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Jean Birnbaum : « La radicalisation des hommes de plume n’annonce jamais rien de bon… »

Jean Birnbaum : « La radicalisation des hommes de plume n’annonce jamais rien de bon… »

La nuance est une position périlleuse… Surtout lorsqu’elle s’applique à son propre camp. Aux uns, on dira qu’ils font « le jeu de », aux autres, qu’ils sont des « traîtres ». C’est précisément parce qu’il estime que « l’on affaiblit toujours son combat lorsqu’on occulte les faits au prétexte de ne pas vouloir ‘faire le jeu’ de l’ennemi » que l’essayiste Jean Birnbaum, journaliste en charge du Monde des livres, s’est attelé à la difficile tâche de donner de la force à ceux qui refusent de « rallier telle ou telle meute et qui s’obstinent à nommer le réel dans sa complexité ». Avec La force d’être juste. Changer le monde sans refaire les mêmes erreurs (Flammarion)*, l’auteur du Courage de la nuance (Seuil) propose ainsi un voyage érudit parmi ces écrivains, militants, penseurs sur lesquels les foudres de leur propre famille politique se sont abattues pour avoir simplement nommé ses faillites et, parfois, ses crimes.

A L’Express, ce fin observateur de l’époque décrit un « raidissement », qu’il observe tant chez certains écrivains et intellectuels – « la radicalisation des hommes de plume n’annonce jamais rien de bon… » – que dans le monde politique. Jean Birnbaum décrit avec justesse un phénomène qui, bien que largement répandu, charrie quelques spécificités propres à sa famille politique (la gauche) qui, parce qu’elle met notamment le collectif au-dessus de tout, rend la perspective d’être exclu de ses rangs d’une grande violence. « Voilà pourquoi la menace de l’exclusion fonctionne si bien : quand les militants de LFI perturbent une prise de parole de François Ruffin en le traitant de ‘raciste’, quand ils scandent ‘Non, Ruffin n’est pas un camarade !’, ils lancent un avertissement à tous ceux qui seraient tentés de sortir du rang », dit-il. Entretien.

L’Express : Votre ouvrage s’intitule La force d’être juste. Pourquoi avez-vous jugé nécessaire d’écrire un livre à ce sujet aujourd’hui ?

Jean Birnbaum : Depuis la parution du Courage de la nuance (Seuil, 2021), j’ai le sentiment que la nuance est devenue une position périlleuse. Une connaissance m’a envoyé la photo d’un slogan tagué sur un mur de Paris. Il était écrit : « mort aux partisans de la nuance ». On peut trouver cela incongru. Reste qu’on sent monter l’hostilité contre ceux qui refusent de rallier telle ou telle meute et qui s’obstinent à nommer le réel dans sa complexité. Avec ce livre, je voudrais donc dire aux hommes et aux femmes qui ont ce courage : tenez bon, votre position n’est ni tiède ni naïve ; elle est non seulement plus digne mais plus juste, au sens où il ne saurait y avoir de justice sans justesse, ni d’efficacité dans la cécité. A ces justes qui sauvent l’honneur, je voudrais donner des forces. Pour cela, je propose un voyage en compagnie de figures qui ont dû affronter l’hostilité de leur propre famille politique pour avoir dénoncé ses mensonges et ses crimes : George Orwell durant la guerre d’Espagne ou encore l’écrivain antitotalitaire Victor Serge à son retour d’URSS. Eux avaient compris que l’on affaiblit toujours son combat lorsqu’on occulte les faits au prétexte de ne pas vouloir « faire le jeu » de l’ennemi.

En quoi faut-il de la « force » pour être juste ?

Refuser de décrire le monde en noir et blanc, c’est se mettre à dos les fanatiques de toutes les couleurs. Reste que, lorsque ces fanatiques donnent le la, chacun sent monter l’angoisse d’être isolé pour avoir dit la vérité. Dans un contexte où certains agitent les spectres de la « guerre culturelle » et de la « guerre civile », il existe un réflexe presque animal. Vous vous dites : « bon, ça n’est pas le moment de se brouiller avec ses amis… » Dès lors, vous choisissez un « ennemi principal », puis des alliés pour le frapper de concert, l’essentiel étant de désigner l’épouvantail qui soude la meute. Dans le cas de ma famille politique – la gauche – cet épouvantail s’appelle « fascisme ». Si j’affirme quelque chose qui pourrait diviser mon propre camp, je m’expose tout de suite aux « étiquettes infamantes », comme dit Orwell : je me vois qualifié de « traître » et même de « fasciste ».

