Et si le monde était entré dans une nouvelle ère, tout aussi dangereuse à court terme que porteuse d’espoirs à long terme : celle de la stagnation, provoquée par la fin des puissances émergentes ? Telle est la thèse défendue par l’Américain Michael Beckley, professeur de science politique à l’université Tufts, dans une remarquable analyse publiée récemment dans Foreign Affairs. « Pour la première fois depuis des siècles, aucun pays ne connaît une croissance assez rapide pour renverser l’équilibre mondial. Les booms démographiques, les percées industrielles et les acquisitions territoriales qui alimentaient autrefois les grandes puissances ont en grande partie fait leur temps », affirme cet expert, dont les travaux – plusieurs fois récompensés – portent sur la rivalité entre grandes puissances. Dans un entretien à L’Express, cet ancien collaborateur du département de la Défense des Etats-Unis explique pourquoi une Chine stagnante, et donc en perte de prestige, représente une menace pour la paix et l’économie mondiales encore plus grande que la Russie de Poutine. « Xi Jinping n’hésitera pas à sacrifier le PIB chinois pour envahir Taïwan, ce qui serait le déclencheur d’une guerre catastrophique avec les Etats-Unis », prévient ce responsable de la recherche sur l’Asie au sein du Foreign Policy Research Institute.
A long terme, rassure-t-il, cette nouvelle ère pourrait néanmoins apporter davantage de stabilité au monde. Exemples à l’appui, l’universitaire s’inscrit en faux contre les discours annonçant un déclin des Etats-Unis, bien au contraire, et explique au passage pourquoi la France pourrait bénéficier d’un certain avantage sur ses voisins européens. Enfin, ne bassinez pas Michael Beckley avec la révolution de l’intelligence artificielle : « En termes de gain de productivité, on est encore loin des apports de la Révolution industrielle ». De quoi faire redescendre sur terres nos prodiges de la Silicon Valley.
L’Express : « Pour la première fois depuis des siècles, aucun pays ne connaît une croissance assez rapide pour renverser l’équilibre mondial. Les booms démographiques, les percées industrielles et les acquisitions territoriales qui alimentaient autrefois les grandes puissances ont en grande partie fait leur temps. », écrivez-vous. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Michael Beckley : L’histoire ne suit pas forcément une trajectoire linéaire, où chaque génération améliore progressivement le niveau de vie. Je suis de plus en plus convaincu que la Révolution industrielle a été une sorte de spasme brutal, un bond massif non seulement dans les conditions de vie, mais aussi dans la manière dont les pays peuvent accumuler du pouvoir géopolitique grâce à des avancées technologiques qui ont dopé la productivité, ce qui a entraîné une énorme expansion des populations, et un accroissement important de la puissance militaire. Aujourd’hui, beaucoup de ces facteurs arrivent à leur terme. Ces technologies ont été banalisées, pleinement digérées, et la Révolution numérique, y compris l’IA, n’a pas encore produit les mêmes effets généralisés sur la productivité que les technologies industrielles.
D’un point de vue démographique, on voit aussi que la Révolution industrielle a eu un effet auto-limitant : elle a provoqué un grand boom démographique et une urbanisation massive. Mais au fur et à mesure que les gens se sont installés dans des appartements à Paris ou à New York, les enfants sont passés – pardonnez-moi pour l’image – du statut de main-d’œuvre gratuite à la ferme à celui de « simples enfants » très coûteux en ville, ce qui a conduit à une baisse continue du nombre d’enfants par famille. Ironiquement, la modernité mène à ce que nous voyons aujourd’hui : des déclins démographiques, voire des effondrements massifs de population.
