Le 16 novembre prochain, cela fera un an que l’écrivain Boualem Sansal est emprisonné en Algérie. Mardi 4 novembre, les jurés du Goncourt sont apparus au restaurant Drouant en arborant un badge « Je suis Sansal », tandis que les membres du Renaudot décernaient leur prix dans la catégorie « poche » à son livre Vivre. Le compte à rebours (Folio). Le 11 octobre dernier, l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique avait élu Boualem Sansal parmi ses quarante membres. Son Secrétaire perpétuel, le poète et médecin Yves Namur, explique à L’Express les raisons de ce choix. L’Académie française, quant à elle, a préféré rester en retrait. Alors qu’un de ses « Immortels », Jean-Christophe Rufin, avait milité pour l’élection de Sansal…
L’Express : Comment l’idée d’élire Boualem Sansal vous est-elle venue ?
Yves Namur : Entre notre académie et Boualem Sansal, c’est déjà une vieille histoire. En 2007, nous lui avons décerné le prix Nessim Habif, qui récompense un auteur ou une autrice hors de France dont les œuvres sont dignes de la littérature française. Avant lui avaient été distingués Jorge Semprun, Philippe Jaccottet ou Nancy Huston ; après 2007, Milan Kundera, Amin Maalouf, Patrick Chamoiseau, l’Iranienne Négar Djavadi ou Emmanuel Dongala.
Nous avions couronné Sansal pour l’ensemble de son œuvre mais surtout pour son roman Le village de l’Allemand, l’histoire de deux frères, nés d’une mère algérienne et d’un père allemand. Dans son argumentaire de l’époque, l’un de nos académiciens, Pierre Mertens, avait bien exprimé notre sentiment qui reste d’actualité. Je le cite : « On reste sans voix devant la maîtrise et la lucidité d’un tel récit qui, à l’intérieur du triangle des dernières explosions de l’Histoire, relie dans une synthèse audacieuse la Shoah, la guerre d’indépendance algérienne et l’intégrisme islamiste au cœur des banlieues françaises. Boualem Sansal démontre que la meilleure littérature peut aussi nous conduire face au plus aigu des examens de conscience. »
Yves Namur, le secrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue et de littérature françaises
Quel souvenir gardez-vous de la remise du prix ?
Je me souviens très bien de la cérémonie au cours de laquelle nous avions remis son prix à Boualem Sansal et de sa présence parmi nous. Durant cette réception, il avait été interpellé par deux hommes menaçants qui s’adressaient à lui en arabe. « Ne vous inquiétez pas », nous avait-il dit, nous expliquant qu’il s’agissait de membres de l’ambassade d’Algérie en Belgique, probablement mécontents qu’il soit distingué pour cet ouvrage qui brisait un tabou officiel concernant la décennie noire dans ce pays. Un déjeuner avait suivi. C’est la seule fois où je l’ai rencontré. J’avais été frappé par sa façon si douce de parler, par son visage et son regard.
Boualem Sansal a été élu au fauteuil 37. À qui a-t-il succédé ?
À l’instar de l’Académie française, l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique compte quarante membres. Dix fauteuils sont réservés aux écrivains étrangers. Parmi eux, il y eut Colette, Marguerite Yourcenar, Jean Cocteau, Marie-Claire Blais, Dominique Rolin, Julien Green… Mais aussi une Algérienne, Assia Djebar, que nous avons élue en 1999, six ans avant les quarante du Quai Conti. Elle aussi a été très critiquée en Algérie pour son documentaire La Nouba des femmes du Mont Chenoua, en 1979.
Aujourd’hui siègent parmi nous Philippe Claudel, président de l’Académie Goncourt, Sylvie Germain, Éric-Emmanuel Schmitt, Gérard de Cortanze et Fatou Diome. Le fauteuil 37 a été occupé par Georges Duby, Mircea Eliade et la Princesse Bibesco. Puis par l’écrivain Michel del Castillo, l’auteur de Mon frère l’idiot, qui est mort en décembre 2024. Pour lui succéder, certains d’entre nous pensaient déjà à Boualem Sansal.
Y a-t-il eu des débats entre vous autour de son nom ?
Certes plusieurs noms ont été proposés, puis deux noms retenus, et le choix de Boualem Sansal s’est imposé d’emblée. Il a bénéficié de ce que nous appelons, une élection de « maréchal » malgré la qualité de celui qui lui faisait face.
