Prenez le premier passant dans la rue et demandez-lui ce que lui évoque le mot « évolution ». Il y a fort à parier qu’il vous parle de Charles Darwin, de sélection naturelle, et de L’Origine des espèces (1859). Bref, de biologie. Pourtant, la portée de la théorie de l’évolution dépasse largement le cadre de cette seule discipline, et renferme un potentiel insoupçonné.
C’est en tout cas la thèse stimulante défendue par le biologiste canadien Mark Vellend dans Everything Evolves. Why Evolution Explains More than We Think, from Proteins to Politics (Princeton University Press), qui vient de paraître en anglais. Pour ce professeur à la Faculté des sciences de l’Université de Sherbrooke, l’évolution peut par exemple expliquer comment, en l’espace de quelques décennies, nous sommes passés du combiné filaire aux smartphones dopés à l’intelligence artificielle. Une « théorie évolutionnaire unifiée », affirme-t-il, qui « permettrait de comprendre comment les sociétés humaines en sont venues à concevoir des choses aussi diverses que la langue anglaise, les rôles de genre, les banques centrales, la démocratie ou les iPhone ». Entretien.
L’Express : Vous expliquez que ce livre trouve ses racines dans la volonté de rompre avec la focalisation, lorsque l’on parle d’évolution, autour de la figure de Charles Darwin et du darwinisme. Cela peut paraître étonnant, venant d’un biologiste…
Mark Vellend : Bien sûr, et l’idée n’est absolument pas de critiquer ou de nier l’importance fondamentale de Darwin et de son œuvre. Mais ce que j’appelle la « distraction darwinienne » nous fait passer à côté de tout ce que le raisonnement évolutif peut nous apporter dans d’autres domaines que la biologie.
On peut identifier des processus évolutifs dans l’économie, l’histoire, la sociologie…
Cette distraction s’explique d’abord par le fait que le nom de Darwin a souvent été, dans le domaine des sciences sociales, associé au « darwinisme social », c’est-à-dire l’idée selon laquelle la théorie de l’évolution pourrait justifier que les individus les plus puissants puissent dominer les autres. Aujourd’hui, on sait que c’est une interprétation absolument erronée de la pensée de Darwin. Malgré cela, cette confusion entretient une méfiance à l’égard de la théorie de l’évolution, ce qui est dommageable car une théorie généralisée de l’évolution apporterait beaucoup aux sciences sociales.
Ensuite, le deuxième volet, peut-être plus surprenant car il concerne les scientifiques eux-mêmes, c’est que l’immense succès du darwinisme biologique a conduit certains chercheurs, et le public en général, à penser le concept de l’évolution à travers l’unique prisme de la biologie. Aujourd’hui, beaucoup de personnes, lorsqu’on parle d’évolution, pensent en fait à ce qu’on appelle le néodarwinisme, qui est une version enrichie de la théorie originale, qui repose notamment sur la découverte de l’ADN comme un mécanisme d’héritage – un concept inconnu à l’époque de Darwin – et l’idée que les variations génétiques sont créées de manière totalement aléatoire.
Si on se limite à cette version néodarwinienne pour tenter d’expliquer des phénomènes culturels, alors le projet d’une théorie évolutionnaire unifiée est voué à l’échec. Au contraire, si on prend un peu de recul et qu’on considère des disciplines comme l’économie, l’histoire, la sociologie ou la biologie sur un pied d’égalité, alors on peut identifier des processus évolutifs dans tous ces domaines. Par exemple, le développement technologique suit un processus évolutif.
Donc l’évolution doit selon vous être comprise comme un cadre d’analyse générale ?
Oui, c’est pour cette raison que je préfère parler de « système évolutif » ou de « processus », qui repose sur trois grands principes. Le premier est la variation, concept qui désigne le fait que les entités – qu’il s’agisse d’un être vivant, d’un objet comme un téléphone, ou même d’une idée comme une recette de cuisine ou une institution politique – présentent toujours des caractéristiques qui leur sont propres et les différencient. Par exemple, chaque organisme vivant est unique, au même titre que chaque pays possède son propre corpus de lois. C’est cette variabilité, cette diversité, qui constitue le point de départ de tout système évolutif.
