Assurément, Pierre-André Taguieff connaît son sujet. Après La Force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles (1988), Le Racisme (1997), L’Antiracisme devenu fou (2021), sans parler du Dictionnaire historique et critique du racisme (2013) qu’il a dirigé – la liste est non exhaustive – le philosophe, directeur de recherche au CNRS, choisit à nouveau d’aborder la problématique du racisme dans Du racisme en général et du racisme anti-Blancs en particulier (H & O éditions). C’est que l’intellectuel n’en avait pas fini de faire la chasse aux malentendus et idées reçues à propos d’une notion mise, selon lui, « à toutes les sauces », alors même que son caractère pluridimensionnel n’est, lui, « pas pris en compte »… « Il faut commencer par abandonner la vision militante simpliste du racisme, celle des antiracistes ordinaires qui réduisent ce mauvais objet à telle ou telle de ses manifestations historiques, et se donner un modèle d’intelligibilité non réducteur de ce phénomène complexe », plaide-t-il auprès de L’Express. En filigrane, Pierre-André Taguieff interroge l’épineuse question du « racisme anti-Blancs », et pointe une corrélation croissante entre rejet des « Blancs » et rejet des juifs… Entretien.
L’Express : Il ne s’agit pas de votre premier ouvrage traitant du racisme… Pourquoi aborder de nouveau cette problématique ?
Pierre-André Taguieff : Ce qu’on appelle aujourd’hui « racisme » renvoie à un bouquet de phénomènes idéologiques et sociopolitiques observables au cours de moments historiques différents, qu’il s’agisse de la « théorie des races » définie sur la base de la vieille anthropologie physique, du « racisme scientifique » se réclamant des recherches en génétique humaine, du « racisme institutionnel » ou « systémique », ou encore du « racisme culturel » qui se fonde sur une perversion de la thèse du relativisme culturel.
En 1953, dans le Supplément du Larousse du XXe siècle, le racisme était ainsi défini : « Théorie qui a pour but de protéger la pureté de la race dans une nation et qui lui attribue une supériorité sur les autres. » Associé au nationalisme, le racisme est ici présenté comme un ensemble de représentations et de croyances s’accompagnant d’un programme d’action. Mais l’affirmation, la recherche ou la défense de la « pureté » et de la « supériorité » raciales au sein d’une nation sont-elles toujours au cœur du racisme tel que nous l’imaginons et le dénonçons ? Une telle vision du racisme est assurément datée.
Le paysage bigarré qui s’offre à nous, à la suite de nombreux travaux savants, donne à voir plusieurs « racismes », ce qui relance la question théorique du « noyau dur » ou du « minimum définitionnel » de ce qu’on appelle toujours « le racisme », en présumant hâtivement ou naïvement l’unité et l’homogénéité du phénomène. Confronté à cette pluralité des « racismes » ainsi qu’à ces évolutions idéologiques et sociohistoriques mal connues, étudiées avec divers biais et en conséquence devenues sources de malentendus, je me suis décidé à revenir sur la question du racisme dans une perspective critique et à l’écart des passions idéologiques, ce qui m’a conduit à examiner de près les dérives contemporaines de l’antiracisme. Car on ne peut aujourd’hui repenser le racisme qu’en repensant l’antiracisme, ou, plus exactement, les antiracismes.
Vous écrivez que « nombre de malentendus et de faux débats sur ce qu’on appelle « le racisme » viennent du fait que le caractère pluridimensionnel du racisme n’est pas pris en compte ». Qu’entendez-vous par là ?