Même si l’IA était réellement transformative, il faudrait du temps pour que nos économies soient complètement réorganisées autour d’elle
Parallèlement, toutes ces technologies sophistiquées rendent plus difficile l’accumulation de puissance militaire. Si vous envoyez une division à découvert dans un champ, elle sera anéantie par des drones, des mines intelligentes ou des missiles guidés. Il est donc beaucoup plus difficile de mener une campagne de destruction à la manière de Hitler pour contrôler de vastes territoires. Tous ces facteurs nous amènent à une situation qui est en réalité très différente des bouleversements majeurs des 250 dernières années. Et pourtant, beaucoup de nos théories des relations internationales continuent de voir ces 250 dernières années comme s’il s’agissait d’une norme éternelle de l’humanité ou d’un guide pour l’avenir.
Selon vous, en termes d’innovations, « le saut de 1870 à 1940 fut transformateur » pour la vie des gens, mais « les pas depuis sont beaucoup moins spectaculaires ». Que faites-vous d’Internet, des incroyables progrès de la recherche médicale et de l’industrie spatiale ?
Commençons par la médecine. Il y a évidemment eu des avancées majeures depuis les années 1940. Mais ce sont en réalité les vaccins de base et surtout la santé publique et l’assainissement qui ont joué le rôle principal dans le doublement de l’espérance de vie entre le milieu du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle. Toutes les innovations médicales de haute technologie incroyables que nous avons eues depuis n’ont pas eu le même effet radical, en tout cas à l’échelle des populations, que de simples mesures d’assainissement public. C’est un peu la même chose avec l’essor d’Internet. De nombreuses études ont montré une forte augmentation de la productivité au début, mais cela s’est estompé par la suite.
L’économiste Robert Gordon, qui a écrit de nombreux textes à ce sujet, montre que beaucoup des usages d’Internet — nos applications, les réseaux sociaux — ont certes révolutionné l’industrie du divertissement et d’autres secteurs, mais dans les grands secteurs industriels, les choses sont encore faites, dans l’ensemble, à peu près comme il y a 50 ou 60 ans. Cela ne veut pas dire que ces technologies ne sont pas importantes. C’est juste que passer d’une situation préindustrielle à l’exploitation des énergies fossiles et à la mécanisation, est, selon moi, ce qu’il y a eu de plus révolutionnaire dans l’histoire de l’humanité.
« Certaines prévisions affirment que l’IA va doper la production mondiale de 30 % par an, mais la plupart des économistes estiment qu’elle n’ajoutera qu’environ un point de pourcentage à la croissance annuelle, ce qui est bien, mais en rien comparable à l’augmentation de 5 % par an qu’on a connue avec la Révolution industrielle », relevez-vous. Même si l’IA continue de se développer, il lui faudra des décennies pour engendrer des gains de productivité massifs, résumez-vous. Pourquoi ?
Il est encore trop tôt pour juger. Mais l’une des explications, selon moi, c’est que même si l’intelligence artificielle excelle dans les tâches numériques, les goulets d’étranglement les plus difficiles du marché du travail se situent dans les domaines physiques et sociaux. Comme je l’explique dans Foreign Affairs, les hôpitaux ont davantage besoin d’infirmières que de scanners plus rapides et les restaurants de cuisiniers que de tablettes pour passer les commandes. Tout cela complique vraiment la capacité de l’IA à transformer nos économies. Bien sûr, on peut aller sur ChatGPT et obtenir des phrases intelligentes, mais comment traduire cela en une révolution complète des chaînes d’approvisionnement ou de l’entreposage ?
On pourrait penser que les avancées de la technologie numérique favoriseraient l’innovation, mais les tendances actuelles montrent que, bien qu’on mobilise de plus en plus de scientifiques – leur nombre a été multiplié par quarante depuis 1930 – pour résoudre les problèmes, la productivité réelle issue de la recherche diminue de moitié tous les 13 ans, selon les données disponibles. Et même si l’IA était réellement transformative, il faudrait du temps pour que nos économies soient complètement réorganisées autour d’elle, un peu comme ce qui s’est passé avec l’électricité. Il y a eu un long décalage entre son invention et le moment où les usines ont été pleinement mécanisées grâce à elle. Donc si l’on parle d’un horizon de 10 à 20 ans, je ne pense pas que cela aura un impact énorme à court terme.
