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Etienne Davodeau, Nicolas Juncker et moi : quand la mémoire nous joue des tours, par Christophe Donner

Etienne Davodeau, Nicolas Juncker et moi : quand la mémoire nous joue des tours, par Christophe Donner

Françoise, la compagne d’Etienne Davodeau, s’occupe des gens qui perdent la mémoire. Elle ne les soigne pas, elle les accompagne. Une profession en plein boum. Dans Là où tu vas, voyage au pays de la mémoire qui flanche (Futuropolis) Davodeau raconte comment ça se passe. Françoise aurait dû penser que ça allait lui tomber dessus un jour. Apparemment pas. Elle est surprise. Pas contre. Mais quand il lui dit que son récit illustré pourrait « être utile aux familles qui traversent ces épreuves », elle fait « Heumm heumm… » Depuis quand on écrit des livres, des albums, pour être utile aux autres ? En fait, comme tous les gens de cette espèce, cet hypocrite baratineur de Davodeau veut s’approprier une histoire qu’il côtoie depuis des années et qui lui a toujours échappé.

Françoise lui parle pour commencer de Monsieur Saunier qui se croit en Allemagne et voudrait retourner chez lui, dans le Poitou où il habite avec mère. Davodeau dessine et raconte ça. Quand Françoise découvre les premières planches, elle n’est pas contente : elle n’aurait pas dû dire à Monsieur Saunier « Puisque moi, je suis en France, vous l’êtes aussi ». Elle se reproche de lui avoir imposé sa réalité, de l’avoir mis en difficulté. Comme si elle avait voulu lui rendre la mémoire. Alors que ça n’était pas son rôle. Elle n’est pas neurologue, pas moraliste non plus. Encore moins redresseuse de torts.

Le trop-plein de souvenirs contradictoires

Un autre problème de mémoire se présente avec Nicolas Juncker qui, pour son album intitulé Trous de mémoire (Le Lombard), pousse la redondance jusqu’à percer la couverture solidement cartonnée de son album de trous de balles (de revolver), comme si on y était, à Alger, pendant « les événements ». C’est ici le trop-plein de souvenirs contradictoires qui sèment le doute, la zizanie, réveillent les plaies, les haines, à l’occasion d’une initiative loufoque : réconcilier les mémoires, celle des Arabes et celle des Français, des FLN et des Action française, faire travailler ensemble les historiens et les artistes, et célébrer le grand pardon des architectes envers le reste du monde, tout ça en construisant, devinez quoi, un musée, tarte à la crème de la paix dans le monde.

C’est une constante : les musées à vocation politique, sociale, historique ou autres, tournent à la catastrophe, et ne servent qu’à déclencher des polémiques stériles. C’est le cas du musée Poaillat à Maquerol qui s’inspire de maintes déroutes du genre. Quand les bons sentiments le disputent aux calculs électoraux ; quand la fête de l’abricot fait concurrence au devoir de mémoire, et le choc des cultures rurales aux ego parisiens, c’est la chienlit. On a tout essayé, comme disait l’autre, les musées, la violence cathartique, les excuses, le secret, rien ne viendra à bout du grand fracas franchouillard.

Elle a eu une absence

La vieille dame à qui je rends visite à l’hôpital me raconte ses dernières aventures dans la clinique où elle tente de vivre encore un peu. Elle a été réveillée ce matin par une femme médecin qui lui demandait de se souvenir de son nom. Elle lui a dit son nom et s’est assez vite rendu compte qu’elle avait eu une absence. Entre le moment où elle faisait sa toilette et ce réveil interrogatoire, un trou noir. Nouvelle série d’examens, notamment des reins qui semblent fragilisés. La radiologue soupçonne en effet un rein droit unique. Apprenant ça, la vieille dame se souvient de son passé d’enfant rachitique, à cause de la guerre, me raconte-t-elle, et un rein gauche diagnostiqué atrophié. Lequel rein aurait fini par disparaître.

Ce qui explique, m’explique-t-elle, pourquoi j’ai été fatiguée toute ma vie. Moi qui la connais depuis toujours, je n’avais jamais entendu parler de cette fatigue permanente. Pas davantage de ce rein disparu. Mais cette fatigue expliquerait bien des choses… Jusqu’à ce qu’une nouvelle radio repère le rein droit disparu. La vieille dame n’a rien au rein et recouvre la mémoire de cette existence dynamique que je lui ai toujours connue.

Moralité, regardez-y à deux fois avant de remplir les trous de votre mémoire.



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Author : Christophe Donner

Publish date : 2025-10-29 10:30:00

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