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Premier fabricant de drones… et de clous : comment la Chine est devenue l’empire du productivisme

Premier fabricant de drones… et de clous : comment la Chine est devenue l’empire du productivisme


Moins que d’être une technocratie, selon la thèse consacrée de Dan Wang, autrement dit un système où le pouvoir de décider est confié en priorité à des experts techniques, le trait principal de l’économie chinoise est d’être productiviste. Une économie productiviste est un système où l’objectif central est d’augmenter en permanence les volumes produits et le produit intérieur brut, en privilégiant la productivité, les économies d’échelle et la baisse des coûts unitaires par l’innovation.

Traverser la Chine côtière en train, en voiture ou la survoler en avion, c’est s’exposer à une succession continue de paysages urbains, bâtiments résidentiels de 20 étages, usines, entrepôts, routes, se répétant sur plusieurs milliers de kilomètres. Cette réalité physique traduit l’ampleur, tant du point de vue géographique que démographique, et la vitesse d’un décollage économique absolument inédit. Elever les masses : l’ambition idéologique marxiste revêt d’abord un caractère matériel.

La construction du barrage des Trois-Gorges a déplacé l’axe de rotation de la Terre de deux centimètres et ralenti son mouvement de 0,060 microseconde. Anecdotique, ce levier sur notre planète n’en est pas moins unique. La Chine produit 2 milliards de tonnes de ciment par an quand les Etats-Unis en ont consommé 4,5 milliards tout au long du XXe siècle. Elle fabrique 1 milliard de tonnes d’acier par an quand l’Europe en a sorti 15 milliards depuis la mise au point de la fonte au coke en 1709.

Une longue histoire

Ce décollage ne débute pas en 1978, avec la réforme économique engagée par Deng Xiaoping. Il est l’héritage des trois décennies précédentes. La Chine est un pays productiviste depuis longtemps. Si dans la phase maoïste, la lutte entre gardes rouges et experts a provoqué certains reculs de la technocratie au profit de l’idéologie, avec le Grand Bond en avant et la révolution culturelle, il serait absurde de négliger les hauts-fourneaux, les cimenteries, l’alphabétisation, les chemins de fer ou le réseau électrique qu’elle a laissés en héritage. Une étude du National Bureau of Economic Research de 2015 concluait que l’abolition du secteur privé en Chine et le retour à une économie dirigée entraîneraient un taux de croissance annuel moyen du PIB de 4 à 5 % d’ici 2050. Ce chiffre est seulement inférieur d’un point au taux de croissance moyen avec les réformes de marché.

Pourquoi cette société est-elle productiviste ? Parce qu’elle a connu la rareté et la privation. La prospérité actuelle ne doit pas faire oublier les affres de la misère durant les trois quarts du XXe siècle, où la faiblesse de la production se conjuguait à une population en forte augmentation. En 1990, la Chine présentait un PIB par habitant de 319 dollars contre 728 pour l’Afrique subsaharienne. Selon la FAO, l’agence des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, 289 millions de personnes, soit un quart de la population, souffraient encore de malnutrition à l’époque. La fin des coupons de rationnement alimentaire n’est intervenue qu’en 1993, après quatre décennies d’usage.

La maîtrise des ressources

La Chine est profondément imprégnée des théories économiques marxistes : les instruments de travail – outils, usines, infrastructures… – et les sujets du travail – les ressources naturelles et les matériaux bruts – se conjuguent avec la main-d’œuvre à des fins de production.

Si la Chine est désormais le septième pays qui consomme le plus de protéines par jour et par habitant – 128 grammes contre 121 grammes aux Etats-Unis -, c’est grâce à une utilisation maximale des terres agricoles pour nourrir sa population. Entre 1949 et 2024, l’agriculture chinoise a connu une transformation spectaculaire. La production céréalière est passée de 113 millions de tonnes à 700 millions. Cette augmentation s’est réalisée alors que la superficie cultivable par habitant chutait de 0,18 hectare dans les années 1950 à moins de 0,1 hectare aujourd’hui. La Chine affiche désormais un taux d’autosuffisance alimentaire de 95 %, malgré une population qui représente 18,3 % de l’humanité sur seulement 8,5 % des terres arables mondiales.

Le pays a la conviction qu’il faut maîtriser les matières premières industrielles et les intrants. L’exemple le plus connu est celui des terres rares. Le monopole chinois en la matière, avec 71 % de l’extraction mondiale, 90 % du raffinage et 93 % du frittage des aimants – le traitement thermique -, est total. Beaucoup de commentateurs retiennent la formule de Deng Xiaoping qui, en visite à l’usine Volkswagen de Shanghai le 6 février 1991, confia : « Un ami américain m’a dit : Vous avez ce trésor, comme le Moyen-Orient a le pétrole. » En réalité, la production a débuté dès 1957, dans la mine de fer de Bayan Obo en Mongolie intérieure, devenue la plus grande mine de terres rares au monde. Les autres matériaux, au-delà des terres rares, où la Chine a des positions dominantes sont le gallium (94 %), le magnésium (91 %), le tungstène (86 %), le germanium (83 %), le phosphore (79 %), le bismuth (70 %), le graphite (67 %), le vanadium (62 %), l’antimoine (56 %) et la fluorine (56 %). A l’exception du gallium et du tungstène, cette supériorité est principalement liée à l’efficacité de l’outil de raffinage et à l’acceptation de la pollution qu’il génère.

