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« Arrêtons de croire qu’il faut à tout prix préserver notre modèle social » : le regard percutant de François Facchini

« Arrêtons de croire qu’il faut à tout prix préserver notre modèle social » : le regard percutant de François Facchini

Tard dans la nuit du 3 novembre, les députés ont dû se rendre à l’évidence : avec plus de 2 300 amendements restants à examiner, le vote solennel sur la partie « recettes » du projet de loi de finances 2026 (PLF), prévu le lendemain, n’aura pas lieu. Alors que la France affiche un déficit public de 169,7 milliards d’euros (soit 5,8 % du PIB) et demeure le pays le plus taxé de l’OCDE (43,8 % du PIB en prélèvements obligatoires), une question a cristallisé le débat public pendant une dizaine de jours : faut-il encore davantage imposer les plus riches ?

En attendant la reprise des discussions, fixée au 12 novembre, l’économiste François Facchini, professeur à la Sorbonne (Paris I), dresse un premier bilan sans concession. Pour ce spécialiste de l’histoire de la fiscalité et des dépenses publiques, les débats – à l’Assemblée comme dans l’espace public – ne sont pas du tout à la hauteur des enjeux budgétaires du pays. Que la taxe Zucman et la fiscalité des plus riches s’imposent comme le sujet majeur de cette séquence politique est la preuve, affirme-t-il, que la France demeure une « société de rente » dont les élites ont été « éduquées à l’orthodoxie keynésienne » qui, au lieu d’encourager l’innovation et la création richesse, incite plutôt à « capter les avantages et les privilèges distribués par l’État ». Entretien.

L’Express : Après un peu plus d’une semaine de débats, les députés n’ont pas pu achever l’examen de la première partie du projet de loi de finances. Quel premier bilan tirez-vous de cette première séquence ?

François Facchini : La première leçon à tirer porte sur le Rassemblement national, qui est sorti de son ambiguïté stratégique, en esquissant une première représentation de son idéologie économique et fiscale. Le RN a soutenu, aux côtés de La France insoumise, de nombreuses taxes supplémentaires. Ça éclaire le type de politique que le RN pourrait mener s’il arrivait au pouvoir. Cette collusion des deux extrêmes fait penser à ce que disait l’économiste Friedrich Hayek dans La route de la servitude (1944). Il expliquait en particulier que la politique n’est pas une droite linéaire, avec la gauche d’un côté et la droite de l’autre, mais un cercle où les deux extrêmes finissent par se retrouver. Sur les questions fiscales, c’est très clair : on fait face au même populisme économique.

En voulant taxer le capital, LFI et le RN ignorent une règle économique de base, selon laquelle le capital génère des gains de productivité, ces gains de productivité entraînent la hausse des salaires, et la hausse des salaires augmente le pouvoir d’achat. S’il n’y a rien d’étonnant à ce que La France insoumise s’attaque au capital, c’est plus surprenant de la part de Marine Le Pen, qui prétend faire du pouvoir d’achat l’un des fers de lance de son programme. Taxer le capital sans comprendre que l’on va amputer le pouvoir d’achat est une erreur économique courante, qui rappelle l’absence de théorie de capital chez un auteur comme Keynes.

Quel regard portez-vous sur la stratégie du gouvernement et du bloc central, qui a consisté à chercher un compromis avec le Parti socialiste en mettant en pause la réforme des retraites et en acceptant de lâcher du lest sur la question de la justice fiscale ?

Au fond, ce qui m’a le plus frappé pendant ces discussions budgétaires, c’est l’absence totale d’intérêt, chez les députés, à l’égard du fonctionnement réel de l’économie de marché. Le bloc central, qui devrait jouer ce rôle et s’opposer au consensus keynésien du « toujours plus de demande, toujours plus de consommation », semble incapable d’y opposer une théorie économique convaincante. De la même manière, ils n’opposent aucun argument philosophique à l’égalitarisme ambiant, à droite comme à gauche. Et c’est la même chose pour les Républicains, qui ont proposé au vote de prolonger la taxe exceptionnelle sur les revenus. Ce genre de proposition ne devrait pas venir de ce parti. Et je ne parle pas du MoDem, dont un député a porté un amendement pour étendre l’impôt sur la fortune, repris ensuite par le Rassemblement national. J’en conclus que même le centre et la droite ne sont pas beaucoup plus favorables au capital.

C’est l’avènement du socialisme par l’impôt.

Il y a une forme de consensus sur l’idée selon laquelle il est acceptable de taxer toujours plus le capital. Or, cela entre en contradiction avec les conclusions des économistes qui ont travaillé sur la question de la mobilité du capital : parce que le capital est plus mobile que le travail, on s’expose, à moyen et long terme, à des stratégies d’évitement fiscal qui sont très bien documentées dans la littérature.

