Le terme « transclasse » désigne une personne qui change de catégorie sociale au cours de sa vie. C’est devenu une notion très à la mode depuis que la philosophe Chantal Jacquet l’a inventé et qu’il sert de toile de fond à de nombreux romans comme ceux d’Edouard Louis ou d’Annie Ernaux. Le plus souvent, il s’agit d’une trajectoire ascendante, c’est-à-dire des enfants d’origine modeste qui accèdent à des mondes sociaux favorisés. J’ai eu l’occasion de décrire dans mon livre Les origines. Pourquoi devient-on qui l’on est (Autrement) combien ce statut était empreint d’une narration doloriste et était devenu paradoxalement enviable. Paradoxalement : car il s’agit d’une situation de handicap social et qui est souvent décrite par les qualificatifs de honte (honte de ses origines et honte ensuite d’avoir eu honte). Il se trouve que dans nos sociétés, le statut de victime peut être désirable. De là qu’on voit émerger un phénomène curieux mais non dénué d’intérêt : le transclassisme imaginaire.
Le principe ? Une personne s’identifie à une origine sociale supposée modeste – non parce qu’elle en est réellement issue, mais parce qu’elle revendique une appartenance symbolique à cette condition. Il en est de plusieurs catégories. Les cas les plus courants relèvent de ce que l’on peut appeler le transclassisme intergénérationnel : certains vont chercher dans leurs lointains ascendants (il suffit en général de remonter aux grands-parents) pour dénicher triomphalement, une personne économiquement modeste. Ainsi, l’on a dû subir les déclarations de Rahim C. Redcar alias Christine and the Queens – sa mère enseignante de latin et son père universitaire – tenant à nous faire savoir qu’il ressentait « la mémoire des muscles de la classe ouvrière ».
Une espèce plus rare mais non moins fascinante : les trans-transclasses, autrement dit des gens qui sont nés dans un milieu bourgeois mais qui se « sentent » prolétaires, comme les transâges ont l’impression de n’être pas aussi vieux que ce qu’indique leur carte d’identité. Ils se reconnaissent à leur façon de parler, s’habillant à la façon qu’ils imaginent être celles des ouvriers et appelant avec des accents de titi parisiens à la révolte. Ils n’ont jamais de mots trop durs pour les bourgeois… et on découvre que papa était dirigeant d’entreprise.
Frites et RC Lens
Dans ce registre, on doit reconnaître à Marine Tondelier le mérite d’avoir innové dans ce domaine. La secrétaire nationale des Ecologistes vient récemment d’inventer un transclassisme qu’on pourrait dire de « halo ». En effet, lors de l’annonce de sa candidature à l’élection présidentielle de 2027, elle a déclaré : « Je suis une femme, jeune, écologiste, je viens du bassin minier du Pas-de-Calais, alors je devrai sans doute me battre deux fois plus que d’autres ». Cette phrase articule trois éléments : un genre (« femme »), une génération (« jeune »), et surtout une origine territoriale (« du bassin minier du Pas-de-Calais »). Le raisonnement : venant d’un territoire réputé populaire, elle serait placée d’emblée dans une condition de défi et d’infériorité symbolique. Ce n’est pas une interprétation malveillante de ma part mais bien ce que Marine Tondelier énonce explicitement dans son dernier livre Demain, si tout va bien (Albin Michel). Elle y rapporte son amour pour Pierre Bachelet et le Racing Club de Lens, sans oublier de mentionner son goût pour les frites car, explique-t-elle, « dans le croustillant d’une frite, c’est toute une part d’enfance et de fierté populaire qui ressurgit. » C’est beau comme du Redcar.
Or, le père de Marine Tondelier est médecin et sa mère dentiste. Il s’agit d’une forme contemporaine de captation de « capital symbolique » où l’origine sociale est revendiquée comme ressource rhétorique. On peut désormais se réclamer d’une origine sociale en fonction non des siennes propres mais de celles qu’on imagine statistiquement modale dans une zone de vie qu’on a fréquentée. C’est assez piquant lorsqu’on y songe : Marine Tondelier invite à interroger la voracité de nos sociétés dans un monde fini et on la comprend. Ce que l’on comprend moins, c’est sa cécité en matière de marché des biens symboliques où certains individus veulent pourtant tout dévorer et s’approprier l’ensemble des biens disponibles.
Gérald Bronner est sociologue et professeur à la Sorbonne Université.
Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/je-viens-dun-bassin-minier-marine-tondelier-transclasse-imaginaire-par-gerald-bronner-MMA5SE5YE5H5TPGATJPIV47T74/
Author : Gérald Bronner
Publish date : 2025-11-05 15:40:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.