La Chine est en pointe sur la production et les réserves de terres rares dans le monde.

Cette attention aux intrants explique aussi la folle croissance de la production d’électricité. Et, parce que les ressources en pétrole et gaz sont limitées, avec seulement 1,5 % et 2,7 % des réserves mondiales, la folle croissance de l’extraction du charbon. La Chine produit actuellement 4,8 milliards de tonnes de charbon par an, soit 54 % de l’offre mondiale. Les Chinois sont parfaitement conscients des externalités négatives liées aux centrales à charbon, comme les émissions de gaz à effet de serre et de particules fines. Néanmoins, l’électrification du pays est prioritaire. La production électrique par habitant est de 7 100 kilowattheures (kWh) par an contre 6 000 dans l’Union européenne. L’électricité est considérée comme un intrant essentiel pour l’outil industriel, mais aussi pour les ménages qui paient l’équivalent de 7 centimes d’euros le kWh contre 29 centimes dans l’UE.

Les choses changent mais le charbon restera présent. L’an dernier, la Chine a ajouté un record de 429 gigawatts (GW) de nouvelle capacité nette à son réseau, dont les énergies éolienne et solaire combinées représentaient 83 %. La base totale des énergies renouvelables est de 1 966 GW, dont 1 482 GW d’éolien et de photovoltaïque, soit davantage que la base des centrales thermiques estimée à 1 451 GW. Le parc nucléaire croît mais il demeure minoritaire avec une capacité de 110 GW d’ici 2030.

L’autonomie stratégique

En 2023, la valeur des importations chinoises de matières premières a atteint 810 milliards de dollars, dont environ 45 % correspondaient à des achats de pétrole brut et de gaz naturel et un peu plus de 30 % à des métaux industriels. La diversification des importations a d’abord obéi à une logique économique. Ainsi, au milieu des années 2000, pour faire face à l’explosion des coûts du nickel de qualité venu de la Russie ou du Canada, les sidérurgistes chinois ont mis au point la fonte au nickel produit à partir de latérites pauvres importées d’Indonésie. Cette volonté de se prémunir des chocs d’offre explique la stratégie de stockage stratégique, dans tous les domaines. La réserve nationale de porc, par exemple, est déstockée dès que le ratio entre le prix de la viande et celui des céréales dépasse six.

Au fil des années, l’importance accordée aux ressources naturelles a pris une dimension de souveraineté. L’objectif est clairement de réduire la dépendance du pays à des importations essentielles dans les chaînes de valeur. L’hélium, le quartz et le néon sont emblématiques à cet égard. La Chine a réalisé une percée dans l’hélium ultra-pur à partir de gaz naturel, lui permettant d’être autosuffisante à plus de 50 % d’ici 2028, alors qu’elle dépendait des Etats-Unis. Sur le quartz, le seul gisement de très haute pureté connu jusqu’ici était situé en Caroline du Nord. Mais, en avril 2025, la Chine a découvert deux gisements domestiques. Enfin, alors qu’une pénurie de néon inquiétait l’industrie des semi-conducteurs après l’invasion de l’Ukraine, qui pesait la moitié du marché mondial, la Chine a augmenté sa production de 150 % en trois ans.

La politique américaine de contrôle des exportations dans la filière des semi-conducteurs a conduit à une remontée extrêmement rapide de la chaîne de valeur. La réaction de la Chine à la privation de puces a été extrêmement rapide, et presque viscérale. Les entreprises comme OpenAI louent des serveurs à des gestionnaires de data centers, Amazon ou Microsoft, qui achètent des puces conçues par Nvidia. Ces puces contiennent des cartes mémoires fournies par les sud-coréens Samsung Electronics et SK Hynix. Lesdites puces sont fabriquées par le fondeur taïwanais TSMC à l’aide de machines de lithographie dont le principal fournisseur est le néerlandais ASML.

Chacun de ces acteurs se trouvait jusqu’à maintenant dans une situation de monopole ou de duopole. Mais ChangXin Memory Technologies (CXMT), créé en 2016, est en passe de combler le retard que la Chine accusait sur les leaders de la carte mémoire. La puce Ascent de Huawei, sur laquelle Deepseek fait tourner ses modèles d’IA, est fabriquée par le fondeur SMIC en utilisant un processeur de 7 nanomètres. Shanghai Micro Electronics Equipment (SMEE) et Shenzhen Xinkailai Technology (SiCarrier), une filiale de Huawei, développent leur propre équipement lithographique.