Le mot « racisme » est mis à toutes les sauces et ses usages publics sont pour la plupart polémiques, visant à stigmatiser et à disqualifier un quelconque adversaire ou contradicteur. Traiter un individu de « raciste », c’est l’insulter ou l’injurier (« sale raciste ! »). C’est l’exclure, le criminaliser, le maudire. En outre, des termes comme ethnocentrisme, xénophobie, nationalisme ethnique ou ethnisme fonctionnent souvent comme des synonymes ou des quasi-synonymes du mot racisme, dont le noyau dur de la signification serait la « haine de l’autre », devenue elle-même l’objet d’une haine supposée légitime. Il reste à se poser la question suivante : peut-on prétendre lutter contre la haine ou les « discours haineux » tout en incitant à la haine contre les sujets supposés haineux ? Selon moi, il est urgent de savoir de quoi l’on parle quand on emploie le mot « racisme ». Je propose de redéfinir la notion à l’écart des confusions entretenues par des mésusages polémiques qui se sont banalisés dans les médias et sur les réseaux sociaux, s’accompagnant de passions idéologiques opposées.
Il faut commencer par abandonner la vision militante simpliste du racisme, celle des antiracistes ordinaires qui réduisent ce mauvais objet à telle ou telle de ses manifestations historiques (traite négrière atlantique, colonialisme européen, national-socialisme, etc.), et se donner un modèle d’intelligibilité non réducteur de ce phénomène complexe. C’est pourquoi j’ai élaboré le modèle des cinq dimensions du racisme, renvoyant à autant de domaines dans lesquels le racisme est observable, domaines qui s’articulent entre eux de diverses manières.
Quelles sont ces cinq dimensions ?
Primo, le domaine des attitudes (opinions, croyances, préjugés, stéréotypes), produits d’héritages culturels étudiés notamment par les historiens, les sociologues et les spécialistes de psychologie sociale : c’est le racisme de doxa, qui se manifeste par divers modes de stigmatisation (injures, insultes, appels à la haine, menaces, etc.). Ensuite, le domaine des comportements individuels ou collectifs, soit celui des conduites ou des pratiques sociales, qui vont de l’évitement à la discrimination, et de l’agression à la persécution, liés ou non à des mobilisations de masse, ainsi que celui des relations dites ethniques ou raciales. Troisièmement, la sphère dite institutionnelle, c’est-à-dire les fonctionnements institutionnels de type exclusionnaire, ségrégatif ou discriminatoire, observables notamment dans l’ordre socio-racial des systèmes esclavagistes modernes mais qui ne sont pas toujours reconnus comme tels. Notamment lorsqu’ils se rencontrent, sous de nouvelles formes (voilées, euphémisées, non revendiquées), dans ce qu’il est convenu d’appeler le « racisme institutionnel » – c’est-à-dire un racisme diffus et non conscient dans le système social qu’il structure, et à ce titre dit « structurel » ou « systémique ». Ou dans le « racisme symbolique », formation de compromis entre les valeurs-normes antiracistes et les attitudes racistes relevant du racisme « structurel » ou « systémique », dénoncé abusivement comme un « racisme d’État » par les activistes décoloniaux.
Quelles sont les deux autres ?
Le quatrième est l’espace affectivo-imaginaire, c’est-à-dire le monde des représentations, parfois délirantes – notamment complotistes –, associées à des investissements affectifs et se manifestant par des réactions émotives ou passionnelles négatives (peur, dégoût, haine, mépris, irrespect, etc.), s’exprimant le plus souvent par un imaginaire racialiste et un racisme non conscient, comme c’est le cas pour le racisme systémique. Et enfin, la sphère des croyances structurées et des discours idéologiques explicites, celle donc des idéologies ou des doctrines racistes, liées ou non à des projets ou des programmes politiques qui, variant selon les contextes nationaux, sont tous centrés sur un même objectif fondamental : restaurer ou instaurer un ordre socio-racial hiérarchique, censé défendre les intérêts d’un groupe racialement défini comme « supérieur », ou bien préserver à tout prix une identité ethno-raciale jugée menacée de dissolution ou de destruction. Cette identité collective à défendre pouvant être une identité culturelle marquée notamment par une langue et une religion.