A-t-il été informé de son élection ?
Son épouse lui a transmis notre courrier annonçant son élection. Et nous avons également demandé à l’ambassadeur de Belgique en Algérie de l’informer et de lui rendre visite en prison.
En décembre 2024, l’Académie française avait rejeté la proposition d’un de ses membres, Jean-Christophe Rufin, d’élire Boualem Sansal. Comment réagissez-vous à cette décision ?
Si je voulais rompre avec l’excessive modestie de notre institution, je dirais que nous avons peut-être été plus courageux et plus audacieux que nos consœurs et confrères français… Notre académie est certes plus jeune que l’Académie française : elle a été fondée en 1920, mais elle a très souvent été avant-gardiste, pensez à l’élection de Colette dans les années 30. À la différence de l’Académie française, on y est coopté : on n’y candidate pas. Et, Belges, nous n’avons pas la même histoire que la France avec l’Algérie, d’où cette réserve possible. Nous sommes probablement plus libres de nos choix et mouvements. En 2013, l’Académie française a attribué à Boualem Sansal son Grand Prix de la francophonie et le Grand prix du roman en 2015 pour son livre 2084… sept ans après notre prix Nessim Habif. De même que nous avons élu Assia Djebar en 1999, six ans avant nos homologues français, ou Marguerite Yourcenar une dizaine d’années avant le quai Conti.
En France, certains accusent Sansal d’ »alimenter un discours d’extrême droite à l’égard des immigrés et des musulmans ». La dénonciation de son emprisonnement passant, dans leurs propos, au second plan. Quel regard portez-vous sur ce discours assez répandu dans une certaine gauche ?
Rien ne justifie que l’on emprisonne un écrivain. Ceux qui tiennent ce genre de propos devraient lire les livres de Boualem Sansal avant de proférer de pareilles bêtises. Tout comme les extrémistes qui tentent de récupérer cet écrivain de haute voltige. Il faut du courage et de la clairvoyance pour écrire ce qu’il écrit. Dans Le village de l’Allemand, ne cite-t-il pas un extrait du Si c’est un homme de Primo Lévi ? Cela n’est-il pas réponse à tous ces dénigrements ?
Vous savez, quand on veut noyer un chien, on dit qu’il a la rage ! Lisons Sansal et faisons avec lui l’éloge de la liberté.
Le 23 janvier dernier, au Parlement européen, 48 eurodéputés se sont abstenus lors du vote de la résolution commune exigeant la « libération immédiate et inconditionnelle » de Boualem Sansal et 24 ont voté contre (mais 533 ont voté pour). Parmi les opposants à ce texte, l’insoumise Rima Hassan, dont le nom a été choisi cet été par des étudiants en droit de l’Université libre de Bruxelles (ULB) pour désigner leur nouvelle promotion. Rima Hassan a justifié son choix en disant « s’opposer à l’instrumentalisation qui est faite ». Que vous inspire la défense de ceux qui disent ne pas vouloir « faire le jeu de » ou des partisans du « oui, mais… » ?
Dans ce « oui, mais », il y a un mot de trop : « mais » ! Et fort heureusement, la grande majorité des députés européens tiennent encore, je l’espère, à cette liberté d’expression.
La Belgique est mise à rude épreuve par l’islamisme. Récemment, un projet d’attentat djihadiste, ayant recours à des drones et visant notamment le premier Ministre Bart De Wever, a été déjoué. Votre Académie a-t-elle subi des menaces depuis l’élection de Boualem Sansal ?
Aucune intimidation ne mérite qu’on en fasse état ici. Qui plus est, nous assumons ce choix au nom de la francophonie et sa littérature.
Un autre écrivain franco-algérien est pourchassé : Kamel Daoud, dont le roman Houris, sur la guerre civile algérienne, obtenait le prix Goncourt il y a un an. Songez-vous à lui pour une prochaine élection ?
Kamel Daoud, comme Boualem Sansal, a osé s’attaquer à un tabou : la guerre civile algérienne des années 90. L’un et l’autre sont poursuivis au nom de l’article 87 bis du Code pénal algérien adopté en 1995 et qui définit le terrorisme. Au fil du temps, il a été complété et vise désormais toute personne « portant atteinte à l’intégrité du territoire national ou d’inciter à le faire, par quelque moyen que ce soit ». Un écrivain mettant des mots sur une réflexion de société ou une réalité tue par les autorités entre désormais dans la catégorie « terroriste » !
