Ce n’est pas Patrick Modiano ou Jean-Marie Gustave Le Clézio que viennent saluer cet après-midi-là Antoine Gallimard, le président de la célèbre maison d’édition française, et sa fille Charlotte, qui dirige les éditions Casterman. Le PDG du groupe Madrigall, passionné de mer et de voile, discute de bateaux avec une de ses jeunes auteures, la plus jeune navigatrice à avoir bouclé le Vendée Globe, célèbre course en solitaire autour du monde sans escale ni assistance.
Violette Dorange fait un passage éclair dans l’hôtel particulier de la rue Gaston-Gallimard, à Paris, pour faire la promotion de son carnet de bord Mon premier Vendée Globe, écrit avec la collaboration de Patrica Jolly, reporter au journal Le Monde. Ce dimanche 26 octobre, elle prendra le départ de la Transat Café L’Or avec la skippeuse britannique Samantha Davies, à bord de l’Imoca Initiatives-Coeur. Son journal intime passionnera ses admirateurs, qui l’ont souvent découverte sur les réseaux sociaux. Mais il touchera aussi tous les amateurs de récits de vie. C’est l’histoire d’une jeune femme déterminée qui rêvait d’une vie d’aventures. Et qui a tout mis en œuvre, avec l’aide de sa famille, pour vivre ce rêve éveillé. En embarquant avec elle, les clichés sur la génération Z tombent les uns après les autres.
L’Express : Pourquoi avez-vous éprouvé le besoin de tenir un journal intime durant le Vendée Globe ?
Violette Dorange : Depuis toute petite, je tiens un journal intime. Pas tous les jours, mais le plus souvent possible. C’est donc un exercice naturel pour moi, comme une hygiène quotidienne. Durant le Vendée Globe, cela s’est imposé à moi comme une routine nécessaire. Je savais que j’avais ce rituel à accomplir. Lorsqu’on passe quatre-vingt-dix jours en mer, les souvenirs s’effacent vite. Je craignais qu’ils s’évaporent. Je voulais en conserver une trace. J’ai une mémoire visuelle : l’écriture et les dessins me permettaient de la fixer. Le temps s’écoule lentement en mer. On perd ses repères spatiotemporels. Quand je notais « Jour 63 » dans mon carnet, je savais où j’en étais.
Un dessin de Violette Dorange réalisé durant son Vendée Globe.
Vous ne cachez rien de vos angoisses et de vos joies. Ce journal ne faisait-il pas office de confident ?
J’étais seule à bord, mais je communiquais régulièrement avec l’organisation de la course et mes proches. Mais c’est vrai que ce journal faisait office de petite maison. Je m’y réfugiais chaque jour.
Avez-vous beaucoup lu de littérature maritime ?
Assez peu car je ne voulais pas me faire trop d’idées avant de prendre la mer. J’ai beaucoup aimé La longue route de Bernard Moitessier, qui est le récit de son tour du monde en solitaire de 1968. Au lieu de remonter vers l’Europe et de terminer en vainqueur la Golden Globe, il a continué vers les îles du Pacifique. Il disait qu’il était mieux en mer. J’ai beaucoup pensé à ses écrits lorsqu’il y a quelques années je faisais une course en solitaire sur mon 6.50. J’avais 7 à 8 jours de traversée et j’en bavais. Ses mots m’ont mis du baume au cœur.
C’est une tentation chez les marins de poursuivre sa route et de ne pas regagner la terre ferme ?
Je ne l’ai pas encore éprouvée ! Peut-être suis-je trop jeune pour cela. Même si le large me manque lorsque je reste un peu longtemps à terre. En course, je n’ai qu’une hâte : retrouver mes proches.
Pour le Vendée Globe, vous vous étiez concocté un programme de lecture. Comment avez-vous choisi les livres que vous avez téléchargés ?
Lorsque j’ai pris le départ du Vendée Globe, l’adaptation du Comte de Monte-Cristo sortait au cinéma. J’ai eu envie de lire le roman d’Alexandre Dumas, qui avait un autre avantage à mes yeux : il était long ! J’ai pris beaucoup de plaisir à le lire même si je me suis un peu perdue dans ses digressions. L’autre lecture marquante de ce tour du monde a été Orgueil et Préjugés de Jane Austen, qui est écrit d’une drôle de façon ! J’avais également téléchargé le premier tome de la série Harry Potter, D’après une histoire vraie de Delphine de Vigan et, dans un registre très différent Éduquer son chiot !
