favori de l’AfD, un parti avec un seul problème et un seul sujet. Sans lui, leur programme politique serait extrêmement pauvre.



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Author : Alexandra Saviana

Publish date : 2025-10-24 14:00:00

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