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« La France n’est peut-être pas encore tombée assez bas… » : l’avis d’un économiste britannique sur le bourbier budgétaire

« La France n’est peut-être pas encore tombée assez bas… » : l’avis d’un économiste britannique sur le bourbier budgétaire

« Le pays n’est pas menacé de faillite, mais d’étouffement progressif », alertait récemment François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France. L’avertissement est-il seulement parvenu jusqu’aux bancs de l’Assemblée nationale ? Rien n’est moins sûr, à en juger par les débats sur le volet recettes du projet de loi de finances 2026. Malgré la gravité de la situation budgétaire du pays le plus taxé de l’OCDE, les députés ont passé les derniers jours à s’écharper… sur la meilleure manière de taxer les plus riches.

Depuis le Minnesota, l’économiste britannique John Phelan observe avec sévérité – et consternation – ces discussions. Pour ce chercheur au Center of the American Experiment, un think tank libéral-conservateur, la place prise par la taxe Zucman dans les débats, qu’elle soit dans sa version initiale ou « allégée », telle que proposée par les socialistes, défie toute logique économique. Plutôt que de taxer les riches, il invite la France à interroger le fonctionnement et l’efficacité de son État-providence, qu’elle « ne parvient plus à financer », et à repenser son modèle de croissance autour de l’investissement et l’accroissement de la productivité. Entretien.

L’Express : Le principal débat qui agite la France ces dernières semaines porte sur la taxation des plus riches. Une partie de l’échiquier politique y voit une réponse à un certain nombre des problèmes sociaux et budgétaires que rencontre la France. Qu’en pensez-vous ?

John Phelan : Taxer les riches n’est absolument pas une solution. Mais ce débat, malheureusement, n’est pas spécifique à la France. Au Royaume-Uni et aux États-Unis, nous voyons les mêmes discussions, alors que le sujet central, c’est que les États-providence ont pris une ampleur telle que les économies ne peuvent plus les soutenir. C’est une dérive qui dure depuis des décennies maintenant : les citoyens ont voté pour toujours plus de prestations sociales, notamment la génération qui est à la retraite ou part à la retraite aujourd’hui, alors même qu’elle n’a pas eu assez d’enfants pour financer ces dépenses supplémentaires. Logiquement, le système se casse la figure.

Je regardais, récemment, les données pour la France. Ce qu’elles montrent est très clair : les revenus des retraités ont augmenté plus vite, ces dernières années, que ceux des actifs, au point qu’aujourd’hui un retraité vit en général mieux qu’un actif. C’est la même chose au Royaume-Uni. Or, avec le vieillissement démographique, c’est simplement et mathématiquement insoutenable.

Face à ce problème, taxer quelques milliers de milliardaires ne va absolument rien changer. Même si l’on en venait à confisquer l’entièreté de leur fortune et qu’on la liquidait au prix du marché, cela ne financerait les dépenses sociales que pendant quelques jours. On voit à quel point c’est dérisoire, en termes d’échelles. Aux États-Unis, par exemple, le programme d’aide alimentaire SNAP arrive à court de financement. Il coûte environ 8 milliards de dollars par mois. Si on liquidait toute la richesse des plus riches, cela ne suffirait même pas à couvrir cette seule ligne budgétaire. Et même si on prend les hypothèses les plus optimistes sur ce que rapporterait une taxe sur la fortune en France, son rendement serait dérisoire et ne comblerait qu’une infime partie du déficit public.

En France, le débat s’est cristallisé autour de la proposition de Gabriel Zucman. Mais selon vous, les résultats sur lesquels elle s’appuie sont controversés. Pourquoi ?

