L’Express

Baptiste Roger-Lacan : « Au pouvoir, le RN pourrait être tenté d’éprouver la résistance de nos institutions »

Baptiste Roger-Lacan : « Au pouvoir, le RN pourrait être tenté d’éprouver la résistance de nos institutions »

Avec ses 143 députés, sa place au second tour des deux dernières élections présidentielles, ses deux candidats en pole position dans la course élyséenne de 2027, et plus généralement la cote de popularité de ses dirigeants, on oublie parfois que le Rassemblement national reste un parti marginalisé. L’adoption par les députés de la proposition de résolution visant à dénoncer les accords franco-algériens de 1968 le 30 octobre dernier nous l’a rappelé : il s’agit du premier texte porté par le RN voté à l’Assemblée nationale depuis sa création en 1972, voilà plus d’un demi-siècle.

Mais alors pourquoi maintenant et pourquoi cette proposition de loi spécifiquement ? Le vote commun avec Horizons et Les Républicains a-t-il fait sauter des digues, et doit-il être appréhendé comme le prélude à une union des droites ? Réponse avec Baptiste Roger-Lacan, historien spécialiste de l’extrême droite, qui a dirigé la rédaction de l’ouvrage collectif Nouvelle histoire de l’extrême droite (Seuil, 2025).

L’Express : Pour la première fois depuis sa création en 1972, le RN est parvenu à faire adopter l’un de ses textes à l’Assemblée nationale. Avez-vous été surpris par cette nouvelle étape de la dédiabolisation ? Ou, à l’inverse, vous étonnez-vous que ce point de bascule n’ait pas eu lieu plus tôt ?

Baptiste Roger Lacan : Si l’on considère cela à l’échelle continentale, il peut en effet paraître surprenant que cette bascule intervienne si tard. Après tout, le RN est l’un des plus anciens partis d’extrême droite européens. Mais on touche aussi à sa singularité : malgré son ancienneté et son poids électoral depuis des décennies, il n’a jamais été au gouvernement. Ni seul, ni au sein d’une coalition. Cette spécificité s’explique notamment par la configuration particulière de la droite française, où l’opposition entre gaullistes et extrême droite a été structurante des années 1960 aux années 2000, voire début 2010. Il n’est donc pas tellement surprenant que le RN ait mis tant de temps à faire adopter un texte à l’Assemblée. A cela s’ajoute un autre facteur : sa faible représentation parlementaire. Si l’on excepte la législature qui va de 1986 à 1988, le FN/RN n’a jamais disposé d’un groupe avant 2022.

Le texte en question se trouve être une proposition de résolution visant à « dénoncer » les accords franco-algériens de 1968. Son adoption ne serait-elle pas davantage le symptôme d’une droitisation du pays que d’une normalisation du RN ?

La notion de droitisation me paraît extrêmement floue. Il n’en reste pas moins qu’en matière d’immigration, les positions visant à durcir les conditions d’accueil semblent effectivement rencontrer une audience large. De ce point de vue, l’adoption d’un texte qui vise à « dénoncer » les accords franco-algériens de 1968 peut être lue comme un symptôme d’un déplacement du curseur vers la droite. Mais ce vote me semble surtout révéler autre chose : la capacité du Rassemblement national à identifier des sujets sur lesquels il sera très difficile aux autres forces de droite de ne pas voter avec lui. Les accords franco-algériens, et plus largement la relation migratoire franco-algérienne, sont devenus un marqueur fort pour une partie de la droite. Bruno Retailleau en a fait un point clé de son agenda politique lorsqu’il était ministre. En ciblant précisément cette question, le RN s’assurait donc pratiquement une majorité. L’épisode illustre ainsi moins une « normalisation » du RN qu’une forme de convergence tactique sur certains thèmes avec la droite classique.

Est-ce une première étape vers une union des droites ? Un tabou vient-il de sauter ?