Les marins ont la réputation d’être taiseux. Ils ne partagent pas beaucoup leurs impressions de voyage. Vous, vous aimez raconter ! D’où vous vient ce goût du récit ?
Depuis que je fais de la course, j’aime partager mes aventures. J’aime créer des contenus sur YouTube ou les réseaux sociaux. Je raconte les choses comme je les vis. Ce qui m’importe, c’est d’être la plus authentique possible.
Les réseaux sociaux ont beaucoup contribué à votre célébrité. 630 000 personnes vous suivent sur Instagram. Pourtant, cet été, vous avez annoncé que vous vous déconnectiez. Pourquoi ?
Après le Vendée Globe, j’ai été très sollicitée. Je me suis épuisée dans ce tourbillon. Je m’éloignais de mon projet sportif. Je ne suis pas accro aux réseaux sociaux. Je m’en sers surtout pour communiquer. Avant de prendre le départ de la course, j’avais décidé de vivre mon aventure quasiment coupée d’Internet, mais aussi des films et des séries. Je voulais profiter à fond du privilège qui m’était donné de pouvoir vivre dans ma bulle durant trois mois.
« Suis-je capable de vivre trois mois seule face à moi-même ? », vous demandiez-vous avant le départ du Vendée Globe. Verdict ?
Je suis entrée très tôt dans le monde de la voile : je n’ai jamais douté de ma capacité à naviguer autour du globe. Dans mon esprit, l’âge n’est pas un obstacle. Quand on est seule au large, on doit être concentrée au maximum pour faire avancer le bateau. Mais ces trois mois m’ont permis de voir plus clair dans mes rêves et mon avenir. On mesure aussi le prix inestimable de nos proches.
« Mon premier Vendée Globe » de Violette Dorange.
« Tout est question de confiance, écrivez-vous : celle qu’on nous insuffle et celle qu’on nous consent et de l’immense motivation qu’elle génère. » D’où vient la vôtre
Mes parents m’ont insufflé une grande partie de cette confiance. Ils m’ont toujours aidée et surtout ils n’ont jamais été des freins. Mes premiers sponsors m’ont également encouragé à persévérer dans la voie que j’avais choisie. Lorsque Jean Le Cam m’a cédé son bateau, alors que d’autres navigateurs étaient intéressés, cela a été un grand moment pour moi. Tous ceux qui m’ont laissé la barre un jour ou l’autre ont été des sources de confiance pour moi. Je pourrais aussi citer mon manager Laurent.
Que représente Jean Le Cam à vos yeux ?
C’est le vrai marin, taiseux, dans son univers. Il a une façon d’être assez simple. Il bricole sur son bateau. Il a un côté très rigolo.
Vous aviez 19 ans lorsque le 14 février 2021, vous avez annoncé votre intention de prendre le départ du Vendée Globe, en novembre 2024. Ce qui fait de vous la plus jeune concurrente de l’histoire de cette course. Avez-vous le sentiment d’avoir ringardisé le mythe du « vieux loup de mer » ?
Jean Le Cam dit que « Le Vendée Globe, c’est l’inconnu, même pour ceux qui l’ont fait plusieurs fois. Alors, finalement, on est tous sur un pied d’égalité ».
Sur le ponton de départ, la navigatrice Catherine Chabaud vous a prodigué un conseil. Lequel ?
C’est la première femme à avoir bouclé une Vendée Globe en course en 1997. Elle m’a dit : « Pars libre et légère, ne te charge pas de nos émotions. » Cette phrase ne m’a jamais quittée.
Comment est née votre vocation de navigatrice ?
Il n’y avait pas de navigateurs dans ma famille. Je suis née à Rochefort-sur-Mer, en Charente-Maritime, et j’ai grandi dans un petit village à la campagne, mais à trois quarts d’heure de La Rochelle, Pont-l’Abbé-d’Arnoult. Mes parents, vétérinaires, s’y sont installés dans les années 90. A l’école vétérinaire de Maisons-Alfort, mon père s’était pris de passion pour la voile. L’un de ses copains de promo, Jean-Pierre Dick, a fait quatre Vendée Globe par la suite et je l’ai beaucoup entendu parler de ses courses. Nous sommes allés l’aider avec mon père lors d’un départ. Ma mère, elle, n’a pas le pied marin.