Gabriel Zucman affirme que les riches paieraient un taux d’imposition effectif inférieur à celui de la majorité des Français, et à la fin des années 2010, il disait la même chose aux Américains. Mais cette affirmation s’appuie sur des travaux statistiques très discutables, et le mot est faible. Mon collègue et ami, l’historien de l’économie Phillip W. Magness, a publié de nombreux articles dans lesquels il montre pourquoi l’affirmation de Gabriel Zucman selon laquelle les 400 Américains les plus riches auraient un taux effectif d’imposition plus faible que les 50 % des Américains aux revenus les plus faibles est contestable sur le plan de la méthodologie et sous-évalue les impôts payés par les très riches (le top 0,001 %). Mais même en admettant qu’il ait raison et en prenant une estimation optimiste, ce que rapporterait la taxe n’est pas du tout à la hauteur du déficit budgétaire, on ne parle tout simplement pas des mêmes échelles de grandeur.

Le Parti socialiste a proposé une « taxe Zucman allégée« , qui vient d’être rejetée par l’Assemblée. Était-elle aussi « allégée » qu’on le dit ?

Allégée ou pas, cette taxe continuait de soulever un problème de fond, c’est que l’on continue de vouloir frapper durement les ménages les plus aisés en leur demandant de payer sur la base d’une valeur théorique. Sa faiblesse structurelle, c’est que la charge fiscale peut augmenter même quand le revenu ne suit pas. C’est ce qui peut arriver avec la taxe foncière, par exemple. Ce n’est donc pas un hasard si ce type de taxes a été abandonné dans de nombreux pays. Les Britanniques, dans les années 1970, ont tenté d’instaurer un impôt sur la fortune. Sans succès.

Cette taxe Zucman allégée ne résoudrait aucun des problèmes fondamentaux de la taxe Zucman initiale : le fait de reposer sur une valeur d’actif théorique. La taxe Zucman allégée était donc tout aussi mauvaise que la taxe Zucman première version.

N’y a-t-il pas tout de même pas un problème de justice fiscale, comme le soutient Gabriel Zucman ?

La vraie question, c’est de savoir ce qu’on entend par « justice fiscale ». Chacun a sa propre définition. En tout cas, l’idée qu’on puisse appeler « justice fiscale » le fait de vouloir faire payer toujours davantage une fraction toujours plus réduite de la population me semble absurde. Mais c’est un problème qui dépasse la personne de Zucman, et que l’on rencontre dans tous les pays occidentaux : on pense pouvoir tout promettre à tout le monde, en se disant que de toute manière, il y a toujours plus riche que soi qui paiera la facture.

Dans les pays scandinaves, ils se permettent d’avoir des États-providence très généreux parce qu’ils imposent des taxes très fortes sur la classe moyenne, via une lourde fiscalité sur la consommation et les ventes, pas le fait de taxer les plus riches. Encore une fois, c’est une question d’ordre de grandeur : l’assiette fiscale d’une taxe sur les ultra-riches est très faible, et ce que ça vous rapporte est insignifiant au regard du déficit budgétaire. Penser qu’on peut bénéficier de services publics toujours plus nombreux et qualitatifs sans en payer le prix car les « riches » s’en chargeront, c’est une illusion. Il faut arrêter de croire à la potion miracle selon laquelle trois milliardaires paieront pour tout le monde.

Quelles sont, selon vous, les causes de la situation budgétaire et économique que connaît aujourd’hui la France ?

La France, à l’instar de beaucoup d’autres pays occidentaux, entretient un État providence très coûteux que son économie n’a pas les moyens de financer. Le pays souffre aussi d’une bureaucratie inefficace. Cela fait des années que des candidats de centre-droit tentent de se présenter en « Thatcher français ». On l’a dit de Nicolas Sarkozy, par exemple, et je me souviens que certains le disaient même pour Jacques Chirac (rires). Mais à chaque fois, rien ne change, car les réformes n’aboutissent jamais. Ceci étant, contrairement à l’Allemagne ou à l’Angleterre, le fait d’avoir adopté le nucléaire très tôt et à grande échelle offre à la France un avantage considérable en lui permettant de bénéficier d’une énergie moins chère.