Ce qui est intéressant, c’est qu’on parle désormais d’union des droites sans mettre de guillemets, alors que, jusqu’il y a quelques années, le terme était exclusivement utilisé par des figures de l’extrême droite… Cette simple évolution sémantique suggère que l’idée fait son chemin. Pour autant, je pense que quelques singularités françaises compliquent l’équation. D’abord des divergences programmatiques, notamment sur les questions économiques – même si cela pourrait évoluer en cas d’hypothétique victoire de Jordan Bardella. Ensuite, des questions de sociologie militante : aujourd’hui, le RN est un parti de masse avec très peu de cadres ; LR est un parti à base électorale réduite mais qui a, au contraire, énormément de cadres. Fusionner les deux est extrêmement compliqué. Il reste aussi une dimension mémorielle : certains LR continuent de revendiquer l’héritage gaulliste, ce qui complique le rapprochement avec un parti issu de la mouvance qui a longtemps revendiqué son attachement au pétainisme et à la frange la plus radicale du combat pour l’Algérie française. Les croix de Lorraine affichées par certains responsables du RN sur les revers de leurs vestes ne suffisent pas complètement à effacer ce passé.

Une tentative de rapprochement a tout de même eu lieu en 2024, lors des législatives anticipées, entre Marion Maréchal et Reconquête d’une part et d’autre part avec le ralliement d’Eric Ciotti, alors président des Républicains, au RN.

Ces deux exemples montrent bien toute la complexité d’aboutir à une véritable union des droites. D’un côté, le président de LR, sans consulter son parti, tente une alliance et se fait immédiatement évincer, après un psychodrame grotesque. De l’autre, un RN qui n’a absolument pas la culture de coalition – ce qui n’est pas étonnant, vu l’histoire du parti. Après une ébauche de rapprochement avec Marion Maréchal et la quasi-totalité des cadres de Reconquête qu’elle avait débauchés, le RN a finalement fait avorter le processus. Dans les deux cas, on voit à quel point il est difficile pour le parti, aujourd’hui, de s’engager dans un véritable processus d’alliance.

Pour l’instant, la stratégie du RN reste celle de Marine Le Pen depuis ses débuts : éroder la base électorale de LR et procéder par prises de guerre individuelles. Cela fonctionne très bien pour intégrer un ou deux cadres isolés — ils arrivent affaiblis, brouillés avec leur famille politique, et se coulent facilement dans la logique RN. Ce n’est pas du tout la même chose d’accueillir un parti en bon ordre, avec un groupe parlementaire — certes réduit, mais important dans une Assemblée aussi fragmentée — un groupe au Sénat, des présidents de région, des maires… Tout cela est beaucoup plus compliqué à intégrer dans un parti comme le RN, qui a encore un problème de professionnalisation.

En Italie, la première union des droites remonte à 1994. Pourquoi cela ne s’est-il jamais concrétisé en France ? La seule « radioactivité » de Jean-Marie Le Pen a-t-elle rendu toute alliance impossible, ou y a-t-il d’autres facteurs plus profonds ?

En France, il y a un tournant à la fin des années 1980. La stratégie défendue par une partie des dirigeants du FN — une stratégie de convergence avec les autres forces de droite dans l’espoir d’arriver au pouvoir — échoue parce que Jean-Marie Le Pen multiplie les déclarations qui révèlent la culture profonde d’un parti où les nostalgies vichyste et impériale voisinent avec un négationnisme obsessionnel : la plus spectaculaire de ces déclarations étant sa déclaration sur la Shoah et les chambres à gaz, qu’il qualifie de « point de détail ». Elle obère immédiatement toute chance de rapprochement avec le RPR et l’UDF, coulant la stratégie qui avait été celle du parti depuis les municipales de 1983.