Cela va très vite, de plus en plus vite, même. Il suffit de voir comment La France insoumise procède avec ses dissidents… Bien au-delà des partis, on assiste au retour de cette maxime qui fut celle des Procès de Moscou : qui doute trahit. Sur les réseaux sociaux, au sein des AG étudiantes ou dans les conférences de rédaction, cette maxime exerce sa puissance de censure et d’intimidation. Se soustraire à l’unanimisme exige de la force, oui. Au fond, c’est ce sursaut de l’âme qui m’intéresse. Dans les épreuves historiques comme dans la banalité d’une réunion entre collègues, cette force surgit souvent là où on ne l’attend pas.

En a-t-il toujours été ainsi ?

C’est cyclique. L’histoire est là pour nous rappeler qu’il y a quelques précédents… Mais on sent bien quand l’époque renoue avec l’esprit sectaire. A deux ans d’intervalle, j’ai écrit deux livres où j’essayais de creuser les points aveugles de la gauche vis-à-vis de la question religieuse. En 2016, quand est sorti Un silence religieux. La gauche face au djihadisme (Seuil), j’ai rencontré des désaccords parfois frontaux, mais il était encore possible de discuter. Deux ans plus tard, lorsque j’ai publié La religion des faibles. Ce que le djihadisme dit de nous (Seuil), le climat avait changé. Dans les mêmes cercles (culturels, syndicaux, catholiques…), parfois les mêmes salles, j’ai été confronté au soupçon, avec cette question sous-jacente : pour qui roulez-vous ?

Pour percevoir ce raidissement, mon métier me place d’ailleurs à un bon poste d’observation. Quand vous exercez la critique littéraire, vous mesurez l’état d’esprit des écrivains et des intellectuels. Or, depuis quelques années, nous constatons que beaucoup d’entre eux supportent de plus en plus mal la moindre critique de leur livre, même argumentée. Ils ont tendance à y voir une attaque personnelle, ou même une cabale visant à leur nuire (certains imaginent les scénarios les plus farfelus !) Quand on sait que les intellectuels ont souvent été à l’avant-garde du pire (dans l’Allemagne hitlérienne comme dans la Russie stalinienne), il faut prendre ce genre de signe au sérieux. La radicalisation des hommes de plume n’annonce jamais rien de bon…

Dans votre ouvrage, vous abordez une accusation récurrente à gauche, à savoir celle de « faire le jeu de l’extrême droite », et décrivez la peur qu’elle peut générer. Est-ce un phénomène intrinsèque à la gauche ?

Non, bien sûr. L’écrivain royaliste Georges Bernanos a été mis au ban de sa famille politique pour avoir dénoncé les crimes du franquisme pendant la guerre d’Espagne. Lui aussi a été accusé de donner un coup de main aux « rouges »… Ceci dit, il existe des spécificités propres à la gauche. D’abord, elle met le collectif au-dessus de tout. Pour une personne qui a été élevée dans cette culture politique, la perspective d’en être exclu est d’une violence particulière. Dans mon livre, je reviens sur l’effondrement qui fut celui d’Edgar Morin le jour où il a été banni du Parti communiste : perdre « la grande chaleur des camarades », c’était perdre sa raison d’exister. Voilà pourquoi la menace de l’exclusion fonctionne si bien : quand les militants de LFI perturbent une prise de parole de François Ruffin en le traitant de « raciste », quand ils scandent « Non, Ruffin n’est pas un camarade ! », ils lancent un avertissement à tous ceux qui seraient tentés de sortir du rang. Et hier comme aujourd’hui, ça marche.