Une grande partie des discussions budgétaires se sont concentrées sur la taxation des plus riches et la nécessité de les faire participer davantage à l’effort budgétaire. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

C’est l’avènement du socialisme par l’impôt qui ne dit pas son nom : l’ensemble du spectre politique semble d’accord pour dire qu’un impôt juste est nécessairement un impôt qui touche principalement les plus riches. Pourtant, les économistes ont longtemps débattu sur ce que signifie la « justice fiscale », ce qu’explique très bien Philippe Nemo dans son livre sur la philosophie de l’impôt. Pour résumer, il y a deux manières de concevoir l’imposition : par la capacité contributive, où chacun paie selon ses moyens, comme c’est le cas aujourd’hui en France ; par le principe d’équivalence, qui affirme que nul ne devrait contribuer au-delà de ce qu’il reçoit en dépenses publiques.

L’économiste français du XIXe siècle, Paul Leroy-Beaulieu, illustre ces deux conceptions avec la métaphore suivante : nous sommes des convives à une même table, soit chacun paie selon ses revenus, soit chacun paie selon ce qu’il a commandé. Mais, ajoute-t-il, si on demande à un convive de ne pas dîner avec nous mais de régler la note, il risque de ne pas revenir au prochain repas. Autrement dit, l’injustice fiscale engendre l’exil fiscal. Et plus les contribuables quittent le pays, plus l’assiette fiscale se réduit. D’autant que les autres États rivalisent pour attirer les capitaux productifs français. Il faut ajouter à cela ce qu’on appelle l’effet d’éviction : si un pays n’est plus attractif, alors les citoyens les plus entreprenants se disent qu’ils ne pourront pas tirer tous les bénéfices de leur prise de risque, et vont préférer renoncer à leur projet. Ils vont choisir le salariat, le travail associatif ou la fonction publique, et se détourner de l’aventure entrepreneuriale.

Or, la croissance et la prospérité dépendent très précisément de cette classe entrepreneuriale dynamique, capable d’assumer les risques et de gérer l’incertitude. Taxer le capital et l’entrepreneuriat, c’est freiner la création de valeur, l’innovation et, à terme, les conditions mêmes de notre prospérité collective.

Comment expliquez-vous que personne ou presque, dans le paysage politique français, ne tienne ce discours ?

Parce que nos élites ont été éduquées à l’orthodoxie keynésienne fondée sur la demande, qui postule qu’en distribuant de l’argent public, on stimule le pouvoir d’achat, et donc on favorise la croissance. L’erreur d’un tel raisonnement, c’est qu’il ne prend pas en compte qu’une demande n’est solvable que si elle résulte d’une création préalable de richesse. Très concrètement, le risque dans un pays comme la France, c’est de renforcer ce qu’on appelle la société de rente, c’est-à-dire une société où chacun espère vivre du travail d’autrui en transférant sur les autres le coût de son propre niveau de vie. Le problème avec un tel système, c’est qu’il n’incite pas les gens à innover et à créer de la richesse, mais à devenir des entrepreneurs sociaux et politiques, à créer des groupes d’intérêts dont l’objectif est de capter les avantages et les privilèges distribués par l’État, via des subventions, des avantages fiscaux, des réglementations qui protègent de la concurrence, etc.

Les débats budgétaires prouvent que la France est une société de rentes.

C’est pour cette raison que les députés s’intéressent si peu au processus, à la dynamique de création de richesse. Dit plus simplement, ils ne cherchent pas à savoir comment augmenter la taille du gâteau, mais comment on répartit les parts le plus « justement » possible. Si les débats budgétaires de ces derniers jours prouvent une chose, c’est bien que la France est une société de rentes. C’est précisément ce que l’économiste américain William Baumol soulignait, au début des années 1990, pour expliquer le retard de développement de la Chine : les institutions y incitaient les plus talentueux à entrer dans la politique pour défendre leurs rentes et leurs monopoles légaux, plutôt que de les inciter à innover, à créer de nouveaux biens, à répondre à la demande des consommateurs, bref, à exercer les activités typiques de l’entrepreneur et de l’innovateur. C’est exactement l’impasse dans laquelle est enfermée le pays.

Comment expliquer la presque absence de remise en cause de cette orthodoxie keynésienne ?

On peut analyser la situation française avec la notion de « dépendance au sentier », empruntée à l’économie industrielle, qui établit que lorsqu’on s’engage dans une voie technologique, on écarte toutes les autres options, au risque de s’enfermer dans une situation de verrou technologique. Lorsqu’on applique ce concept aux institutions, la même logique prévaut. En 1946, la France a reconstruit son modèle social sur un système très redistributif, fondé sur la répartition des retraites et la Sécurité sociale.

L’approche idéologique qui a mené à ce choix institutionnel est née dans les années 1930, dans une période de crise, et postule que le gouvernement peut soutenir la croissance et piloter le progrès économique. En partant de ce principe, le progrès économique, perçu comme la condition du progrès social, ne serait pas seulement l’affaire des entrepreneurs, mais aussi d’une élite politique formée à la théorie économique, à l’image d’un Pierre Mendès France, grand économiste keynésien. C’est cette vision qui a structuré la formation de nos élites à l’ENA, aujourd’hui à l’INSP, ainsi que le recrutement de nos professeurs d’économie. Et comme, en plus de cela, la France est un pays très centralisé, on finit par ne recruter que les mêmes profils, marqués par les mêmes biais intellectuels. Et on le voit encore aujourd’hui dans la manière dont on enseigne le droit et l’économie.