Les travaux visant à développer une « superintelligence artificielle » capable de surpasser les capacités humaines pourraient-ils changer la donne ?
Il faudrait déjà trouver un moyen de réduire les erreurs des IA actuelles ! Comme elle repose sur des modèles probabilistes, il y aura toujours des erreurs. Par conséquent, les humains doivent souvent rester dans la boucle. Par exemple, si vous êtes médecin et que vous examinez des scanners pour détecter des tumeurs, même s’il y a seulement 1 % de marge d’erreur, vous ne pouvez pas vous permettre de rater une tumeur, vous devez quand même vérifier vous-même. Prenez aussi les voitures autonomes : honnêtement, je pensais qu’à ce stade elles seraient bien plus répandues. Mais on découvre que dans des environnements chaotiques, les ordinateurs peuvent se retrouver complètement désorientés.
La brutalité de Donald Trump s’explique aussi par la toute-puissance actuelle des Etats-Unis
A ce propos, j’ai été très marqué par un livre écrit par deux informaticiens de Princeton, intitulé AI Snake Oil. Ils y expliquent en gros que l’IA est formidable, mais qu’on devrait la considérer comme une technologie normale et non pas comme un bouleversement radical comparable à la découverte du feu ou à l’invention de la roue ou toutes les autres métaphores que les gars de la Silicon Valley essaient de nous vendre en ce moment. Mais je ne veux pas être trop négatif sur l’IA, car il y a beaucoup de gens très intelligents qui y investissent des sommes colossales, et ils savent sûrement beaucoup de choses que j’ignore [rires].
Si, comme vous l’affirmez, l’ère des puissances émergentes touche à sa fin, les Etats-Unis devraient conserver, affirmez-vous, une nette avance sur leurs principaux rivaux. Pourtant, certains experts comme l’essayiste suédois Johan Norberg voient dans l’Amérique d’aujourd’hui les signes d’une civilisation en phase de déclin…
Il y a un dysfonctionnement politique extrême, et donc, quand on parle du déclin civilisationnel des Etats-Unis, il y a plus qu’un fond de vérité là-dedans. Je peux très bien imaginer que les Etats-Unis s’effondrent de l’intérieur, en raison du niveau de polarisation politique et du fonctionnement même du gouvernement. On est en plein milieu d’un shutdown en ce moment, et la moitié de mes amis et voisins ne reçoivent plus de salaire. Donc oui, il y a un vrai problème. Mais si on prend un peu de recul, les grands facteurs qui donnent un avantage structurel aux Etats-Unis sont nombreux, à commencer par la géographie. Le pays dispose d’un territoire continental riche en ressources, avec des corridors maritimes vers les régions les plus riches d’Eurasie — l’Asie de l’Est et l’Europe de l’Ouest — qui fonctionnent aussi comme des douves naturelles, protégeant le territoire de toute invasion militaire. Cela permet aux Etats-Unis de déployer toute leur puissance militaire à l’étranger sans avoir à défendre leurs frontières. C’est un avantage énorme.
Ensuite, parce que les Etats-Unis sont très riches en capitaux, ils attirent naturellement les immigrés. Il y a toujours des gens brillants qui veulent y créer leur entreprise, y étudier ou y faire de la recherche scientifique. Le pays « aspire » littéralement les cerveaux du reste du monde. Il y a aussi ce système politico-économique très décentralisé, où les Etats fédérés ont beaucoup de pouvoir sur les affaires économiques, et où un secteur privé immense peut opérer de manière très libre. Cela génère beaucoup de dynamisme et, selon moi, explique pourquoi les Etats-Unis restent bien plus innovants que beaucoup d’autres économies avancées. Les entreprises américaines de haute technologie captent plus de la moitié des profits du secteur technologique mondial, alors que la Chine, elle, n’en capte qu’environ 6 %. Mais ces facteurs structurels qui donnent aux Etats-Unis un avantage considérable sur d’autres pays permettent aussi d’expliquer tous les dysfonctionnements qui s’y produisent.