Lorsque nous étions enfants, mes parents m’ont inscrite avec ma sœur Rose et mon frère Charles au club de la société des régates rochelaises. Nous y allions deux fois par semaine. Rose et Charles faisaient du catamaran. Moi, j’étais trop jeune pour manœuvrer ce multicoque à deux flotteurs et on m’a mise sur un Optimist. Ces débuts en solo ne m’ont pas du tout plu. J’avais envie d’arrêter mais je n’osais rien dire de peur de décevoir toute ma famille. Quand je me suis décidée à leur dire, ils m’ont dit que ma licence était payée et qu’il était préférable de terminer l’année. Les entraîneurs disaient que j’avais les moyens de bien m’en sortir. Les premiers bons résultats que j’ai obtenus m’ont encouragée à persister.
C’est sur un Optimist, « une coque de noix », que vous avez vécu vos premiers grands frissons maritimes, en traversant la Manche à l’âge de 15 ans !
Ce sont des projets de traversées que nous avions échafaudées avec mon père. Très tôt, j’ai eu une envie de large. En mai 2016, je me suis en effet élancée dans le détroit du Pas-de-Calais, l’un des plus fréquentés au monde. Depuis 1999, la traversée dans le sens France – Grande-Bretagne était interdite. Mais mon père a obtenu les autorisations nécessaires. Il m’a suivi sur un voilier. Je suis partie de l’île de Wight de nuit, munie d’une balise GPS, d’une VHF et d’une lampe torche pour éclairer la vague de devant. Pour la première fois, j’ai vécu le large et sa longue houle. J’ai croisé des cargos, qui ressemblaient à des barres d’immeubles posées sur l’eau, et des dauphins. J’ai parfois enfourné et beaucoup écopé mais je n’ai rien lâché et, surtout, je me suis vraiment senti vivre.
Vous êtes d’un tempérament optimiste. Il semblait naturel que vous débutiez sur un Optimist !
J’ai tellement de chance de vivre cette vie d’aventures que je n’ai pas le droit de me plaindre. J’ai navigué sur un bateau de rêve. Bien sûr, il y a eu des moments difficiles où je pensais être au bout de ma vie. Mais je n’ai jamais lâché. J’avançais petit à petit, pas à pas, une marche après l’autre. Ou plutôt une vague après l’autre ! J’évitais de me projeter trop loin. Ça ne sert à rien de trop anticiper. Surtout rester concentrée sur l’instant et aborder toutes les galères comme une guerrière !
En quoi la sophrologue qui vous suit depuis l’enfance vous a-t-elle aidée ?
Ma sœur Rose, qui faisait du catamaran, perdait souvent ses moyens dans les régates. Mon père a présenté la sophrologue Muriel Picamoles à nos entraîneurs du club de voile de La Rochelle. Muriel est une ancienne danseuse classique devenue coach sportive. Je me suis tout de suite sentie à l’aise avec elle. C’est une femme solaire, plein d’empathie. Elle m’a inculqué les bases de la préparation mentale. Cela a commencé par des exercices de respiration puis de visualisation. Ensuite, nous avons vu ensemble comment trouver des solutions aux galères. Muriel m’a beaucoup aidé durant la préparation du Vendée Globe pour gérer le stress du départ et celle de la traversée.
Dimanche 26 octobre, vous prenez le départ de la Transat Café L’Or avec votre glorieuse aînée, Samantha Davies, sur votre monocoque à foils Initiatives-Cœur. Que recherchez-vous dans la navigation en tandem ?
