Sur le seul plan des statistiques, la traite arabo-musulmane se compare tristement à la traite atlantique, avec une dizaine de millions de victimes. Mais alors que les ouvrages sur le commerce triangulaire ou l’esclavage dans le sud des Etats-Unis se comptent par milliers, les historiens sont bien moins nombreux à s’être penchés sur celui au sein des califats arabes comme dans l’Empire ottoman. Une traite basée sur des préjugés raciaux, des intérêts économiques tout comme des interprétations religieuses, ce qui explique pourquoi un pays comme la Mauritanie n’a officiellement interdit cette pratique déshumanisante qu’en… 1981.
Dans Captives and Companions (Pegasus Books), finaliste du prestigieux Baillie Gifford Prize récompensant un livre de non-fiction en langue anglaise, l’écrivain et journaliste Justin Marozzi synthétise treize siècles d’esclavage. Il souligne les paradoxes du Coran sur le sujet, tout comme le racisme structurel contre les populations noires, toujours présent au Maghreb ou au Soudan. Mais ce spécialiste du monde arabe, ancien du Financial Times ou de The Economist, montre aussi la diversité et la complexité des situations. Une différence importante par rapport aux plantations américaines est que les esclaves dans les pays musulmans pouvaient atteindre des positions très élevées, à l’image de Bilal ibn Rabah ou Zayd ibn Harithah, qui figurent parmi les premiers compagnons de Mahomet. Entretien.
L’Express : Des milliers d’ouvrages ont été publiés sur l’esclavage antique à Athènes ou Rome, comme sur la traite atlantique. En revanche, les livres sur l’esclavage dans le monde arabo-musulman sont bien plus rares. Est-ce toujours un tabou ?
Justin Marozzi : Dans certaines parties du monde musulman, cela le reste. « Parler d’esclavage au Maroc est un tabou. Il n’est pas inclus dans les programmes scolaires, malgré le fait que la traite transsaharienne ait duré des siècles et ait façonné notre identité en tant que peuple. Il est également difficile de parler de l’esclavage car nous sommes une nation musulmane qui a asservi d’autres nations musulmanes, une pratique strictement interdite par l’islam », explique par exemple l’universitaire marocaine Maha Marouan. Cela s’est produit ailleurs. Les musulmans égyptiens ont envahi le Soudan et réduit en esclavage leur coreligionnaire, ce qui reste un sujet problématique.
Le monde musulman est vaste et très varié. Mais récemment, j’étais à Oman, et j’ai discuté avec un cheikh au sujet de la traite des esclaves de la côte est de l’Afrique. « Si nous n’avions pas réduit les Africains en esclavage, nous n’aurions pas eu d’activité économique. Tout le monde le faisait. Nous devions nous y mettre aussi » m’a-t-il répondu. A ses yeux, il s’agissait simplement d’une question de business. A Doha, il y a un musée de l’esclavage, mais qui en donne une image très positive, présentant l’islam comme une force miséricordieuse et bienfaisante qui a contribué à mettre fin à l’esclavage.
La traite atlantique a, selon les estimations, concerné entre 11 et 14 millions d’Africains réduits en esclavage. Combien étaient-ils dans le monde musulman ?
Les estimations varient, et elles sont assorties de nombreuses réserves. Mais les chiffres se situent entre 12 et 15 millions, une étude allant jusqu’à 17 millions. C’est légèrement plus important que la traite négrière occidentale, mais cela s’étend sur une période beaucoup plus longue, du VIIe au XXe siècles.
Vous soulignez qu’un racisme structurel anti-Noir, associé à un suprémacisme arabe, a servi de justification à l’esclavage. Même le grand philosophe Avicenne (XIe siècle) a écrit que les « nègres » sont des esclaves par nature, tandis qu’Ibn Khaldoun (XIVe siècle), historien pionnier et précurseur de la sociologie, expliquait que les Africains subissaient ce sort du fait d’attributs similaires « à ceux des animaux stupides »…
Il s’agit des grands noms de la pensée et de la littérature arabe et persane, pas des auteurs de second rang. On peut aussi citer l’historien Al-Masudi, considéré comme l’Hérodote des Arabes, qui a écrit que les « Zanj », terme utilisé à l’époque pour désigner les populations noires de l’Afrique de l’Est, étaient intellectuellement limités, ou l’érudit Ibn Qoutayba qui estimait que les « Noirs sont laids et malformés car ils vivent un pays chaud ». Il y avait un consensus au sujet de ce racisme envers les Africains noirs, qui a contribué à soutenir cette idée qu’ils étaient donc là pour être asservis par les populations arabes.