C’est-à-dire ?
Cette décentralisation entraîne des niveaux élevés d’inégalités, car il y a moins de filets de sécurité sociale qu’en Europe de l’Ouest. Cela conduit à des taux élevés de sans-abri, de pauvreté, de criminalité, de violence par armes à feu. Donc, les mêmes facteurs qui rendent les Etats-Unis riches en capitaux et dynamiques expliquent aussi beaucoup les aspects les plus sombres de la société américaine. La vraie question, c’est donc : les Etats-Unis peuvent-ils continuer à garder une avance en termes de production économique, d’innovation et de puissance militaire, sans s’effondrer de l’intérieur à cause de leur manque de régulation, de protections sociales, et de cohésion dans un pays aussi vaste et diversifié ? Pour le reste, les moteurs structurels continuent, eux, de jouer en faveur des Etats-Unis, relativement aux autres grandes puissances.
Selon de nombreux économistes, les tarifs douaniers décidés par l’administration Trump ne sont pas une bonne chose pour l’économie américaine. N’est-ce pas tout de même un problème à moyen terme ?
Cela nuit à tout le monde, y compris aux Etats-Unis. Mais si l’on parle en termes relatifs, si l’Allemagne ou le Canada se retrouvent coupés du marché américain, ils y perdront bien plus que les Etats-Unis. Parce qu’au final, les Etats-Unis sont l’une des économies les moins dépendantes du commerce international. Les exportations ne représentent qu’environ 11 % du PIB, alors que la moyenne mondiale tourne autour de 30 %. Donc, si on entre dans une guerre commerciale mondiale avec des droits de douane élevés partout, tout le monde va en souffrir. Ce qui m’inquiète surtout, c’est l’effet sur les économies des autres pays, plus que sur celle des Etats-Unis. Nous avons un marché intérieur immense, donc ici, les droits de douane ne nous préoccupent pas autant. Et c’est justement l’une des raisons pour lesquelles les Etats-Unis agissent de manière aussi brutale et unilatérale. C’est en partie parce que l’administration en place sait qu’elle peut se le permettre.
C’est un schéma qu’on observe souvent : les grandes puissances ne quittent pas la scène en douceur
Ces avantages géographiques que je vous ai décrits, ce n’est pas seulement un territoire sécurisé et un immense grenier à blé qui nous permet de subvenir à nos besoins alimentaires. Il y a aussi la révolution du schiste. Pourquoi avons-nous pu imposer des sanctions sévères à la Russie ou bombarder l’Iran ? C’est parce que les Etats-Unis sont devenus beaucoup plus indépendants sur le plan énergétique, étant aujourd’hui le premier producteur mondial de pétrole et de gaz. Et les prix de l’énergie y étant bas, cela attire les entreprises à s’implanter aux Etats-Unis pour faire de la production. Encore une fois, c’est cet effet magnétique de l’économie américaine. Sans compter qu’il s’agit de la seule grande économie dont la population en âge de travailler devrait continuer à croître. Le marché de consommation, en raison de cette dynamique démographique, est plus grand que celui de la zone euro et de la Chine réunies. Donc, encore une fois, les pays ont besoin d’un accès au marché américain. Si vous êtes l’Allemagne, par exemple, et que votre population est en chute libre, tout en dépendant des exportations, il est crucial de garder l’accès au marché américain — surtout maintenant que le marché chinois se ferme davantage. Je vois donc tous ces avantages continuer à jouer en faveur des Etats-Unis. D’ailleurs, cela se reflète clairement dans les statistiques de PIB global comme de PIB par habitant.