Après sept années d’Optimist, j’ai eu envie de pousser plus loin. J’ai été admise en classe de seconde en section sport-études et au Pôle France Voile de La Rochelle sur un 420, un dériveur à deux équipières de 4,20 mètres. Je faisais équipe avec une Vendéenne des Sables-d’Olonne, Camille Orion. Nous avons participé à plusieurs compétitions de haut niveau ensemble. Naviguer en double exige une synchronisation et une communication impeccables. Ce n’est pas toujours simple à l’adolescence car nos émotions sont intenses. Avec Samantha Davies, c’est autre chose. Nous ne sommes pas au même moment de notre carrière. Lorsque j’étais enfant, je lui ai fait dédicacer un t-shirt. Elle était déjà au sommet. C’est une des navigatrices qui m’ont donné envie de faire de la voile et c’est une opportunité et une chance inouïes de pouvoir partager cette aventure avec elle. J’ai beaucoup à apprendre d’elle. On a passé beaucoup de temps ensemble cette année, en mer et sur terre, et nous sommes très complices. On avait envie d’une longue course ensemble.
Les marins du XXIe siècle s’appuient sur de nombreuses technologies. Dans quelles mesures ces dernières réduisent-elles la part d’incertitude ?
Les nouvelles technologies permettent d’anticiper davantage la météo. Mais elles ne font pas disparaître l’incertitude. Il y a toujours un moment où le marin doit se fier à son instinct pour prendre une décision. Et puis, vous n’êtes jamais à l’abri d’une collision. Comme me l’a appris Mino, qui m’a enseigné la météorologie, « le jeu du Vendée Globe est de garder intact le potentiel du bateau le plus longtemps possible. »
Dans un monde comme le nôtre, bouleversé par les changements géopolitiques et climatiques, la gestion des risques redevient une préoccupation majeure, notamment chez les décideurs. Vous êtes beaucoup sollicitée pour répondre à cette question : « Comment garder le cap dans la tempête ? ». Que répondez-vous ?
Je suis une navigatrice et mon savoir ne va pas plus loin que mon expérience. En mer, on est sans cesse confronté au risque. Il fait partie de notre quotidien. Lorsque j’ai franchi le point Némo, entre la Nouvelle-Zélande et le Cap Horn, dans les eaux réfrigérées du Pacifique Sud, je n’en menais pas large. Cet endroit, c’est le summum de l’isolement sur notre planète. La terre émergée la plus proche, l’île Ducie, est située à près de 3 000 kilomètres ! Il faudrait une bonne semaine pour venir vous secourir en cas de problème… Dans ce coin, il y a de gros glaçons qui se baladent. Certains mesurent trois cents mètres de long. J’ai appris par un autre concurrent que j’étais passée à vingt milles de l’un d’eux !
En course, vous pouviez visualiser les choix tactiques de vos concurrents. Et, à vous lire, on devine que la tentation était grande de « suivre le mouvement ». Pourtant, à certains moments, vous avez su prendre des options différentes des autres. Qu’est-ce qui vous a poussé à le faire ?
Préserver mon bateau, avant tout ! Une grosse dépression s’annonçait à l’approche du Cap Horn, le point le plus au sud de la terre avant l’Antarctique. J’ai pris la décision de m’arrêter. Deux autres concurrents ont fait de même.
Dans votre livre, on découvre également une véritable cheffe d’entreprise. Vous racontez comment, à l’âge de 13 ans, vous avez financé votre premier championnat du monde d’Optimist…
Le championnat du monde avait lieu à San Isidro, en Argentine. Pour aider à payer le voyage et le séjour, j’ai lancé un financement participatif avec contrepartie. Mon père et moi avons trouvé une fonderie pour reproduire en argent et en bronze un petit coquillage déniché sur la plage. J’en ai fait des bracelets en y ajoutant une épissure faite maison dans du Dyneema, un cordage très solide. J’ai réuni 1 000 euros !
Et pour pouvoir participer au Vendée Globe dix ans plus tard, il vous a fallu convaincre des sponsors… Pourquoi, selon vous, certains ont choisi de vous suivre ?
Je suis déterminée. Toute mon équipe y a mis beaucoup d’énergie. Nous avons beaucoup travaillé la stratégie de marketing et la communication. Il a fallu convaincre les entreprises que mon aventure avait un sens.
Que diriez-vous à un jeune qui rêve aujourd’hui d’une grande aventure, qu’elle soit sportive, éducative ou entrepreneuriale ?
Si vous avez des rêves, allez-y ! Mais je dirais aussi aux adultes : « Faites plus confiance à la jeunesse ! Accompagnez-la ! »
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Author : Sébastien Le Fol
Publish date : 2025-10-25 10:00:00
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