Votre ouvrage traite largement de la question du « racisme anti-Blancs », dont beaucoup récusent l’existence. Ce qui n’est pas votre cas…
La question est devenue aussi incontournable qu’épineuse en raison du surgissement d’un néo-antiracisme racialiste, qui fait renaître la vision raciale du monde humain, notamment sur la base de l’opposition « Blancs/Noirs », et accuse « les Blancs », et eux seuls, de « racisme ». Il s’agit d’un antiracisme que je qualifie en conséquence de « leucophobe » ou d’anti-Blancs. Précisons : une « leucophobie » qu’il ne faut pas prendre à la lettre (« crainte » ou « peur des Blancs ») car elle est inséparablement une « leucomisie » (littéralement : « haine des Blancs »). C’est ainsi que le néo-antiracisme fonctionne paradoxalement comme un antiracisme raciste, impliquant la peur et la haine des « Blancs ». On retrouve ici l’ambiguïté du mot « xénophobie », cette peur de l’étranger doublée d’une haine envers lui.
Comment ce néo-antiracisme se manifeste-t-il ?
L’une des principales accusations néo-antiracistes, qu’on trouve notamment chez les idéologues du décolonialisme, est que l’universalisme est une invention des « Blancs » intrinsèquement racistes, une construction idéologique dont la fonction est d’occulter les inégalités sociales et ethno-raciales. Dans leur esprit, il faut donc « déconstruire » l’universalisme occidental, afin de le réduire à une abstraction trompeuse ou à une imposture, à un grand mensonge des « racistes » et des « impérialistes » occidentaux. Mais le déconstructionnisme s’avère ici inséparable d’un discours militant de facture clairement racialiste (c’est-à-dire consistant à distinguer des identités raciales ou ethnoraciales), voire raciste (impliquant de rejeter, inférioriser ou diaboliser telle ou telle catégorie groupale). La racialisation et la racisation des « Blancs » se marquent par les emplois péjoratifs du qualificatif « blanc » dans le discours néo-antiraciste racialiste, témoignant ainsi de la réalité et de la banalisation du racisme anti-Blancs : « littérature blanche », « penseurs blancs », « philosophie blanche », « science blanche », « blantriarcat » (ou « blanctriarcat »), « antiracisme blanc », « féminisme blanc », « natalisme blanc », « gauche blanche », « justice blanche », etc.
Vous expliquez que le racisme anti-Blancs est non seulement nié, mais qu’il s’est aussi « banalisé »…
C’est autour de la question de l’identité, faussement simple, que tout se joue. Il s’agit bien sûr des identités collectives, idéologiquement divisées, par les néo-antiracistes, en majoritaires ou dominantes et minoritaires ou dominées. Qu’elles soient célébrées ou stigmatisées, ces identités sont essentialisées. Les antiracistes racialistes prennent le parti et la défense des identités minoritaires en les supposant dominées ou opprimées, donc en position de victimes. Ces identités victimaires se reconnaissent à certains traits distinctifs, qu’ils soient somatiques (la couleur de la peau), ethniques ou culturels (telle ou telle religion). Cette classification ethno-racialiste se double d’une hiérarchisation en valeur : victimisées, les identités « non-blanches » sont dotées d’une valeur supérieure aux identités « blanches », tout en bénéficiant d’un privilège compassionnel ou « lacrymal ». Essentialisation et hiérarchisation : ce sont là les deux opérations constitutives du racisme « classique », qu’on retrouve dans le néo-antiracisme dit « antiracisme politique » par ses adeptes.
Face à cette nouvelle vision de l’inégalité des « races » ou des « identités ethno-raciales » se réclamant de l’antiracisme, un antiracisme dévoyé ou perverti, les défenseurs d’un universalisme intelligent prônent un aveuglement volontaire aux différences de groupe, qu’il s’agit de désabsolutiser sans les démoniser. Certes, l’universalisme a souvent été le masque d’un ethnocentrisme, celui des peuples européens désireux d’affirmer leur supériorité civilisationnelle en se définissant comme les seuls véritables porteurs de la vision universaliste. Mais la page de l’eurocentrisme et de l’occidentalocentrisme est en train d’être tournée. Le risque est aujourd’hui de sombrer avec jubilation, et avec bonne conscience, dans la diabolisation et la haine de l’Occident ou du « monde blanc ». Et donc, pour les peuples occidentaux, dans la honte, le mépris, le dégoût ou la haine d’eux-mêmes. Dans ma perspective, l’universalisme à défendre et à illustrer ne peut qu’être nuancé, étranger à tout dogmatisme et à tout impérialisme de l’uniformisation universelle. Le mythe de l’universalisme « abstrait », attribué aux Occidentaux, a été fabriqué pour les disqualifier en même temps que l’exigence d’universalité qu’ils ont pensée et repensée, dans l’ordre du savoir comme dans ceux de la politique et de la morale. Vouloir défendre et illustrer l’exigence d’universalité n’implique nullement le projet d’inférioriser les civilisations autres que l’Occidentale, encore moins celui de les effacer.