Sur le long terme, le fait que l’ère des puissances montantes touche à sa fin « pourrait épargner au monde le cycle ruineux des puissances montantes — leurs quêtes de territoire, de ressources et de statut, qui se soldaient si souvent par la guerre […]« , écrivez-vous. Mais à court et moyen terme, nuancez-vous, « l’une des menaces réside dans le fait que les Etats en stagnation se militarisent pour récupérer les territoires ‘perdus’ et conserver leur statut de grande puissance. » L’invasion de l’Ukraine par la Russie en est-elle un avant-goût ?
Oui, une grande partie de mes recherches académiques porte sur cette idée des puissances à leur apogée, des puissances qui, après avoir été en pleine ascension, commencent à ralentir, et deviennent alors plus agressives et expansionnistes, par nécessité. Si on ne peut plus gagner en pouvoir et en prestige, alors il faut frapper, forcer les choses pour obtenir ce qu’il faut, afin d’éviter de sombrer dans un statut de puissance secondaire. Dans les années 2000, l’économie russe était en plein essor, avec des taux de croissance de 7 à 8 %, en grande partie grâce à la flambée des prix du pétrole et du gaz, et à la demande venue de Chine. La montée en puissance de la Chine a, en quelque sorte, entraîné la Russie avec elle. Mais après la crise financière de 2008 et la baisse des prix des hydrocarbures, l’économie russe a fortement ralenti. La popularité de Poutine a commencé à baisser. C’est à ce moment-là qu’il a lancé l’Union économique eurasiatique et tenté de forcer les anciens Etats soviétiques à redevenir des vassaux de Moscou.
Cela nous a menés, je pense, à la confrontation à la première invasion de l’Ukraine en 2014. L’Ukraine disait alors : « Nous voulons rejoindre l’Union européenne, signer cet immense accord commercial avec l’UE », et Poutine a répondu : « Ah non, non, non, vous devez revenir dans le giron de la mère Russie. » Même si la Russie est en difficulté économique depuis un moment, cela montre que les grandes puissances continuent malgré tout à avancer par la force. Il a fallu que l’on batte militairement l’Allemagne et le Japon pendant la Seconde Guerre mondiale pour qu’ils abandonnent leurs rêves impérialistes. La France et la Grande-Bretagne, elles aussi, ont mis très longtemps à lâcher leurs empires coloniaux après la guerre. C’est un schéma qu’on observe souvent : les grandes puissances ne quittent pas la scène en douceur. Le ralentissement économique de la Chine me semble en cela fortement corrélé à l’augmentation de la répression intérieure, à la centralisation du pouvoir, et à l’agressivité croissante envers Taïwan, les Philippines, le Japon et les Etats-Unis.
Même les Chinois les plus pro-mondialisation deviennent très nationalistes dès qu’on parle de Taïwan
Alors oui, peut-être que si nous arrivons à contenir les conflits sur le court terme, d’ici 20 ou 30 ans, nous pourrions avoir un monde où les successeurs de Poutine et Xi Jinping diront : « Vous savez quoi ? Ce n’était peut-être pas la meilleure voie. Peut-être qu’il y a une autre manière de faire. » On pourrait alors parvenir à un niveau de compétition géopolitique beaucoup plus contenu, une retenue qui pourrait être renforcée par ce que le politologue Mark Haas appelle une « paix gériatrique ». Mais pour l’instant, comme je l’évoque dans mon dernier livre [NDLR : Danger Zone : The Coming Conflict with China, 2023], nous sommes dans ce que j’appelle des zones de danger.
Où se situe selon vous le danger le plus imminent ?