Le poète que je suis sait le lourd tribut payé par mes confrères algériens lors de la guerre civile en Algérie. Beaucoup d’entre eux ont été assassinés, pensez à Jean Sénac, à Youcef Sebti et tant d’autres. Par ailleurs, n’oubliez pas un point important dans la vie de Boualem Sansal, qui est très bien expliqué dans le volume de la collection Quarto chez Gallimard réunissant certains de ses romans : les Sansal sont des Berbères originaires du Rif, région du Maroc limitrophe de l’Algérie. Les Rifains ont la réputation d’être d’ »éternels rebelles ».
Quant à penser à Kamel Daoud élu un jour dans notre Académie, seul le temps y répondra !
Parmi les personnalités qui ont siégé à l’Académie royale de langue et de littérature françaises, au fauteuil n° 26 (celui de Georges Simenon et aujourd’hui d’Amélie Nothomb) figure un illustre belge : le sinologue Simon Leys, de son vrai nom Pierre Ryckmans, qui fut le premier à montrer l’horreur de la révolution culturelle maoïste. Pour avoir dit la vérité, il fut accusé par l’intelligentsia de « répandre des mensonges fabriqués par la CIA » et victime d’une cabale. Voyez-vous des points communs entre l’auteur des Habits neufs du président Mao et celui du Village de l’Allemand ?
Le parallèle entre Simon Leys et Boualem Sansal me paraît tout à fait justifié. Ce sont deux figures de la liberté d’expression. Sur Mao, Simon Leys avait raison avant tout le monde. On se souvient de son intervention lors de l’émission Apostrophes de Bernard Pivot, en 1983. À une invitée qui vantait les charmes du régime maoïste, il avait répondu : « Je pense que les idiots disent des idioties, comme les pommiers produisent des pommes. »
La liberté d’expression régresse-t-elle en Europe ?
Nous assistons effectivement à l’effondrement des libertés, et même à leur écrasement. Cette régression ne s’observe pas qu’en Europe. La censure repousse toujours comme une mauvaise herbe si on n’y prend pas garde. Avant de devenir pape sous le nom de Pie II, au milieu du XVe siècle, Enea Silvio Piccolomini avait écrit un roman érotique, L’histoire de deux amants, qui a connu un grand succès en son temps. Puis, cette œuvre a longtemps été cachée, censurée, jusqu’à ce qu’on l’exhume quatre siècles plus tard ! L’homme, et tout particulièrement les artistes et écrivains, sera toujours confronté à cet étranglement de la pensée.
Avez-vous eu des nouvelles récentes de Boualem Sansal ?
J’en ai eu de façon incidente. Je sais qu’il fait de la gymnastique dans sa cellule, qu’il garde le moral et a demandé qu’on lui apporte l’œuvre de Victor Hugo.
Son fauteuil est pour le moment vide. Comment vivez-vous cela ?
Depuis son arrestation, chaque séance de l’Académie, chaque colloque que nous organisons s’ouvre par une évocation de Boualem Sansal. Il nous faut toutes et tous rester éveillés, lutter contre l’oubli, lutter pour la liberté… et le lire.
Gardez-vous encore espoir qu’il puisse siéger parmi vous ?
Nous l’espérons ! Son discours de réception sera prononcé par notre confrère Jean-Luc Outers qui est un de ses amis. C’est généralement durant l’année qui suit l’élection et ce, en présence du nouvel élu. Mais si son absence devait durer, nous réfléchirons à une cérémonie qui se tiendrait devant le fauteuil n° 37 vide, dans la salle du trône du palais des Académies. Il est trop tôt pour se prononcer et nous formulons, pour Boualem Sansal, une année 2026 faite de lumière et de liberté.
Hormis Le village de l’Allemand, y a-t-il un autre livre de Boualem Sansal que vous conseillez de lire ?
Un texte assez resserré, Poste restante, Alger. On y lit cette phrase presque prémonitoire : « … La dictature policière, bureaucratique et bigote… ne me gêne pas tant que le blocus de la pensée. Être en prison, d’accord, mais la tête libre de vagabonder… » C’était en 2006, il y a quasi vingt ans.
Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/boualem-sansal-elu-a-lacademie-de-belgique-nous-avons-peut-etre-ete-plus-courageux-que-nos-confreres-RVN4DLPQ4VHILOXKWENADOGHD4/
Author : Sébastien Le Fol
Publish date : 2025-11-07 11:00:00
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