L’extension des chaînes de valeur

Le mouvement traditionnel des économies développées est de remonter les chaînes de valeur, en relevant le positionnement de leurs gammes et en abandonnant certaines productions, délocalisées dans d’autres pays. Avec la Chine, les théories classiques de Ricardo sont devenues inopérantes : le pays produit encore 65 % des clous et 47 % des textiles mondiaux, tout en s’affirmant comme le champion des semi-conducteurs, des drones ou des véhicules électriques. Le meilleur indicateur de cette montée en puissance des chaînes locales est le recul du commerce dit de perfectionnement, qui permet d’importer des biens (matières premières, composants…), avec suspension ou exonération des droits de douane, pour les transformer, puis de réexporter les produits finis. Ce régime est tombé à 18 % des échanges en 2023, contre 53 % en 1998.

Jusqu’à la fin des années 2000, la Chine importait une large part du polysilicium en provenance des Etats-Unis et d’Europe, et se contentait d’assembler les modules de panneaux solaires dans lesquels il est utilisé, la valeur ajoutée restant limitée. A partir de 2006, la stratégie change du tout au tout. Des groupes locaux comme GCL investissent massivement pour intégrer l’amont de la chaîne et des droits de douane de 57 % sont imposés sur les importations de polysilicium américain. Résultat : alors qu’en 2004, la Chine pesait trois fois rien dans la production mondiale de ce composé chimique, les Etats-Unis dominant avec 54 %, elle en assure aujourd’hui 95 %, de même que 80 % des panneaux solaires et 98 % des plaquettes solaires.

Chez les industriels, une logique d’intégration verticale complète prévaut. BYD en est l’illustration la plus nette. Née en 1995 comme fabricant de batteries pour téléphones mobiles, l’entreprise rachète en 2003 le fabricant automobile Qinchuan et crée BYD Auto. En 2020, elle lance sa plateforme qui intègre un pack de batteries et un groupe motopropulseur bardé d’électronique. BYD internalise aussi les semi-conducteurs de puissance. En amont, le groupe sécurise ses approvisionnements de lithium avec des droits miniers au Brésil. Il a même fait construire des navires cargo pour exporter ses voitures dans le monde entier. Son concurrent Geely compte pas moins de 41 satellites en orbite basse, qui doivent permettre la fourniture de services de connectivité, de navigation et de loisirs.

Les effets d’échelle

Le cœur du productivisme repose sur les effets d’échelle qui permettent la baisse des coûts unitaires : la loi de Wright. L’effet d’échelle est d’abord fourni par la taille du marché national. A ce titre, la Chine montre ce qu’est un marché vraiment unifié, une leçon pour l’Union européenne mais aussi pour les Etats-Unis. Cette unification est considérée comme un acquis essentiel de la politique économique chinoise, comme l’a rappelé Xi Jinping lors de son discours du 1er juillet 2025 intitulé « Approfondir la construction d’un marché national unifié ». Les cinq piliers de cette politique concernent les institutions fondamentales, notamment la protection des droits de propriété, la concurrence loyale et les normes de qualité ; les infrastructures de marché, au travers de la logistique, des flux de capitaux et d’information ; les capacités d’intervention des collectivités locales ; la régulation et l’application de la loi ; et les facteurs de production, au prisme de leur libre circulation et de leur allocation efficace.

Dans ce marché, tout est pensé pour la standardisation. L’organisme national de normalisation (SAC), rattaché à l’administration d’Etat pour la régulation des marchés (SAMR), programme, consulte puis publie le standard national, le GB, ou GuoBiao, l’équivalent de notre NF. L’objectif est simple et industriel : rendre compatibles les composants partout en Chine, fluidifier l’homologation et permettre des séries longues qui abaissent les coûts unitaires. C’est cette standardisation qui permet la production d’infrastructures à un coût très compétitif. Le réseau de train à grande vitesse obéit à ces principes. Le système est bâti à plus de 80 % sur des viaducs en béton, sans ballast. Les gares se ressemblent toutes parce que la norme nationale (TB 10100) et le guide de station-ville 2024 imposent la même grammaire : flux séparés avec entrée des voyageurs en haut, sortie en bas, en sous-sol, vers les connexions urbaines, et bâtiments modulaires réplicables.

Le modèle de développement économique de la Chine comporte beaucoup d’autres facettes. Une concurrence exacerbée entre les entreprises, les individus et les villes. Une myriade de sous-traitants manufacturiers ultra-flexibles. Un protectionnisme à géométrie variable. Une méfiance pour la finance. Un crédit et un investissement fléchés. Mais toutes ces caractéristiques ne sont orientées que vers un seul but : le productivisme.



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Author : Robin Rivaton

Publish date : 2025-11-04 17:00:00

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