Je pense évidemment à une attaque chinoise contre Taïwan ou en mer de Chine méridionale car cela entraînerait très rapidement l’implication directe des Etats-Unis, ce qui signifie un affrontement entre les deux plus grandes puissances du monde, toutes deux dotées de l’arme nucléaire. J’ai passé beaucoup de temps au Pentagone, je connais les grandes lignes des plans de guerre, et ce qui m’inquiète, c’est que les deux camps, conscients de la puissance de leur adversaire, frapperaient très fort dès le départ. Les Chinois ont tiré des leçons des erreurs russes en Ukraine : ils sont entrés en guerre de manière désorganisée, en attaquant sur quatre ou cinq axes différents, sans décapiter le leadership politique, ce qui a permis à Zelensky de devenir une icône mondiale. De plus, ils n’ont pas su consolider leurs avancées. Je crains donc que les plans de guerre chinois prévoient une attaque massive et brutale dès le début. Même chose du côté américain : les Etats-Unis se sentent très vulnérables, notamment parce qu’ils ne disposent que de deux bases militaires à moins de 800 km de Taïwan, et que la Chine dispose désormais de missiles capables de les neutraliser très rapidement. Cela crée une dynamique du « utilise-la ou perds-la » : chaque camp se sentirait obligé de frapper fort dès le départ. Et donc ce que les Chinois pourraient imaginer comme une opération éclair et facile contre Taïwan pourrait, en réalité, dégénérer en quelques jours ou semaines en une guerre catastrophique entre la Chine et les Etats-Unis. En comparaison, cela ferait presque passer l’horreur de la guerre en Ukraine pour une bagatelle.
Dans un entretien accordé à L’Express, le journaliste Robert Kaplan expliquait en début d’année que « la peur d’une catastrophe économique est l’un des éléments qui maintient la paix entre les Etats-Unis et la Chine ». Qu’en pensez-vous ?
Je vous renvoie à l’ouvrage de Dale Copeland : Economic Interdependence and War. Il y développe une idée très pertinente : en période de paix, ou entre alliés, l’interdépendance économique renforce cette paix car, évidemment, on n’a pas envie de tuer son partenaire commercial. Mais lorsque les grandes puissances deviennent des rivales, l’économie et l’interdépendance deviennent une source de vulnérabilité, et cela accentue en réalité la rivalité géopolitique parce que chacun commence à craindre que l’autre ne coupe l’accès à des ressources critiques, ou ne prenne le contrôle de ses marchés. On a vu cela, par exemple, entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne avant la Première Guerre mondiale, où une concurrence commerciale féroce a attisé les tensions géopolitiques. Et je vois la même chose entre les Etats-Unis et la Chine aujourd’hui. Le blocage des terres rares, les restrictions sur les semi-conducteurs, tout cela envoie des signaux d’hostilité à l’autre camp, et donne l’impression que chacun mène une guerre économique. Cela renforce l’anxiété, alimente la méfiance, et accélère le conflit géopolitique.
Certes, cette interdépendance économique réduit probablement la probabilité d’actions improvisées ou mal calculées mais je ne pense pas que cela dissuade les grandes décisions stratégiques du type : « Bon, nous allons prendre Taïwan. ». Xi Jinping semble tout à fait prêt à sacrifier l’économie au profit de ses objectifs politiques. Le zéro Covid, par exemple, n’était clairement pas la décision la plus judicieuse sur le plan économique, mais il l’a prise sans doute parce qu’il pensait que cela renforcerait son régime à l’intérieur du pays. Et puis, ayant vécu plusieurs années en Chine, je peux vous assurer que même les Chinois les plus cosmopolites et pro-mondialisation deviennent très nationalistes dès qu’on parle de Taïwan. Il y a tout un passif historique autour de cette question.
Donc, je ne crois pas qu’on puisse voir Xi comme un gestionnaire de fonds spéculatif qui cherche à gratter chaque dixième de point de croissance du PIB. Il serait prêt à sacrifier la moitié du PIB chinois s’il pouvait être celui qui met définitivement fin à la guerre civile chinoise et ramène Taïwan dans le giron de Pékin. Je ne partage donc pas l’optimisme de Robert Kaplan.