Vient ensuite le succès différentiel : pour toutes sortes de raisons, certaines variantes rencontrent plus de succès que d’autres. Un exemple très basique : une nouvelle version de téléphone portable qui serait plus performant et posséderait un appareil photo de meilleure qualité a toutes les chances de plaire davantage aux consommateurs, et sera donc plus largement adoptée.
Enfin, le troisième principe est l’héritabilité. Il faut, pour que le système évolutif soit complet, qu’il existe un mécanisme de transmission de ces caractéristiques avantageuses à la génération suivante. Dans la biologie, ce sont les gènes. Mais dans d’autres domaines, comme la technologie, la cuisine ou les institutions, les traits les plus efficaces ou appréciés sont eux aussi repris, modifiés, transmis au fil du temps. Ce sont ces trois éléments – variation, succès différentiel et héritabilité – qui définissent ensemble ce qu’est un système évolutif.
Et selon vous, ce système évolutif peut donc s’appliquer à des domaines très variés ?
Oui, ce que j’essaye de montrer dans le livre, c’est que ce cadre intellectuel permet de comprendre non seulement l’évolution biologique des espèces, mais aussi comment les sociétés humaines en sont venues à concevoir des choses aussi diverses que la langue anglaise, les rôles de genre, les banques centrales, la démocratie ou encore les iPhones.
L’iPhone n’est pas apparu de nulle part, d’un coup d’un seul, dans l’esprit génial de Steve Jobs…
La meilleure preuve, c’est que l’on reconnaissait le processus évolutif dans de nombreux autres domaines avant même que Darwin l’applique à la biologie. L’exemple du langage est à cet égard très éclairant. À l’époque de Darwin, l’idée selon laquelle toute forme de vie descendait d’un ou de plusieurs ancêtres communs était pour le moins controversée. Mais dans le domaine des langues, cette même idée d’évolution à partir d’une source commune était déjà établie ! On avait compris que la diversité des langues sur terre pouvait s’expliquer par des transformations progressives, traçables dans des arbres généalogiques, et l’idée que les langues évoluent au fil du temps était démontrée.
Même chose pour la technologie, qui offre un autre exemple très parlant. Au même titre que les espèces biologiques n’ont pas été créées de toutes pièces par une entité divine, des objets comme un voilier ou un téléphone n’ont pas surgi dans leurs formes actuelles par des éclairs de génie dans la tête d’un inventeur. Les inventions technologiques sont le fruit d’une longue histoire d’essais et d’erreurs, au cours de laquelle de nombreuses variantes sont apparues, ont connu des succès divers.
L’iPhone n’est pas apparu de nulle part, d’un coup d’un seul, dans l’esprit génial de Steve Jobs, ce sont des changements qui se sont faits par essais et ajustements successifs. En l’espace de quelques décennies, on est passé des combinés filaires aux téléphones tactiles. On a d’abord remplacé le cadran rotatif par des boutons-poussoirs car c’était plus pratique, puis, avec l’arrivée des technologies sans fil, les téléphones ont perdu leur cordon, on a ensuite ajouté des appareils photos, puis est arrivée la technologie tactile… et je pourrais multiplier à l’infini les exemples !
Vous expliquez que l’histoire de la théorie évolutive est, en soi, un excellent exemple de processus évolutif. Pourquoi ?
Absolument, parce que la science procède exactement selon le système évolutif que je viens d’évoquer avec vous. La variation (le fait que de nouvelles idées apparaissent constamment), la sélection (certaines idées sont validées et rencontrent un « succès », d’autres non) et l’héritage (chaque nouvelle génération hérite des idées qui ont le mieux fonctionné dans les générations précédentes). Dis plus simplement, les théories scientifiques naissent, se diffusent, se transforment et disparaissent selon des pressions de sélection intellectuelles, sociales, institutionnelles… C’est cela, une dynamique évolutive. Mais cette idée n’est absolument pas neuve ! Le philosophe, scientifique et historien britannique William Whewell, dans la première moitié du XIXe siècle, décrivait déjà la science comme un processus d’essais et d’erreurs, au cours duquel de nombreuses hypothèses étaient avancées, la plupart étant rejetées au profit de celles qui s’accordent le mieux avec les faits.
