L’Express

Anne Gombault : « Les arguments du manque de moyens du Louvre ne tiennent pas »

Anne Gombault : « Les arguments du manque de moyens du Louvre ne tiennent pas »


Une semaine après le cambriolage du Louvre, où quatre hommes ont dérobé huit joyaux de la Couronne de France, l’enquête, mobilisant une centaine de policiers, se poursuit et deux hommes, suspectés d’avoir fait partie du commando, ont été interpellés samedi 25 octobre. Reste que le casse spectaculaire stupéfie par sa facilité et met en lumière un grave défaut de surveillance.

Professeure de management stratégique, Anne Gombault dirige KEDGE Arts School, un institut de recherche et d’enseignement sur le management des arts, de la culture et des industries créatives, et poursuit depuis vingt ans ses travaux de recherche sur le plus grand musée du monde. Elle explique pourquoi le vol dans la galerie d’Apollon ne relève nullement de la fatalité. Mais d’une mauvaise gestion des risques de l’actuelle présidence du Louvre.

Des policiers français se tiennent à côté du monte-charge utilisé par des cambrioleurs pour pénétrer dans le musée du Louvre, sur le quai François Mitterrand, à Paris, le 19 octobre 2025

L’Express : Vous travaillez depuis près de trente ans sur la gestion du Louvre et vous affirmez que le cambriolage, survenu le 19 octobre, serait la conséquence prévisible de mauvais choix de gestion. Expliquez-nous.

Anne Gombault : Le vol est, avec l’incendie, le risque le plus ancien et le plus classique des musées. Quand elle survient dans le réel, la réalisation du risque de vol se transforme alors en crise. Le musée sait qu’une telle crise peut advenir, donc celle-ci ne peut pas être considérée comme un événement imprédictible mais bien au contraire comme le résultat d’un processus, précédé de signaux d’alerte. L’interaction de multiples facteurs et d’acteurs, permet de l’expliquer. La cause est à chercher dans le système organisationnel du Louvre. Le management des risques implique en effet une culture de la prévention, de la réponse et de l’apprentissage et non pas une simple réaction à la crise. Une organisation hautement fiable doit s’employer à réduire constamment le risque d’erreurs catastrophiques. Cela n’a pas été le cas. Ce vol n’avait rien de fatal ni d’inévitable. Les arguments de l’obsolescence ou du manque de moyens du Louvre ne tiennent pas.

C’est plutôt le pilotage stratégique du management des risques qui est défaillant. Or cela n’a pas été le cas dans les présidences précédentes, particulièrement celles de la création du « Grand Louvre » de Michel Laclotte puis de Pierre Rosenberg et celle de son expansion, ce que j’appelle le « Très Grand Louvre  » sous Henri Loyrette, avec l’ouverture du Louvre Lens et du Louvre Abu Dhabi. Tenu de main de maître pas des administrateurs comme Brigitte Joseph-Jeanneney ou Didier Selles, travaillant en binôme avec leurs présidents, le système organisationnel visait alors l’innovation, l’excellence et la performance du management public. Toutes les directions et départements, dont celles de la surveillance, de la muséographie et de la technique, étaient dirigées, et les équipes galvanisées, dans cet état d’esprit voulu dès l’origine du projet du Grand Louvre par François Mitterrand et qui a réussi à produire un Louvre magistral, salué mondialement et consacré par le Louvre Abu Dhabi.

Que savez-vous de la direction de la surveillance du Louvre ? A-t-elle failli ?

Cet accident jette injustement l’opprobre sur un métier mal connu, pourtant essentiel, et qui a été fortement modernisé. Les « gardiens » n’en sont plus depuis le Grand Louvre : ils sont devenus des agents d’accueil et de surveillance. C’est une direction opérationnelle majeure pour un musée, environ la moitié de ses effectifs. Les agents au moment du vol ont joué leur rôle en évacuant les visiteurs et en précipitant la fuite des voleurs qui ont perdu la couronne de l’Impératrice Eugénie et laissé des traces.

Ce n’est pas cette direction qui a failli, mais bien la stratégie du musée qui a négligé un plan efficient pour cette direction, au cœur des enjeux de sûreté des œuvres. Une grève du personnel le 16 juin dernier avait dénoncé les manquements du système de sécurité, combinés à un manque d’effectifs. Dans les années 2003-2009, la direction du Louvre avait obtenu une augmentation très significative des effectifs au motif du renforcement de la sécurité, comme elle avait lancé les premiers schémas directeurs sûreté et incendie. La stratégie et les priorités du musée étaient clairement affichées dans des contrats de performance signés entre le musée et le ministère de la Culture, couvrant notamment les questions de sûreté et de sécurité avec un suivi étroit du ministère. Mais depuis lors, les effectifs sont en baisse constante sans qu’aucun président, et pas plus l’actuelle, n’en ait fait un enjeu important.