Sous Marine Le Pen, cet héritage a continué de peser, notamment lorsque l’UMP était encore un parti puissant électoralement, qui n’avait alors aucun intérêt à s’allier. En outre, Marine Le Pen est europhobe et a longtemps mis en avant une forme de nationalisme économique aux accents très étatistes. Cela remet en cause l’orthodoxie européenne et économique des Républicains. Un point central dans l’identité de LR.

D’aucuns arguent que le RN n’a plus grand-chose à voir avec ses premières heures. Cette transformation est-elle propre à l’extrême droite, ou retrouve-t-on des évolutions comparables dans l’histoire récente du PS, du PCF ou des Républicains ?

Le RN a une grande souplesse rhétorique mais ses fondamentaux ne bougent pas : un nationalisme exclusif, la défense implicite d’une population « blanche » perçue comme menacée, une xénophobie décomplexée, une hostilité au parlementarisme et un anti-élitisme constant. Ce qui varie, c’est surtout le discours économique. Dans les années 1980, le FN est plutôt libéral économiquement. Il s’agit alors de créer des convergences avec les forces de droite alors que les socialistes ont conquis l’Elysée. Cette ligne disparaît avec la chute du mur de Berlin. Aujourd’hui, le RN se présente comme social, mais ce discours repose toujours sur le même postulat xénophobe : l’Etat-providence pourra être préservé si l’on exclut les étrangers. On n’est pas très loin du slogan des années 1970 : « un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés en trop ».

En réalité, cette plasticité rhétorique est l’héritage direct de Jean-Marie Le Pen. Quand les fondateurs du FN lui proposent de prendre la tête du parti en 1972, ils veulent attirer un ancien parlementaire, mais aussi un homme qui arrive sans troupes et sans une ligne idéologique très définie — si l’on excepte un anticommunisme forcené et un attachement viscéral à l’Empire colonial. Sa force, ce n’est pas la cohérence idéologique. C’est sa capacité à manier des références très diverses pour s’adresser à toutes les sensibilités de l’extrême droite. C’est ce qui fonde le parti et ce qui permet sa croissance. Ces revirements ne sont donc pas surprenants : ils sont même consubstantiels au FN.

Contrairement à ce qu’il prétend, le RN est donc toujours un parti d’extrême droite, selon vous ?

Il n’y a aucun doute là-dessus. Le RN s’inscrit dans une tradition illibérale, hiérarchisante, et autoritaire. Ceci étant dit, et cela vaut pour Giorgia Meloni comme pour Marine Le Pen : pour la première fois dans l’histoire européenne, des partis d’extrême droite aux portes du pouvoir (ou majoritaires) ne se présentent pas avec un programme de destruction explicite de la démocratie libérale. Jusqu’aux années 1990 (y compris au FN, en partie au MSI), soit on défendait une vision plébiscitaire de la démocratie en rupture avec les principes de la démocratie libérale, soit c’était carrément la volonté de rompre avec la démocratie qui primait.

Lorsque les alliés européens du RN, ou des partis avec lesquels ils ont de fortes convergences, arrivent au pouvoir, ils testent les limites de la démocratie. Une fois installés, il n’y a pas d’incendie du Reichstag ni de suspension immédiate des libertés ; en revanche, ils éprouvent systématiquement la solidité des garanties institutionnelles des régimes dans lesquels ils gouvernent. On l’a vu en Pologne, en Hongrie ; on le voit en Italie avec, entre autres, l’offensive en cours sur les médias et le projet de réforme institutionnelle renforçant considérablement l’exécutif. On le voit également aux Etats-Unis. Je n’ai aucun doute que la même chose se produirait en France si le RN arrivait au pouvoir.

Cette stratégie — apparaître comme un futur parti de gouvernement respectueux des institutions — pourrait-elle être un cheval de Troie pour saper les fondations de la Ve République et certains de ses contre-pouvoirs ?