Selon vous, « la Chine entre dans un piège similaire » à celui dans lequel la Russie est tombée au XXe siècle. Expliquez-nous.
La similarité se situe à un niveau plus général. La Chine a connu une période de croissance rapide pendant des décennies, et accumulé de l’argent et de la puissance militaire à un rythme soutenu, ce qui a aussi gonflé l’ego de ses dirigeants : ils se disaient que c’était leur siècle, et que le moment était venu de restaurer la Chine à sa juste place, comme puissance dominante, certainement en Asie de l’Est, voire dans le monde entier. Cela a aussi joué un rôle dans la trajectoire de Poutine, à l’époque où l’économie russe était en pleine expansion. Il s’est dit : « Je vais reconstituer la grandeur de la Russie », et il n’allait certainement pas laisser cette opportunité lui échapper. Donc, à un niveau général, on retrouve un schéma historique classique : une montée en puissance suivie d’un tournant stratégique.
Mais bien sûr, il y a de grandes différences. Dans le cas de la Chine, il y a des raisons d’être un peu plus optimiste sur ce que le pays fera à terme. D’abord, la Chine a bien plus d’options économiques. C’est un énorme producteur manufacturier, et elle a, en principe, tout intérêt à ce que l’économie mondiale fonctionne car elle dépend grandement des exportations. Elle dépend aussi fortement des importations de matières premières, qui pourraient être gravement perturbées en cas de conflit. A l’inverse, la Russie, qui est un exportateur d’énergies fossiles, peut profiter d’un certain chaos mondial, car plus le monde est instable, plus les prix du pétrole et du gaz montent. Et puis, la Chine dispose de bien plus de leviers d’influence. Elle n’a pas besoin d’envoyer simplement des troupes au sol comme Poutine l’a fait. Elle a d’autres moyens d’agir, grâce à l’Initiative des Nouvelles Routes de la Soie, aux prêts financiers, aux projets d’infrastructure, à ses capacités cyber et à son réseau 5G, qu’elle a déployé dans de nombreux pays, notamment en Eurasie. Il y a aussi les fortes dépendances commerciales que beaucoup de pays ont vis-à-vis de la Chine. Et enfin, c’est un pays bien plus grand, avec plus d’un milliard d’habitants, situé dans une région clé du monde.
Les Chinois savent très bien que les terres rares ne seront pas éternellement un atout
Donc, la Chine a beaucoup plus d’alternatives devant elle, des options qui ne sont peut-être pas à la portée de la Russie. Mais ce qui m’inquiète, c’est que la tendance générale pourrait tout de même les pousser à aller dans une direction similaire : à savoir, « il faut commencer à faire des gestes forts maintenant » parce que sinon, les tendances naturelles du marché, la fameuse « main invisible », mènent vers un ralentissement.
Que pensez-vous de la course mondiale aux terres rares et de la domination écrasante de la Chine dans ce secteur crucial pour l’économie mondiale ?
C’est une démonstration de la capacité qu’elle détient actuellement et qu’elle peut exercer. Les restrictions les plus récentes ne visent même pas uniquement les Etats-Unis. C’est dirigé contre n’importe qui dans le monde. C’est un peu comme : « Ne jouez pas avec nous, sinon on vous coupera littéralement l’accès à cette ressource stratégique. » Et ils ont raison sur un point : il faudra du temps pour que d’autres pays soient capables de créer de nouvelles sources d’approvisionnement. Mais en même temps, ce n’est pas une technologie de pointe : c’est de la chimie de base. Et les Chinois le savent très bien. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles ils jouent cette carte aussi agressivement maintenant : c’est un atout en voie d’épuisement. Ils voient déjà les tendances actuelles, où d’autres pays commencent à développer leur propre capacité à raffiner ces matériaux, à en faire des aimants, etc. Ils comprennent que c’est une arme puissante, mais aussi potentiellement limitée dans le temps. Et c’est pourquoi ils la déploient de façon très agressive en ce moment.