Enfin, la France souffre d’un problème qui, là encore, concerne de nombreux pays occidentaux : le fait que son modèle de croissance repose sur l’importation de travailleurs peu qualifiés. Au Canada par exemple, la croissance du PIB impressionne à première vue, si on la compare à celle des autres pays du G7. Mais quand on la décompose, on voit que le PIB par habitant n’a pas progressé depuis dix ans, car toute sa croissance vient de l’augmentation de la population. Autrement dit, l’économie croît, mais les Canadiens ne sont pas plus riches. On assiste au même phénomène au Royaume-Uni, en France, en Allemagne : le PIB global augmente, mais le revenu moyen stagne. Il faudrait plutôt miser sur un modèle fondé sur l’investissement et la productivité du travail.

Vous écrivez que les lois de l’économie vont tôt ou tard s’imposer à la France. De quelle manière ?

J’ai toujours des réticences à faire des prévisions à long terme en économie. Mais la situation pourrait vite devenir problématique pour la France, et d’autres pays comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni. Il suffit de regarder l’évolution des déficits budgétaires et des taux d’intérêt sur leurs obligations. Après la crise financière de 2008-2009, puis celle de la zone euro, les rendements obligatoires avaient chuté et les États pouvaient emprunter quasiment gratuitement. Mais cette situation n’était pas durable, et la déferlante de dépenses publiques liée au Covid a fini par faire exploser ce modèle. Nous sommes désormais entrés dans une nouvelle ère budgétaire, et il va falloir affronter cette nouvelle réalité rapidement et sérieusement.

S’ajoute à cela la question de la menace russe. L’Allemagne affirme vouloir se réarmer, et c’est une bonne chose, car Vladimir Poutine est un danger et il faut lui tenir tête. Mais on ne peut pas annoncer ce genre de choses sérieusement, alors qu’on a pris tout un tas de décisions qui ont eu pour conséquence de détruire son industrie manufacturière au nom d’objectifs climatiques irréalistes. Les politiques de « zéro émission nette » relèvent de la pure illusion, encore plus sans nucléaire. On approche donc un moment critique.

Selon vous, de quoi la France a-t-elle besoin pour se sortir de cette situation ?

Il faudrait déréguler et simplifier drastiquement le marché du travail, mieux intégrer les jeunes dans la vie active en faisant en sorte qu’ils acquièrent des compétences plus tôt, car le chômage des jeunes est un fléau en France. Mais le point essentiel, c’est d’augmenter la croissance par habitant en misant sur l’augmentation de la productivité. Enfin, il faudrait revoir en profondeur l’État providence, et en particulier votre système de retraites. Il est absolument aberrant que le revenu moyen d’un retraité dépasse celui d’un actif. En plus d’être insensé, ça n’est pas soutenable à long terme.

Pourtant, il ne semble pas y avoir, chez les citoyens français, de demande pour un programme ressemblant de près ou de loin à ce que vous proposez…

Oui, c’est certainement dû à la démographie : quand la population vieillit, les choix politiques finissent par refléter les préférences des électeurs les plus âgés. L’autre explication, c’est peut-être que la France n’est pas encore tombée assez bas pour espérer un véritable sursaut. Dans les années 1970, partout en Occident, le modèle keynésien s’effondrait et il a fallu réagir. Au Royaume-Uni, c’est parce que la situation économique était catastrophique que Margaret Thatcher a été élue. En France, c’est un peu ce qui s’est passé sous François Mitterrand, avec le tournant de la rigueur. Paradoxalement, seul un socialiste pouvait se permettre de faire cela sans provoquer une crise politique majeure.

Plus récemment, en Argentine, Javier Milei a été élu parce que le pays avait connu des décennies de crise économique permanente. Ce qu’il proposait aux Argentins, c’était d’en finir avec ce cycle, et sa victoire électorale aux élections de mi-mandat confirme qu’ils ne veulent surtout pas revenir au péronisme et à son bilan économique catastrophique. Pour la France, la question est de savoir quand la pression fera sauter le couvercle.



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Author : Baptiste Gauthey

Publish date : 2025-11-02 16:00:00

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