Jamais un accord d’une telle ampleur n’avait été signé entre une entreprise culturelle et une société d’intelligence artificielle générative. Le label de musique Universal a autorisé le 30 octobre dernier Udio à utiliser les œuvres de ses artistes pour générer des musiques, moyennant une rémunération, demeurée inconnue. Depuis le développement de l’IA générative (IAg) ces deux dernières années, tribunes et recours des artistes se sont accumulés pour réclamer un meilleur respect de leurs droits. En vain.
En France, les sociétés d’auteurs optent pour la négociation avec les opérateurs d’IA. Ainsi de la Société civile des auteurs multimédia (Scam), qui s’efforce de défendre ses 37 000 auteurs, dans le cinéma et l’audiovisuel, la littérature et la photographie, ou encore le journalisme et la traduction. Même après l’accord entre Universal et Udio, son directeur général, Hervé Rony, ne cache pas ses inquiétudes.
L’Express : Qu’une entreprise d’IA comme Udio verse des droits d’auteur aux artistes, même indirectement, est une grande première. Comment la Scam négocie-t-elle pour protéger et rémunérer les droits d’auteur de ses membres ?
Hervé Rony : Pour le moment, aucune de nos nombreuses négociations, aucune de nos rencontres avec Gemini [propriété de Google] n’a abouti. Avec la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), nous avons écrit environ 170 courriers à tous les opérateurs d’IAg que nous avons pu identifier, certains étant plus massifs que d’autres… Actuellement, nous réfléchissons avec les autres sociétés d’auteurs françaises à des mécanismes de gestion collective pour faire face aux opérateurs d’IAg.
D’un côté, il faut que nous puissions autoriser ou non l’entraînement des données par les IAg. Dans l’idée, il faudrait leur montrer que nous sommes légitimes à intervenir. Puis, leur prouver qu’une partie du contenu que préempte tel opérateur contient des œuvres qui sont présentes à la Scam, ce qui n’est pas évident. Enfin, leur rappeler que notre répertoire doit être protégé. Nous demandons donc que les entreprises d’IA soient transparentes sur leur usage de nos données.
D’un autre côté, il faut que les opérateurs identifient le chiffre d’affaires qu’ils font à partir des œuvres et productions de nos artistes et auteurs. Puis il s’agirait de convenir d’un pourcentage sur le chiffre d’affaires qu’ils pourraient nous reverser : ce sont les fameux droits d’auteur.
Alexandra Bensamoun, professeure de droit à l’Université Paris-Saclay, et spécialiste en régulation du numérique et droit de la propriété intellectuelle s’est penchée sur le sujet dans un rapport [publié le 9 décembre 2024] pour le CSPLA (Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique). Elle propose d’encadrer nos négociations en instaurant, dans la loi, que les œuvres préemptées par les IA sont présumées protégées. De son côté, le ministère de la Culture français organise aussi [depuis le 2 juin 2025] une concertation pour inciter les développeurs d’IAg à négocier avec nous.
Avez-vous espoir que ces négociations aboutissent un jour ?
Non, j’y crois très peu car les développeurs d’intelligence artificielle générative n’ont aucun intérêt ni économique, ni politique à discuter avec nous. De leur point de vue, ils n’ont pas à nous rendre de comptes, ils ne sont pas responsables des reproductions de nos œuvres. Les nouvelles technologies sont avant tout, selon eux, une assistance et une valorisation du travail de leurs usagers. Mais cet argument est ambivalent. Car nous voyons certes l’IA comme une aide, mais aussi comme un outil qui pourrait se substituer à nous, auteurs.
Lorsque les IAg aspirent des œuvres, celles-ci font ensuite partie de leur corpus et participent aux « biais » de leurs réponses. Peut-on considérer qu’en aspirant ces données, les outils d’intelligence artificielle puissent mieux référencer les artistes et auteurs en ligne ?
C’est un argument pernicieux. Penser que quand on pirate de la musique par exemple, cela profite aux artistes, car de nouvelles personnes les découvrent, est très dangereux. Avec ChatGPT, quand vous avez une réponse, elle n’est pas toujours sourcée. Les artistes et auteurs ne sont donc pas toujours cités dans les réponses de ChatGPT, même quand le moteur de recherche se base sur leurs œuvres. Dans tous les cas, on ne peut pas accepter de mettre à disposition des œuvres gratuitement. Les œuvres d’art sont censées être protégées.
Quels sont justement les risques spécifiques pour les artistes et auteurs ?
Le premier risque est d’utiliser des contenus qui ont été préemptés sans autorisation ni régulation. Le deuxième risque, une fois que ces données sont préemptées et utilisées, c’est leur manipulation. Par exemple, les IAg peuvent reprendre des scènes filmées, des archives et faire croire que l’événement s’est passé à un autre endroit, ou bien prendre des photos et les transformer en film. Déontologiquement, cela est très grave. Le risque me semble donc plus important dans le répertoire artistique du réel que dans celui de la fiction.
La directive européenne de 2019 prévoit deux exceptions au droit d’auteur, pour la fouille de textes et l’extraction de données. La première permet aux laboratoires de recherche publics de disposer des données en ligne à des fins de recherche. La seconde concerne « les reproductions et les extractions d’œuvres et d’autres objets protégés accessibles de manière licite » qui peuvent être fouillés si les contenus sont librement accessibles, et si les titulaires de droit ont délibérément autorisé l’usage de leurs données en ligne. Quels recours juridiques envisagez-vous de votre côté ?
Ce qui peut aussi faire pression, ce sont les procès. Il va falloir mettre en place des mécanismes de contrainte. Mais en face, les Etats-Unis n’en veulent pas. Il ne faut pas perdre de vue le contexte géopolitique : la régulation de l’IAg est un lieu d’affrontement entre les Etats-Unis et l’UE. Du côté d’Emmanuel Macron, il y a une certaine frilosité à intervenir trop fortement sur la régulation, de peur de répliques américaines, par exemple avec une hausse de taxes douanières. Dans tous les cas, les opérateurs américains eux-mêmes ne veulent pas faire grand-chose car l’Europe compte économiquement pour eux.
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 Publish date : 2025-11-03 19:00:00
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