Dans votre article pour Foreign Affairs, vous revenez également sur le cas de l’Inde, qui a manqué une occasion de connaître une ascension plus marquée…
Tout d’abord, l’Inde part d’un niveau bien plus bas que la Chine. Si elle croissait deux fois plus vite que la Chine au cours des trente prochaines années, son économie resterait encore inférieure à la moitié de celle de la Chine aujourd’hui. C’est dire à quel point elle est loin derrière. Et si vous avez déjà voyagé en Inde, vous savez qu’environ 40 % de la population n’a même pas accès à des toilettes avec chasse d’eau. Le niveau de pauvreté est extrême. Mes sources incluent une grande étude menée par la National Academy of Sciences, qui a compilé de nombreuses recherches pour produire des estimations globales du capital humain. Cette étude a mis en évidence une pénurie massive de compétences à travers le monde, et en particulier en Inde. Près de 90 % de la jeune population active indienne ne possède même pas les compétences de base en calcul et en lecture. Et comme l’Inde a privilégié les services au détriment de l’industrie, ses efforts pour développer le secteur manufacturier sont restés très limités. Elle n’a pas non plus été perçue comme une plateforme d’exportation par les multinationales occidentales, contrairement à la Chine ces 40 dernières années. Résultat : l’Inde n’a pas la capacité industrielle nécessaire. Or, si l’on veut devenir une économie fondée sur les services, il faut un capital humain extrêmement qualifié pour faire fonctionner ces services.
La France me semble sans doute mieux placée que d’autres grandes puissances européennes
La Chine, de son côté, pouvait envoyer des paysans analphabètes travailler sur les chantiers ou dans les usines. Mais l’Inde, en voulant bâtir une économie de services, a besoin de travailleurs très qualifiés, qu’elle n’a tout simplement pas. Et elle souffre aussi de la pire fuite des cerveaux parmi les grandes économies. Beaucoup de ses talents de haut niveau partent s’installer aux Etats-Unis, en Europe, ou ailleurs, pour y faire fortune. C’est donc vraiment décevant, surtout d’un point de vue stratégique américain, car on aimerait pouvoir compter sur une Inde démocratique et puissante pour contenir la Chine. Mais je ne suis pas convaincu que l’Inde soit disposée ni même capable de jouer ce rôle.
Vous ne vous attardez pas sur le cas de l’Europe. Comment faut-il l’interpréter ?
Je vois l’Europe comme une entité qui cherche à maintenir son rôle dominant historique, plutôt que comme un nouvel acteur dynamique. En réalité, l’Europe dispose encore d’une puissance, de ressources et d’un potentiel énorme en termes de main-d’œuvre, de richesse, de technologie même si elle n’est pas à la pointe dans la dernière vague technologique, notamment dans les secteurs émergents. Elle reste un leader industriel, et les Etats-Unis dépendent encore beaucoup de la technologie européenne, y compris dans le secteur de la défense. On est tous intégrés dans ces réseaux de défense occidentaux.
La France me semble sans doute mieux placée que d’autres grandes puissances européennes, notamment sur le plan démographique, par rapport à l’Allemagne, par exemple. La France a aussi des liens historiques avec ses anciennes colonies, un soft power encore très fort à l’échelle mondiale, et une longue tradition de haute fonction publique compétente. Il y a donc, selon moi, un bon potentiel. Mais je suis aussi de près les turbulences politiques en France, et cela semble faire partie d’un phénomène plus large dans toutes les démocraties occidentales.
Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/xi-jinping-serait-pret-a-sacrifier-le-pib-chinois-pour-attaquer-taiwan-le-sombre-scenario-de-michael-G5TUENCIP5HNHDMSEVUQFAWDHI/
Author : Laurent Berbon
Publish date : 2025-10-28 19:00:00
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