« Aujourd’hui, le « racisme anti-Blancs » paraît aller de pair avec les attitudes antijuives », écrivez-vous. Que voulez-vous dire par là ?
Les nouveaux antijuifs, qui se disent tous « antisionistes », sont en même temps des critiques radicaux du monde occidental, qu’ils voient comme le berceau et le terreau du racisme. À leurs yeux, le sionisme est une forme de racisme. C’est là le postulat fondamental du discours de propagande antisioniste, partagé par les mouvements palestiniens, les islamistes de toutes obédiences et les nouveaux gauchistes, que j’ai identifiés au début des années 2000 comme des « islamo-gauchistes ». Or, le racisme étant vu comme une invention des Occidentaux ou des « Blancs », les sionistes sont fantasmés et dénoncés comme des disciples ou des complices de ces derniers.
L’hypothèse selon laquelle, depuis les années 1980, il y a une corrélation croissante entre le rejet des « Blancs » et le rejet des Juifs a été vérifiée par de nombreuses études d’opinion ainsi que par des analyses de discours de presse et de messages circulant sur les réseaux sociaux. La question est de savoir comment interpréter ce phénomène. Car il y a bien là une rupture de tradition, dont les causes sont diverses, l’islamisation de la « cause noire » en étant la principale, dans un contexte où nombre de défenseurs de la « cause palestinienne » s’avèrent des antisionistes radicaux qui souhaitent la destruction de l’État d’Israël et voient la main des « sionistes », en clair celle des juifs, dans toutes les affaires du monde. Les anti-juifs sont aujourd’hui moins des « Blancs » racistes que des « anti-Blancs » qui, situés à l’extrême gauche, se disent antiracistes et parlent la langue antiraciste, laquelle comporte désormais l’impératif de la « lutte contre l’islamophobie ». Il faut bien reconnaître que l’époque est désormais lointaine à laquelle juifs et Noirs, notamment aux États-Unis, étaient les deux cibles principales du « racisme blanc », ce qui avait eu pour effet de souder l’alliance entre juifs et Afro-Américains. Cette alliance est aujourd’hui brisée.
Dans les milieux « antiracistes » de la nouvelle extrême gauche, les juifs ne sont plus perçus comme des exclus, des stigmatisés et des discriminés, mais comme des dominants, des néo-colonialistes (en Palestine), des racistes (en tant que « sionistes ») et des « islamophobes », c’est-à-dire des personnes professant un « racisme anti-musulmans », nouveau péché capital à l’heure de la religion woke. Ils rejoignent en cela les « Blancs » tels qu’ils sont fantasmés par les nouveaux « anti-Blancs ». Ils se transforment même en « Blancs » particulièrement répulsifs, stigmatisés en tant que « sionistes ». Ils sont même, de plus en plus souvent perçus comme les pires des « Blancs », selon la thèse complotiste les présentant comme les « maîtres cachés » du monde. Alors qu’ils avaient longtemps été racialisés dans le sens d’une « négrification », les juifs sont aujourd’hui stigmatisés en tant que « Blancs », donc « racistes ». Leur racialisation négative a changé de couleur. Ils incarnent désormais la « blanchité » dangereuse.
Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/pierre-andre-taguieff-aux-yeux-des-antiracistes-les-juifs-sont-desormais-les-pires-des-blancs-JWQEUH5VOJAFBEBBAQL3W3SUCU/
Author : Alix L’Hospital
Publish date : 2025-10-31 17:00:00
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