Le Coran légitime et justifie l’esclavage. Mais il est également très clair qu’affranchir des esclaves fait de vous un bon musulman
Quel est le point de vue du Coran sur l’esclavage ? Vous rappelez que Bilal ibn Rabah, né esclave, a été nommé premier muezzin par Mahomet, tandis que Zayd ibn Harithah, l’un des premiers compagnons du Prophète, était lui aussi esclave durant son enfance…
Le Coran légitime et justifie l’esclavage. Cela n’est pas surprenant qu’une nouvelle religion s’adapte à une pratique bien ancrée dans la région. Mais il est également très clair qu’affranchir des esclaves fait de vous un bon musulman. Vous avez plus de chances d’entrer dans l’au-delà si vous traitez bien vos esclaves. Les libérer, c’est encore mieux. Mahomet a montré l’exemple. Il a eu des esclaves au cours de sa vie, concubines, serviteurs et soldats. En général, il s’est efforcé de les libérer autant que possible. Il y a donc cet exemple important que l’on retrouve dans les hadiths, les actions et paroles du Prophète.
Qu’en est-il de la « malédiction de Cham », cet épisode biblique qui a servi à justifier l’esclavage dans le monde musulman médiéval jusqu’aux propriétaires d’esclaves du Sud des Etats-Unis ?
Selon la Bible, Cham a vu son père Noé nu, et celui-ci a condamné Canaan, fils de Cham, à devenir « l’esclave des esclaves de ses frères ». Une partie de la littérature islamique a associé une couleur de peau à la descendance de Cham pour justifier l’esclavage des Africains noirs. Mais un certain nombre de juristes s’y sont catégoriquement opposés. Cette interprétation est absurde, et a été totalement détournée du texte originel. Mais cela n’a pas empêché ce mythe de la « malédiction de Cham » de servir de plus grande justification à l’asservissement de personnes noires, jusqu’aux propriétaires de plantations dans l’Amérique sudiste d’avant la guerre de Sécession.
Vous dépeignez un statut de l’esclave beaucoup plus complexe et fluide dans le monde musulman que dans le Sud esclavagiste américain. Des anciens esclaves ont ainsi pu fonder des dynasties…
Il y a la possibilité de passer du bas de l’échelle sociale au sommet. Vous avez mentionné Bilal, c’est un excellent exemple aux débuts de l’islam. Mais tout au long de l’histoire islamique, des personnes nées esclaves ont pu accéder au pouvoir, ou devenir extrêmement riches, comme l’eunuque Beshir Agha au XVIIIe siècle. Né en Ethiopie, il a été vendu pour 30 piastres, avant de devenir le chef du harem impérial ottoman. A sa mort, il a laissé 30 millions de piastres, 160 chevaux et 800 montres ornées de pierres précieuses, étant l’un des hommes les plus distingués de son temps. A Istanbul, j’ai aussi interviewé l’arrière-arrière-petit-fils d’Ibrahim Edem Pacha, qui, à l’âge de 3 ans, avait été réduit en esclavage par les Turcs lorsqu’ils ont pris l’île de Chios dans la mer Egée. Il a gravi les échelons de la bureaucratie ottomane pour devenir grand vizir, l’équivalent d’un Premier ministre. Bien sûr, ces exemples ne sont pas représentatifs de l’esclavage. Pour une personne chanceuse, il y en avait des milliers d’autres. Mais cette dynamique était possible, complètement différente du modèle des plantations en Amérique.
Les mamelouks, esclaves affranchis ayant formé une milice, ont régné sur l’Egypte, la Syrie ou l’Irak…
« Mamelouk » signifie littéralement « chose possédée ». Que des esclaves puissent former une dynastie régnante ne fait aucun sens pour nous. C’est encore un exemple fascinant de personnes qui ont réussi à transcender leur statut d’esclave et à utiliser leur puissance militaire pour prendre le contrôle de grandes parties du Moyen-Orient. Les mamelouks ont dirigé l’Egypte et la Syrie de 1250 à 1517, et plus tard l’Irak de 1704 à 1831. Depuis la fondation de Samarra par des mercenaires turcs sous le califat abbasside au IXe siècle, les esclaves-soldats ont dans le monde musulman représenté une force politique et militaire pendant dix siècles.
Au cœur de la traite transsaharienne, il y a eu la capture de millions d’Africains subsahariens qui devaient ensuite traverser le Sahara dans des conditions difficiles. Que savons-nous sur ce commerce ?
Le commerce des esclaves subsahariens est l’exode vers le nord d’Africains récemment réduits en esclavage qui étaient ensuite vendus à travers la Méditerranée et l’Empire ottoman. Au départ, il y a les « razzias », des raids d’une extrême violence pour réduire des personnes en esclavage. Nous avons quelques récits à ce sujet. La plupart des sources sont des écrivains et explorateurs occidentaux chrétiens. Ils ont tendance à être abolitionnistes. Néanmoins, ils donnent des récits précis et déchirants de à quoi ressemblait une caravane d’esclaves et de la façon dont certains marchands arabes traitaient ces Africains en chemin. Nous avons aussi le témoignage de Tahsin Agha, l’un des derniers eunuques d’Istanbul. Parmi ses premiers souvenirs, il y a l’horreur d’avoir vu sa mère être tuée devant lui par des marchands d’esclave dans un village d’Abyssinie, avant qu’il ne se fasse castrer. Quand on lui a demandé en 1938 quel titre aurait un livre sur sa vie, il a immédiatement répondu : « le cri ».