Pourquoi est-ce que le paradigme d’une théorie de l’évolution généralisée est primordial, à vos yeux, pour l’avenir des sociétés humaines ?
D’abord parce que je trouve qu’il y a une certaine forme de beauté dans l’idée selon laquelle un même processus fondamental puisse relier des champs aussi variés que la biologie, la culture, l’économie ou la technologie. Cela montre qu’il est possible de synthétiser notre savoir, de créer des ponts entre les disciplines, et je trouve que c’est intellectuellement très stimulant.
Ensuite, parce que c’est une perspective qui nous invite tous à une certaine humilité face à nos capacités, qu’elles soient intellectuelles ou techniques. Reprenons l’exemple de l’iPhone : si je vous demandais d’en construire un à partir de rien, vous en seriez tout à fait incapable. Et c’est absolument normal, car en réalité, personne ne pourrait le faire seul. C’est un cadre intellectuel qui permet de penser de manière très concrète l’idée selon laquelle ce genre d’accomplissement technologique requiert une immense diversité de compétences, de personnes, et est le résultat d’un processus graduel, collectif et évolutif qui s’inscrit dans un temps très long. Dans la littérature scientifique, il y a une expression assez parlante pour cela : le « cerveau collectif ». C’est une sorte de rappel d’à quel point nous dépendons les uns des autres, et à quel point chaque avancée, qu’elle soit technologique, économique, politique, sociétale, institutionnelle, s’appuie sur une histoire dense d’idées et d’innovations.
Enfin, il y a aussi des raisons très concrètes de s’intéresser à cette théorie de l’évolution généralisée. Par exemple, si l’on étudie nos cultures où nos espèces domestiquées avec ce regard, on peut éventuellement en tirer des leçons utiles pour comprendre d’autres systèmes évolutifs, comme l’intelligence artificielle. Inversement, lorsqu’on développe des algorithmes ou des approches inspirées de l’évolution dirigée, il est pertinent d’observer comment l’évolution se déroule dans le vivant, sans intervention humaine.
La lecture de votre livre invite effectivement à l’humilité, mais n’y a-t-il pas un risque de tomber dans une forme de déterminisme ou de fatalisme ? Si les décisions conscientes d’un individu ne sont qu’un élément parmi d’autres du destin des sociétés, ou même de nos vies individuelles, alors à quoi bon s’engager en politique, être un bon citoyen, s’améliorer en tant que personne ?
Non, je dirais même que c’est tout le contraire. Dans le domaine culturel, à l’étape du succès différentiel – c’est-à-dire quand certaines idées, pratiques ou institutions se différencient les unes des autres -, ce sont les humains eux-mêmes qui décident de ce qui a du succès ou non. Ce sont nos choix, en tant qu’individus ou collectifs, qui orientent le cours des choses. Bien sûr, parfois une loi est adoptée, et on peut se sentir en désaccord, voire impuissant face aux décisions prises. Mais cela ne signifie pas du tout qu’un individu n’a aucun pouvoir, car dans tous les moments du processus évolutif, on peut avoir une influence.
En revanche, vous avez raison, il faut reconnaître qu’il existe certaines dynamiques plus larges dans lesquelles notre marge d’action individuelle peut être limitée. Cela implique de renoncer à l’illusion du génie solitaire. Il est faux de penser qu’un jour, en partant de rien, Steve Jobs s’est dit, tout seul dans son garage : « Tiens, et si je construisais un smartphone ! » Pour en arriver là, il a fallu des dizaines d’étapes évolutions, d’innovations successives, et des milliers de contribution. Le développement du téléphone intelligent tel qu’on le connaît aujourd’hui est le fruit d’un long processus, graduel et collectif. Et chaque personne qui, à son échelle, a participé à ce long processus évolutif, a contribué à ce que cette technologie prenne la forme qu’elle a aujourd’hui.
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Author : Baptiste Gauthey
Publish date : 2025-10-25 14:00:00
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