Comme l’analyse le rapport de la Cour des comptes sur le musée du Louvre à paraître le 7 novembre, dont j’ai pu me procurer les conclusions, « la mise en œuvre opérationnelle des schémas (sûreté et incendie) sous forme de travaux, apparaît inégale et d’une façon générale très limitée ». Pour la Cour, les montants financiers engagés sont « de faible ampleur au regard des besoins estimés et du budget annuel de l’établissement » et en font « une variable d’ajustement budgétaire ». Ainsi, la Cour a estimé à moins de 27 millions d’euros les crédits qui ont été consacrés aux schémas incendie et sûreté entre 2018 et 2024, sous les présidences Martinez et Des Cars, contre un coût total estimé à 270 millions, soit moins de 10 %. Le schéma incendie lancé en 2004 n’est toujours pas achevé vingt ans après.

Les difficultés budgétaires ne peuvent être avancées, l’abondance des moyens du Louvre, notamment grâce aux ressources générées par le Louvre Abu Dhabi, étant soulignée par la Cour. Celle-ci, en revanche, critique l’absence de priorisation des travaux de sûreté et de lutte contre le risque incendie, « moins visibles qu’une rénovation muséographique ». Elle souligne ainsi le lancement de multiples chantiers dans le Louvre, pas moins nombreux sous l’actuelle présidente que sous son prédécesseur, aux coûts élevés et à l’utilité contestable, lorsqu’ils reviennent parfois sur des salles achevées récemment (département des arts de l’Islam, salles romaines…).

Diriez-vous que les œuvres du Louvre sont insuffisamment protégées ?

Je dirais que le Louvre ne s’est pas comporté comme une organisation hautement fiable, c’est-à-dire une organisation dans laquelle le risque est élevé mais qui limite et rend réversible les erreurs catastrophiques. Donc le Louvre aurait dû avoir identifié la vulnérabilité de la Galerie d’Apollon et de ses trésors, et plus largement avoir pris conscience de sa vulnérabilité générale par insuffisance de son schéma de sûreté. Comme l’a reconnu sa présidente Laurence des Cars pendant son audition au Sénat, l’organisation aurait dû, entre autres, détecter de l’extérieur l’intrusion si une caméra avait couvert le balcon de la galerie.

Imaginer les pires scénarios pour éviter qu’ils se produisent caractérise un bon management des risques. Les incidents, les menaces et les erreurs existent, le défi est d’éviter qu’ils ne grossissent et ne dégénèrent en catastrophe. Par exemple, la Cour des comptes indique que « du fait du report persistant du schéma directeur de modernisation des équipements de sûreté, l’équipement en caméras n’a été réalisé pour l’essentiel que dans le cadre des chantiers de réaménagement de salles ». Par conséquent, à peine plus d’un tiers des salles disposeraient aujourd’hui d’une caméra de surveillance.

Laurence des Cars a présenté sa démission, et celle-ci a été refusée, le président de la République l’encourageant à poursuivre son grand projet du Louvre Renaissance. Comment comprendre cette confiance renouvelée ?

Le président du Louvre est nommé par le président de la République en Conseil des ministres, sur proposition du ministre de la Culture – bien qu’officiellement ce soit la Direction Générale des Patrimoines et de l’Architecture qui contrôle les candidatures, mais en réalité le choix se fait à l’Élysée. Le Louvre est un établissement public placé sous tutelle du ministère de la Culture. Désavouer la présidente du Louvre, ce serait donc reconnaître un défaut de contrôle de la tutelle, le rôle défaillant du conseil d’administration, et mettre en cause la chaîne de gouvernance étatique jusqu’au président de la République, qui a choisi l’actuelle présidente et semble la soutenir envers et contre tout. C’est dans ce cadre que s’expliquent, à l’avenant, les déclarations de la ministre de la Culture. Souvent en France, ce ne sont pas les compétences stratégiques et managériales qui prévalent dans la nomination des dirigeants des institutions culturelles mais la proximité du pouvoir. C’est là une des faiblesses de notre gouvernance de la culture et une explication de la situation actuelle. Les conseils d’administrations des grands musées étrangers sont très attentifs à ces compétences et jouent un rôle de contrôle de leurs dirigeants.