C’est ce que l’économiste Bryan Caplan a montré dans un article académique célèbre, en 2003, publié dans l’European Journal of Public Economy, où il introduit le concept d’Idea Trap, qu’on pourrait traduire par « impasse idéologique ». Ce concept sert à décrire comment les acteurs politiques ont tendance à réagir aux problèmes actuels avec les mêmes idées qui ont conduit à ces problèmes. C’est ce qui se passe aujourd’hui en France : on tente de régler les problèmes liés au poids de nos dépenses publiques et de l’État par… plus d’État, de fiscalité et de dépenses publiques. Pour sortir d’un tel cercle vicieux, il faut changer de logiciel intellectuel, comprendre que si la cause de nos problèmes réside dans des dépenses publiques trop élevées, alors la solution ne peut plus être de financer la dette par l’impôt, en augmentant les dépenses à l’infini.

Pourquoi est-ce si difficile de faire sauter ce verrou idéologique et institutionnel ?

Parce que dans une situation d’impasse idéologique, il est très coûteux de remettre en question le consensus. En France, cela se traduit par le fait qu’on ne cherche pas à remettre en cause la sphère d’intervention de l’État, mais seulement à améliorer ses modalités d’intervention. Mancur Olson, un économiste de la théorie des choix publics, parle de « sclérose institutionnelle ». Ça s’applique parfaitement à la situation de la France aujourd’hui : les groupes d’intérêt, les syndicats, les partis politiques, les grandes entreprises, les acteurs associatifs, culturels, tout le monde s’accorde sur la nécessité de ne pas réformer en profondeur par crainte de perdre ses privilèges.

Il faut en finir avec l’idée selon laquelle il faudrait « à tout prix » préserver notre modèle social.

On en revient à la métaphore du gâteau. Quand on considère que la taille du gâteau est fixe, tout gain se fait nécessairement au détriment d’autrui. Dans une société ouverte et dynamique, au contraire, l’efficience permet de créer de la richesse, et donc de s’enrichir sans léser autrui. Le fait que nous soyons dans une société fermée explique certainement la montée des populismes, de droite comme de gauche, nourris par la paralysie du système, le blocage des mobilités sociales, l’antiélitisme, et le sentiment que seuls les riches et plus généralement les élites, la « France d’en haut », profitent des privilèges de l’État.

Comment casser ce cercle vicieux ?

Il faut en finir avec l’idée selon laquelle il faudrait « à tout prix » préserver notre modèle social, qui n’a rien de juste ou d’égalitaire. C’est une société de rente où ceux qui sont proches du pouvoir tirent leur épingle du jeu, tandis que les autres restent exclus, ces fameux « sans voix ». Dans une société de cour d’Ancien Régime, le roi distribuait ses grâces. Aujourd’hui, c’est l’État. Or, c’est exactement ce système de privilèges qui a explosé en 1789. Tant qu’on n’aura pas compris qu’il faut construire une société ouverte, fondée sur la dynamique et l’efficience, et non sur la redistribution d’un gâteau fixe, la France restera prisonnière du statu quo. L’impasse idéologique dans laquelle elle se trouve continuera à nourrir ce statu quo, la sclérose institutionnelle et finalement, le décrochage de son économie.

Vous êtes donc pessimiste…

Pas forcément ! La mondialisation et Internet cassent l’horizontalité dans la production et la diffusion de la connaissance. Cela pourrait favoriser l’émergence d’idées disruptives. Dans The Rhetoric of Economics, l’historienne de l’économie Deirdre McCloskey écrit que la première étape pour un intellectuel, c’est qu’on lui donne la parole. Or, pendant longtemps en France, avec son système universitaire et administratif très hiérarchisé et sélectif, l’accès à la parole publique était difficile. Aujourd’hui, avec l’intelligence artificielle, les non-initiés ont accès gratuitement et facilement aux publications d’universitaires du monde entier. Ça permet de passer outre ce que l’on peut appeler le « clergé intellectuel » traditionnel, certifié par l’État via ses concours et ses diplômes. Grâce aux réseaux sociaux, n’importe qui peut s’exprimer – pour le meilleur comme pour le pire. C’est ce qui laisse l’espace pour qu’apparaissent, dans le débat public, des voix qui portent un discours alternatif au consensus keynésien et à l’idée qu’il faudrait « quoi qu’il en coûte » sauver le modèle social mis en œuvre à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Enfin, lorsqu’un pays décline, accumule de la dette, des déficits, du chômage, de l’inflation, comme c’est le cas en France, des « entrepreneurs politiques » peuvent émerger et proposer une nouvelle offre. C’est ce qui s’est passé dans l’Argentine péroniste, qui est un exemple on ne peut plus pur de société de rente, marquée par la corruption généralisée et l’idéologie dirigiste. L’arrivée de Milei est un parfait exemple de disruption, même si on ne sait pas encore s’il va réussir sur le long terme. Un peu à la manière de Milei, en France, le changement viendra sûrement d’un moment de rupture.



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Author : Baptiste Gauthey

Publish date : 2025-11-06 19:00:00

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