Même si la France conserve des garanties institutionnelles, la Ve République, surtout dans sa version actuelle, est un régime qui permet à n’importe quel président avec une majorité de faire passer énormément de mesures très vite. Beaucoup plus vite que chez la plupart de nos voisins européens. La nécessité de bouleverser le système n’est donc pas évidente, d’autant que la pratique ultra-présidentialisée de ces dix dernières années a déjà renforcé l’exécutif.

Cela dit, je serais très surpris, si le RN arrive au pouvoir, qu’il ne cherche pas à renforcer encore les pouvoirs du président et de son gouvernement, que ce soit par référendum ou via le Congrès. Ils pourraient tout à fait poser la main sur l’audiovisuel public, par exemple.

Le thème de l’impuissance du politique est par ailleurs en train de monter : le Conseil constitutionnel, le Conseil d’Etat, les tribunaux administratifs… Selon certains, ces contre-pouvoirs empêcheraient de gouverner. Le RN ne pourrait-il pas s’appuyer sur cette rhétorique ?

Cette ligne peut clairement devenir un outil politique pour le RN. C’est un point de porosité majeur entre la droite et l’extrême droite. Le RN cherche à montrer, par des propositions concrètes — comme sur les accords franco-algériens — qu’il peut « réparer » ce que la droite dénonce depuis longtemps. Aujourd’hui, il existe une convergence entre la droite et l’extrême droite sur l’idée qu’li existerait une « dictature des juges » : ce contre-pouvoir non élu érigerait en système la trahison de la volonté populaire. C’est une conséquence directe d’une méconnaissance croissante de la démocratie libérale, qui repose précisément sur des contre-pouvoirs.

Marine Le Pen se targue volontiers de responsabilité sous prétexte que le RN voterait les textes de la gauche – la réciproque n’étant pas vraie. Historiquement, les mouvements d’extrême droite ont-ils déjà adopté ce type de stratégie, ou s’agit-il d’une pratique spécifique au RN d’aujourd’hui ?

On observe deux grands domaines dans lesquels convergent l’extrême droite et une partie de la gauche. Le premier, la construction européenne. En 1957, les poujadistes votent avec le Parti communiste contre le traité de Rome. Puis en 1992 (Maastricht) et en 2005 (Traité constitutionnel), le FN se retrouve aux côtés d’une partie de la gauche dans le camp du « non ». Il existe donc des précédents. Le deuxième, les motions de censure. Plusieurs exemples existent, dont un très ancien : en 1874, les légitimistes les plus intransigeants s’allient avec la gauche pour renverser un gouvernement conservateur, qu’ils jugent responsable de l’échec de la restauration monarchique. C’est un cas fascinant : la droite ultra renverse un gouvernement de droite.

Plus proche de nous, en 1986, le groupe FN de Jean-Marie Le Pen vote la censure contre le gouvernement Chirac. Ce coup tactique doit permettre d’accréditer une posture anti-système. Peu importe avec qui l’on vote, pourvu que cela nourrisse le récit d’un système dominé par des élites qui auraient trahi le peuple. Marine Le Pen radicalise et systématise cette veine en lui donnant l’apparence du « bon sens », une expression qu’elle utilise souvent, pour sortir des « blocages partisans », provoqués par des irresponsables qui pourriraient la vie des Français. Quand elle affirme que le RN vote les textes de la gauche « quand ils vont dans le bon sens », elle se présente comme la seule force capable de dépasser les clivages, au nom d’un peuple qui ne serait ni de droite ni de gauche, mais simplement français. C’est une tradition ancienne de l’extrême droite : dénoncer l’affrontement partisan comme artificiel, délégitimer la démocratie libérale accusée de « diviser les Français », et se poser à la fois en porte-parole du peuple et en instance supérieure d’arbitrage. La nouveauté tient moins à la stratégie qu’au registre rhétorique, plus policé, par lequel elle est aujourd’hui justifiée.



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Author : Ambre Xerri

Publish date : 2025-11-04 19:00:00

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