En France, le contrôle le plus efficace du musée est joué par la Cour des comptes, juridiction indépendante. Certaines de ses conclusions mettent en cause les raisons profondes de la situation actuelle ayant permis le vol des bijoux de la couronne au Louvre, notamment l’absence de priorisation des besoins en matière de sûreté (et d’incendie). Ces conclusions sévères, émises pour la période 2018-2024, visent la gestion de l’actuelle présidente et de son prédécesseur. Le reste du rapport devrait comporter de nouvelles analyses sur le management du Louvre, sa stratégie entièrement fondée sur le projet « Nouvelle Renaissance », dont le processus d’élaboration reste opaque et dont les objectifs principaux peuvent être largement contestés. La poursuite du projet Nouvelle Renaissance est en effet annoncée comme un motif de maintien du mandat de la présidente, mais on peut se poser la question de savoir si ce projet, dont la pertinence a été fortement discutée, peut encore avoir lieu dans ce contexte. S’il était poursuivi, ce serait une fuite en avant.

Certains, y compris la Cour des comptes dans son rapport à paraître, se sont interrogés sur l’insuffisance des études préalables à ce projet et l’absence d’évaluation de ses conséquences qui vont être majeures sur le musée, sans compter un coût faramineux de l’ordre du milliard d’euros, soit trois fois les moyens annuels du ministère pour l’ensemble du patrimoine français. Les deux justifications du projet sont la surfréquentation du musée et notamment de la salle de la Joconde et le lancement de schémas de rénovation des installations techniques, de sûreté et de maîtrise des risques. Sur ce dernier point, la Cour des comptes a montré que les schémas existaient mais que ce qui pêchait était l’insuffisance des moyens qui leur étaient consacrés par le Louvre, pourtant dans une situation budgétaire florissante. Quant à la nouvelle entrée, on se demande pourquoi l’actuelle direction n’arrive pas à gérer la fréquentation pourtant souvent supérieure sous Henri Loyrette et Jean-Luc Martinez. Les problèmes de la surfréquentation sont liés aussi à l’inaccessibilité des salles, fermées en nombre chaque jour, en raison du manque d’effectifs. La nouvelle entrée, outre les travaux, nécessitera aussi des agents supplémentaires. Clairement, ce projet, surdimensionné, alors qu’il existe des alternatives moins coûteuses, pose encore la question de la gouvernance. L’importance du sujet et des sommes en jeu dans un contexte budgétaire très contraint auraient mérité un véritable débat et une transparence dont le Louvre n’a pas donné la preuve. Quant au ministère de la culture, il n’assure plus qu’une tutelle nominale sur le Louvre et un projet « présidentiel ».

Que pensent les autres grands musées dans le monde de ce cambriolage ?

Il y a encore dix ou quinze ans, le Louvre était à son acmé, considéré comme un modèle d’innovation, avec un rayonnement international de premier plan dont témoigne le succès, jamais réitéré, du Louvre Abu Dhabi. Ces dernières années, pour différentes raisons, dont le manque de vision stratégique de ses directions successives, sa réputation a perdu de l’ampleur même s’il reste cet historique et fantastique « plus grand musée du monde ».

Aujourd’hui les grands musées étrangers, notamment occidentaux, ne comprennent pas l’image d’amateurisme que le Louvre renvoie, ni la gouvernance de cette crise. La réputation du Louvre est dégradée par les conditions de ce vol. Du point de vue de ces musées, notamment anglo-saxons, animés d’une autre culture de gouvernance, et donc d’une autre lecture, la seule façon de la restaurer serait de repartir avec une nouvelle équipe de direction. On peut citer l’exemple récent d’Harwig Fischer, qui en 2023 a démissionné de la direction du British Museum après la découverte du vol par un employé de nombreuses pièces de ses collections conservées dans les réserves. Ce n’est pas, dans ce type de situation de crise, une question de personne mais de résilience organisationnelle. Mais puisque ce ne sera pas le cas au Louvre, il faut imaginer qu’il sera difficile désormais pour l’actuelle présidente du Louvre, de parler avec autorité à ses homologues ou avec ses partenaires comme les Emiriens ; pas simple non plus de solliciter des mécènes qui considéreront à juste titre que leur argent est mal utilisé et que le Louvre devrait avoir d’autres priorités que telle acquisition, telle rénovation de salle ou même telle soirée festive pour happy few.

Pour s’en sortir, reste à se concentrer sur l’apprentissage de la crise : au-delà de la demande du président de la République d’une accélération des mesures de sécurisation, il faut faire du sens de cette crise, absorber le choc sans le considérer comme traumatique, retrouver une conscience collective du risque, une interaction vigilante du groupe, une révision de la stratégie et des routines organisationnelles. On le savait depuis longtemps, le leadership et le management stratégique, la recherche de l’innovation et de la performance, sont des compétences clés pour diriger les musées, a fortiori le premier musée du monde. Il est urgent de les retrouver au Louvre.



Source link : https://www.lexpress.fr/culture/anne-gombault-desavouer-la-presidente-du-louvre-mettrait-en-cause-emmanuel-macron-I4BNENTEUZAWXL54QZPYNPF5PU/

Author : Emilie Lanez

Publish date : 2025-10-26 17:39:00

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Tags : L’Express