Cette efficacité est liée à une autre singularité qui n’a pas d’équivalent à droite : la place centrale de l’imaginaire antifasciste. Depuis les années 1930, l’antifascisme a été à la fois un authentique combat politique et une arme d’épuration massive. Dans mon livre, je raconte une scène où le révolutionnaire Victor Serge, tout juste revenu des geôles staliniennes, se fait traiter de « fasciste » par des communistes français… simplement parce qu’il dénonce l’horreur des camps soviétiques. Aujourd’hui encore, combien de femmes et d’hommes taisent leurs divergences de peur de subir le même traitement ? Cela fait belle lurette que l’antifascisme est instrumentalisé pour clouer le bec des esprits critiques. Il n’y a pas d’équivalent à droite, notamment parce que le fascisme apparaît comme le Mal absolu, alors que le stalinisme continue à bénéficier d’une large indulgence. Comme dit Emmanuel Carrère, on a souvent accusé tel ou tel d’être un « anticommuniste obsessionnel », mais jamais personne d’être un « antifasciste obsessionnel »…

Vous écrivez aussi que la gauche n’a pas eu « son » Georges Bernanos…

Oui. C’est une chose qui m’a frappé en écrivant ce livre. La droite française peut s’enorgueillir d’avoir cette figure d’écrivain qui a sauvé l’honneur de sa famille politique en dénonçant publiquement les atrocités franquistes pendant la guerre d’Espagne. Au même moment, pour la gauche, on cite souvent le cas de la philosophe Simone Weil. Elle a effectivement décrit la manière dont ses camarades anarchistes exécutaient des prêtres, sur le front d’Aragon, avec « un bon sourire fraternel »… Mais il s’agit de textes jamais publiés de son vivant, notamment d’une magnifique lettre qu’elle a envoyée à… Bernanos. Quand on se réclame de la gauche, comme c’est mon cas, il faut savoir qu’on vient de là. Nous héritons de cette histoire, de ces non-dits, de ces tabous.

D’aucuns pourraient vous répondre que certaines sorties font effectivement « le jeu de l’extrême droite » en raison du moment choisi pour faire telle ou telle révélation. Pour être juste, faut-il choisir son moment ?

La question est importante, mais il ne faut pas qu’elle devienne un prétexte pour justifier l’aveuglement. Or cela s’est vu si souvent… En 1936, quand Victor Serge revient d’URSS, bien décidé à dénoncer la terreur stalinienne, ses camarades français lui font bien comprendre que ce n’est pas le moment… De même, dans les années 1960, quand la sociologue communiste Monique Gadant, qui a soutenu le combat du FLN, décide de nommer les crimes de « l’Algérie nouvelle », ses amis font valoir que c’est prématuré… Or, à mon sens, si vous tenez à votre idéal (quel qu’il soit), vous devez tout faire, à tout moment, pour l’arracher à la cécité et à la brutalité qui le déshonorent. Au fond, on pourrait énoncer le principe suivant : lorsque tout le monde se précipite pour vous dire « ça n’est pas le moment de dire ces vérités, tu ferais le jeu de X ou Y », alors, pour sûr, c’est pile le bon moment (rires) !

D’autant que, comme vous le soulignez, c’est aussi efficace…

J’en reviens à mon point initial : agir sans se mentir, lutter en toute lucidité n’est pas seulement juste moralement, mais efficace politiquement ! Le combat antifasciste est condamné à l’échec s’il tolère l’aveuglement et le mensonge. Un intellectuel comme Raymond Aron ne disait pas autre chose. Pour lui comme pour les héros de mon livre, la lucidité est la sœur de la liberté, le juste le frère du vrai. Résistant de la première heure, rédacteur en chef de La France libre, Aron disait, en substance : oui, c’est la guerre, oui nous devons vaincre, mais ce n’est pas parce que nous publions un journal de combat que nous devons nous abaisser aux bobards, à la propagande. Si bien que La France libre demeure une source précieuse, encore aujourd’hui, pour les historiens. Hélas, il faut bien le constater : ce qu’Aron a fait jadis, en pleine guerre mondiale, bien peu y parviennent, aujourd’hui, même dans un pays en paix… Pourtant, j’en reste convaincu : une cause qui exige qu’on mette la vérité sous le tapis ne peut être qu’une cause perdue.

* »La force d’être juste. Changer le monde sans refaire les mêmes erreurs » (Flammarion), par Jean Birnbaum 176 pages, 17,50€.



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Author : Alix L’Hospital

Publish date : 2025-10-27 19:00:00

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