On ne peut pas parler de mouvement abolitionniste dans le monde islamique, plutôt de voix réformistes
Au XIXe siècle, le califat de Sokoto, fondé suite à un djihad en Afrique subsaharienne, a représenté le plus grand Etat esclavagiste de l’époque en Afrique…
Le califat de Sokoto est surprenant, car au XIXe siècle, le mouvement abolitionniste battait son plein en Occident, ce qui n’a pas empêché l’esclavage d’atteindre son apogée dans le monde musulman. A certains moments, plus de la moitié de la population de ce califat était réduite en esclavage. Quand éclata la guerre de Sécession en 1861, il y avait sans doute plus d’esclaves dans les Etats musulmans de l’Afrique occidentale que dans les Etats confédérés américains. Ali Eisami, Kanouri capturé à Bornou durant le djihad avant d’être libéré par les Britanniques, a témoigné des conditions violentes dans lesquelles des musulmans ont pu réduire d’autres musulmans en esclavage. A la même période, vous avez un mouvement abolitionniste occidental qui s’oppose à des Etats esclavagistes endurcis tel que le califat de Sokoto. Et en plus il y a une dynamique coloniale, avec des pays européens, la Grande-Bretagne et la France en premier lieu, qui ont construit leur propre empire en Afrique et au-delà. Ce qui fait qu’aux yeux de nombreux Arabes et musulmans, le mot « abolition » n’est que de l’impérialisme orthographié différemment. Cela nous rappelle qu’il y a plusieurs perspectives sur cette question.
Le commerce des esclaves n’est selon vous pas mort de « mort naturelle » dans le monde arabo-musulman. Pourquoi ?
Des voix au sein du monde musulman ont également appelé à l’abolition de l’esclavage au XIXe siècle, mais on était loin d’un mouvement organisé et systématique. A tel point qu’on ne peut pas parler de mouvement abolitionniste dans le monde islamique, plutôt de voix réformistes. C’est une grande différence avec les pays occidentaux, où s’est alors développé un mouvement abolitionniste puissant. Qu’ils aient ou non eu des arrière-pensées colonialistes et impérialistes, personne ne peut nier que le rôle de ces Européens a été crucial dans la fin de l’esclavage dans le monde arabo-musulman.
Parmi les derniers pays à avoir officiellement aboli l’esclavage, on retrouve ainsi bon nombre d’Etats musulmans, comme l’Iran (1928), le Yémen (1962), l’Arabie saoudite (1962), la Turquie (1964) ou Oman (1970). En Mauritanie, l’esclavage est illégal depuis 1981, mais la pratique continue à exister. Je m’y suis rendu l’année dernière. C’est un endroit difficile à couvrir pour un journaliste et écrivain. Mais j’ai parlé à beaucoup de gens qui m’ont assuré que l’esclavage est certes en sérieux déclin, mais que la pratique existe toujours à certains endroits, principalement par des personnes occupant des postes de pouvoir, gouverneurs régionaux, officiers ou hommes d’affaires qui continuent à avoir des esclaves héréditaires dans leurs foyers.
Daech avec les femmes yézidies comme le Soudan sous le régime d’Omar el-Béchir rappellent que l’esclavage, notamment sexuel, peut ressurgir même aujourd’hui…
Aux yeux de la population arabe du nord du Soudan, à la peau plus claire, les Soudanais du sud, à la peau plus foncée, sont les ancêtres des esclaves, ce qui peut justifier des discours et pratiques extrêmes. Il y a une continuité historique. En 2020, le mariage du célèbre footballeur soudanais noir Issam Abdulraheem avec une maquilleuse arabe à la peau claire a provoqué des commentaires racistes sur les réseaux sociaux, un commentateur allant jusqu’à écrire qu’ »une reine épouse son esclave ».
Dans le cas de Daech, ce qui était frappant, c’est de voir à quel point les responsables de l’Etat islamique étaient explicites, et sans aucun remords, sur le sujet de l’esclavage. Ils citaient le Coran et la loi islamique pour affirmer que des femmes pouvaient être achetées et vendues, et qu’on pouvait en disposer comme bon vous semble. Tout cela est justifié dans leur vision très littéraliste et extrémiste de l’islam.
Quelles ont été les réactions après la publication de votre livre en anglais ?
Les choses changent depuis quelques années. Pendant l’écriture du livre, des amis ou membres de ma famille m’ont fait des remarques du genre « c’est courageux » ou « c’est dangereux ». Mais aujourd’hui, on considère de plus en plus que ce sujet est important sur le plan historique. Le fait est que nous en savons bien moins sur l’esclavage et la traite des esclaves dans le monde islamique que sur la traite atlantique. Il suffit de faire une recherche sur Google pour constater que l’accent est mis sur le commerce triangulaire. La longue, riche et complexe histoire de l’esclavage dans les pays musulmans est bien moins connue. Mais une nouvelle génération de chercheurs est en train de faire évoluer les mentalités, en particulier dans des pays comme la Turquie, la Tunisie et le Maroc. Il reste encore un long chemin à parcourir, car en réaction, il y a aussi un sentiment de déni ou de défense.
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Author : Thomas Mahler
Publish date : 2025-11-01 15:00:00
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